Accueil > Avril-Mai 2017 / N°40

Le blog augmenté d’Éric Piolle

#Transition piège à cons

Récit imaginaire à partir de faits réels.

25 février : les bibliothécaires grévistes de Grenoble ne lâchent rien. Après neuf mois de lutte, ils continuent à réclamer la réouverture des bibliothèques Prémol et Hauquelin, et le maintien de l’Alliance telle qu’elle existe actuellement. En plus ils épient tous nos faits et gestes. Alors, après une première tentative ratée, à cause de la présence d’opposants, on est obligés d’organiser le déménagement de la bibliothèque Prémol en catimini. Un samedi des vacances scolaires, on a demandé à un prestataire privé de vider tous les livres du lieu. Une bibliothécaire, pensant qu’un cambriolage avait lieu, a même appelé la police, qui est venue puis est repartie après avoir compris que la Ville était derrière l’opération. Des fois, les #Transitions doivent se faire discrètement.

5 mars : innovation mon amour ! Aujourd’hui, on invente encore des nouvelles « modalités de participation citoyenne » à propos du projet urbain sur le quartier Flaubert. On va faire plein de petits groupes ! Des «  ateliers de co-conception, menés en groupes réduits », avec des méthodes «  ludiques et interactives, [qui] visent effectivement à interpeller le public, à bousculer les codes habituels de la concertation en autorisant la population à se questionner sur son comportement dans l’espace, prioriser les envies, les désirs, etc. » Ces râleurs de Vivre à Grenoble, définitivement bloqués dans des schémas de pensée du XXème siècle, n’ont toujours rien compris. Dans un communiqué, l’association s’alarme de la disparition du «  comité de suivi et de concertation [...], la seule instance qui offrait une vue globale de la ZAC. […] Dans cette co-construction en trompe-l’oeil et comme ce fut souvent le cas par le passé, les participants devront donc se contenter de donner leur avis sur l’emplacement ou la couleur des bancs sur l’espace public. » Encore des aigris qui n’ont rien compris aux enjeux de la #Transition. Ici comme ailleurs, « nous inventons une nouvelle façon de vivre la ville ».

7 mars : c’est la gloire ! Une fois de plus, ma binette apparaît dans plusieurs médias nationaux. Dans deux jours commence la Biennale des villes en #Transition, que la ville organise avec le soutien de pléthore de médias (Le Point, We Demain, Batiweb, Ecologik, Mediaterre, Terre-TV). J’ai donc droit à une interview élogieuse dans Le Point et même à mes vingt minutes de gloire sur BFM Business. Face à l’intervieweuse qui enchaîne les remarques insolentes (comme «  Vous êtes un peu un modèle de ce qu’on cherche à faire »), je peux raconter ce que je veux ! J’explique ainsi qu’ « au sein de notre majorité ça se passe très bien. On est la seule ville en France, avec peut-être Montpellier, à avoir un seul groupe dans la majorité. » Pas un mot sur les nombreux militants déçus, les multiples démissions du Parti de gauche pour protester contre la ligne municipale, ou l’exclusion récente de deux conseillers municipaux qui s’étaient abstenus sur le budget. C’est ça qui est pratique avec les médias nationaux qui ne connaissent rien au local : on peut raconter n’importe quoi. J’en profite, et explique aussi ma vision de la fameuse #Transition : « Chacun peut faire des choses extraordinaires porteuses de sens, mais chacun a l’impression que c’est une étoile dans la pénombre, ou une goutte d’eau. En fait toutes ces gouttes d’eau forment une vague, et toutes ces étoiles forment une galaxie ». Mes discours sont d’ailleurs un peu comme des étoiles filantes : pendant que vous les écoutez, vous pouvez faire des vœux.

