Fin octobre, une mobilisation écologiste a fait la une des médias : la contestation du projet de méga-bassine de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres. Les méga-bassines sont des gigantesques ouvrages de stockage d’eau, dont les projets de construction se multiplient ces dernières années. L’idée c’est de profiter de l’hiver et de pluies a priori abondantes pour les remplir (en pompant aussi dans les nappes phréatiques remplies) avant de les vider pendant les périodes chaudes et sèches pour les besoins des gros irrigants. En plus de perturber le fonctionnement des nappes phréatiques et d’impacter le milieu naturel et la biodiversité, ces méga-bassines servent avant tout à développer un modèle agro-industriel dévastateur.
Bref, leur contestation est tout à fait pertinente. Impulsé par les Soulèvements de la terre, le rassemblement du 29 octobre dernier a réuni plusieurs milliers de personnes (7 000 selon les organisateurs) malgré des interdictions préfectorales. Les « 1 700 gendarmes et 7 hélicoptères » mobilisés n’ont pas empêché les manifestants de rentrer sur le chantier, ce qui a entraîné une large médiatisation nationale, renforcée par la présence de certaines figures nationales de l’écologisme politicien (Yannick Jadot, Sandrine Rousseau, etc).-Bien que le chantier contesté se situe à plus de 600 kilomètres de la préfecture de l’Isère, certains élus grenoblois n’ont pas hésité à manifester leur soutien à la mobilisation. Le maire connecté de Grenoble Eric Piolle a tweeté : « Soutien à celles et ceux qui se mobilisent aujourd’hui contre les #MegaBassines à Sainte-Soline ! Ce projet qui profite à une poignée d’entrepreneurs de l’agro-industrie est un non-sens écologique et une fuite en avant. »
La néo-députée EELV Cyrielle Chatelain, nouvelle coqueluche de l’Assemblée nationale, y est aussi allée de sa prise de position virtuelle sur le réseau social d’Elon Musk : « La mobilisation contre les #bassines est indispensable. Ce qui se joue à #SainteSoline nous concerne tou.te.s. C’est le combat pour le respect et le partage de la ressource en eau, la lutte contre son accaparation [sic] par une agriculture productiviste. » Quant au sénateur toujours EELV Guillaume Gontard, il n’a pas non plus reculé devant un tweet engagé : « Soutien ! #eau #biencommun #TransitionAgricole. »
Quelles prises de position courageuses ! Ce qui est curieux, c’est que les mêmes étaient présents cet été pour la venue de Macron à Crolles, lors de l’annonce de l’extension de l’usine de STMicro et des 2,3 milliards d’euros d’argent public investis dans « le plus gros investissement industriel depuis les centrales nucléaires ». À l’époque, aucune mobilisation en vue, ni blabla sur le « non-sens écologique et la fuite en avant ». Au contraire, Piolle avait trouvé cette annonce « réjouissante » et les députés écolos avaient fait un communiqué pour « saluer cette annonce qui renforce notre souveraineté industrielle » (voir le précédent numéro).
Où est la logique ? Cela signifierait-il que STMicro pomperait moins d’eau que la méga-bassine de Sainte-Soline ? Raté : cet ouvrage, le « plus gros actuellement en chantier », selon les opposants, a pour but de stocker 650 000 m3 sur une année. STMicro et Soitec, les deux industriels des puces prévoient eux d’utiliser « 29 000 m3 d’eau par jour à l’horizon 2023-2024 », notamment parce que le nettoyage des plaques de silicium consomme énormément d’eau.
C’est-à-dire qu’en 22 jours de fonctionnement normal, les deux usines du Grésivaudan vident la méga-bassine de Sainte-Soline. Soit une consommation annuelle 16 méga-bassines par an !
Mais en-dehors de la quantité, il y a surtout une énorme différence au niveau de la qualité des eaux en jeu. Quand les méga-bassines agricoles se contentent de l’eau de pluie et du tout-venant des nappes phréatiques, les multinationales de la microélectronique ont besoin d’eau extra-pure et se servent dans les réservoirs de l’eau de Grenoble, réputée d’excellente qualité mais ne disposant pas de réserves illimitées. On avait documenté dans le dernier numéro comment les élus du Grésivaudan et de la Métropole étaient « prêts à nous assécher » pour subvenir aux besoins des fabricants de puces. Un article du prochain numéro (autour du chamboulement à venir de l’alimentation en eau des habitants de Crolles) illustrera encore la pression exercée sur la ressource en eau, tout comme cet extrait du rapport d’activités 2020 de la régie des eaux : « Certains travaux sont encore à réaliser dans l’urgence pour subvenir aux besoins des industriels (ST Microelectronics à Crolles et Soitec à Bernin) en répondant à la demande à très court terme. La sur-sollicitation des installations et l’absence de secours de cet approvisionnement augmentent les risques de rupture d’eau avec des impacts importants pour le territoire et même au-delà. »
Malgré ces « risques de rupture d’eau » et « leurs impacts importants pour le territoire et même au-delà », les élus écologistes ne se soulèvent pas ici contre « l’accaparement » de l’eau par les industriels des puces. Cela signifie-t-il qu’ils préfèrent la production d’accessoires pour téléphones intelligents, satellites invasifs, armes sophistiquées, voitures autonomes, à celle d’aliments ?
Malgré les critiques tout à fait fondées contre la culture intensive du maïs et l’agriculture industrielle promue par les méga-bassines, on pense que la production d’objets artificialisant le monde relève encore plus du « non-sens écologique et de la fuite en avant » que celle de bouffe, fut-elle de la « malbouffe ». À choisir, on préférera toujours bouffer du poulet aux hormones et des céréales aux pesticides que des plaques de silicium.
Notons d’ailleurs que l’ingénierie et l’industrie du semi-conducteur promeuvent le même type d’agriculture que les méga-bassines, en mettant sur le marché tout un tas de machines connectées, drones, capteurs intelligents, etc., favorisant l’avènement d’une agriculture 4.0 déshumanisée.
Force est de constater que dans un certain imaginaire écologiste militant, si la figure du grand agriculteur irrigant est associée au « mal », celle du start-upper ou industriel développant des applis et autres gadgets inutiles ou nuisibles ne suscite presque pas de réprobation – quand elle ne jouit pas d’une image positive. Est-ce parce que si le monde virtuel des réseaux venait à s’écrouler, nombre de ces militants se retrouveraient désœuvrés une bonne partie de leur journée – et n’auraient plus d’endroit où afficher leurs indignations contre les méga-bassines à 600 kilomètres de chez eux ? La tragi-comédie du rachat de Twitter par Elon Musk illustre bien la difficulté de nombre de personnes « engagées » à déserter ces déversoirs de haine, même quand elles deviennent propriété d’une personnalité qu’elles détestent. Au passage : ce fameux Elon Musk, « homme le plus riche du monde » bénéficie du savoir-faire de STMicro Crolles dont certains composants équipent ses satellites de Starlink envahissant peu à peu tout le ciel…
Bref, trêve de sarcasme. Dans le dernier numéro, on constatait l’absence totale de contestation de la nouvelle usine de STMicro, se limitant avant notre numéro à un texte de Pièces & Main d’Oeuvre et une pétition ayant réuni 56 signatures… Mais depuis, ça commence à frémir. Un nouveau collectif STop Micro (contact : stopmicro@riseup.net) s’est créé et appelle à un rassemblement le 14 décembre à 11h30 devant la Régie des eaux sous le mot d’ordre « De l’eau, pas des puces ! Contre l’aberration écologique de ce pillage de nos ressources communes et la complicité des institutions publiques ET pour une gestion sensée de l’eau. » Une grande action est en préparation pour ce printemps.
Et peut-être qu’un jour, la lutte contre les usines à puces, leur pillage des ressources et leurs produits nuisibles, deviendra aussi « tendance » que celle contre les méga-bassines...