9 mars : avec la #Transition, on est tous ensemble, tous ensemble. Pas de conflits de classes, pas de luttes sociales, pas de discours sur de potentiels intérêts divergents. Pour tout vous dire, le parrain de la Biennale c’est Nicolas Hulot. Je le like : il y a un mois, j’avais lancé un appel national pour qu’il soit candidat à la présidentielle à la place de Mélenchon, Hamon et Jadot. Lui adore les grandes marques, moi aussi : la Biennale a pour partenaires financiers des grandes entreprises comme Poma (le roi du pylône), Vicat (le roi du béton), Area (le roi de l’autoroute), Eiffage (le roi des chantiers) et Citéos (filiale de Vinci, le roi des aéroports). Forcément ça fait râler les grincheux, comme Alternatiba, association qu’on a pourtant intégrée au pilotage de la biennale : «  comment se fait-il que les collectivités territoriales soient obligées de dépendre de ces grandes entreprises dont les valeurs vont à l’encontre de celles portées par l’événement ?  » (Place Gre’net, 12/03/2017). Que voulez-vous ? On ne peut pas contenter à la fois Grenoble Ecole de Management, un de nos partenaires, et des gauchistes comme le syndicat Sud. Dans un communiqué, ils font preuve de bien peu de bienveillance : « Comment parler de transition sans aborder la question de la production des richesses et de leur répartition ? En ne comptant que sur les solutions individuelles, il y a un risque de discrimination d’une partie de la population n’ayant pas les ressources adéquates du fait de leur position sociale et des contraintes vécues et subies. La dilution des responsabilités concrètes des décideurs actuels doit être questionnée. »

11 mars : cette biennale, c’était avant tout du blabla mondain, tables rondes, séminaires et autres ateliers. Mais aujourd’hui on va se dégourdir les jambes : il y a une véloparade pour promouvoir la #Transition. Et, comme pour beaucoup d’autres événements de la biennale, c’est le bide : il y a à peine plus de cent personnes, dont beaucoup d’élus. Au même moment il y a une grande manifestation pour le droit au logement qui traverse toute la ville, réunissant plus de 500 personnes. Je dois bien l’avouer : parmi eux, il y en a pas mal qui ont voté pour moi. Il n’y a aucun élu de ma majorité par contre, et pour cause : ces manifestants critiquent aussi ma politique et appellent à la réquisition des logements vides. Il y a même le porte-parole national du DAL (Droit au logement) qui s’exclame : «  elle est où l’expérimentation de la ville de Grenoble, sur le droit au logement ? » Il faut que je me rende à l’évidence, ces deux manifestations symbolisent quelque chose. Toute ma communication autour de la #Transition intéresse quelques médias, mais pas trop les Grenoblois. Et je suis maintenant définitivement grillé avec toutes les personnes impliquées dans des luttes sociales.

17 mars : aujourd’hui, je suis encore à Paris pour les « entretiens 2017 de la communication politique  » organisés par France Culture. Je m’enflamme : «  la communication c’est créer du commun. Chercher des conspirateurs du changement pour avancer ». Je sais, moi aussi des fois je ne me comprends pas et je ne peux pas vraiment vous dire ce que signifie « conspirateurs du changement ». La prochaine fois j’essaierai : «  la communication conspiratrice, voilà le moyen d’avancer vers un changement commun  ». Pourquoi pas ?

22 mars : ce soir j’étais annoncé à une réunion publique organisée par l’Union de quartier Berriat-Saint-Bruno. La date avait même été fixée en fonction de mon agenda. Mais juste avant la réunion, les adjoints présents expliquent que j’ai eu un empêchement de dernière minute et que je vais peut-être arriver en cours de soirée. En fait, que dalle ! Pour tout vous dire j’avais prévu de ne pas y aller. Dans une « note préparatoire » datée du 20 mars retrouvée sur place, il est bien marqué « Eric Piolle : excusé ». Faut me comprendre : c’est quand même beaucoup plus agréable d’aller sur le plateau de BFM Business plutôt que de répondre à toutes les râleries d’habitants pas encore entrés en #Transition.

25 mars : sur mon fil Twitter, je relaie ce classement élogieux : Grenoble est classée « 4ème ville la plus cool de France ». C’est Merci Alfred, un site internet branché, qui le dit, après avoir étudié les bars, restos et sorties de toutes les villes de plus de 100 000 habitants. Enfin une bonne nouvelle ! Après la tôle aux prochaines municipales, on pourra se bourrer la gueule dans des rades un peu classieux.

27 mars : depuis début février, des dizaines de demandeurs d’asile occupent le camp Valmy, avec le soutien de l’assemblée des locataires, mal logé.es et sans logis. Au Conseil municipal du 6 mars, j’avais assuré que les « situations de ces personnes devaient être traitées avec soin  » et que je connaissais bien leurs problématiques. Trois semaines plus tard, il y a toujours une trentaine d’enfants non scolarisés, et ni toilettes ni douches aux abords du camp. Certains militants s’en émeuvent, mais ils n’ont pas compris qu’ici aussi «  nous inventons une nouvelle façon de vivre la ville  ». Comme disait Berlusconi aux rescapés d’un tremblement de terre logés sous tente, pourquoi ne pas voir ça du bon côté : «  il faut prendre ça comme un week-end en camping » ?