Paroles, paroles, paroles… Depuis trois mois, tout le monde, même les gouvernants, soutiennent les « héros du quotidien », les caissières, les éboueurs, les livreurs, et bien sûr les soignants et soignantes. Il y a les applaudissements, les médailles, les annonces. Un « plan Ségur » pour l’hôpital. Une prime promise à certains. D’hypothétiques hausses de salaires. Et surtout des paroles, des paroles, des paroles.
Mais concrètement, comment fait-on ? Comment fait-on pour se battre pour des conditions de travail dignes ? Comment fait-on pour ne plus subir les absurdités du management, pour obtenir le matériel adéquat, pour ne plus venir bosser la boule au ventre ? Dans la plupart des professions en « première ligne », il y a peu de culture de lutte. L’empathie populaire n’a jamais débouché sur des hausses de salaire. Alors, partout, domine la crainte qu’une fois la vague des applaudissements et des beaux discours passée, tout redevienne comme avant. Ou, à cause de la « crise », peut-être même pire qu’avant.
Alors comment fait-on ? Les grands hôpitaux sont sous les projecteurs médiatiques, mais il y a aussi tous les petits établissements de santé, ceux dont on n’entend jamais parler. Parmi eux, l’Ehpad du Bon Pasteur à Saint-Martin-d’Hères, un établissement accueillant environ 68 résidents dans une grosse bâtisse charmante et un parc bucolique le long de la rue Paul Langevin. Paraît même que c’est l’ancienne « résidence d’été » des évêques de Grenoble. Aujourd’hui, la maison de retraite appartient à une institution catholique, la congrégation de Notre Dame de la Charité du Bon Pasteur possédant quatre autres Ehpad en France et de multiples biens immobiliers.
Autant dire que la contestation, c’est pas trop la culture de la maison. Et pourtant, depuis le 30 avril, une grève illimitée a débuté, suivie par une dizaine de salariées. Qui continuent quand même à bosser. Car quand elles font grève c’est une heure ou une demi-heure « pour ne pas impacter les résidents ». Une heure un jour entre 13h et 14h le 30 avril, juste après le repas. Une heure entre 11h et midi le lendemain. Une demi-heure entre 11h15 et 11h45 la semaine d’après. La semaine suivante, entre 7h30 et 8h30.
Ça paraît dérisoire, mais pour elles c’est déjà énorme. Faut dire qu’il n’y avait jamais eu de grève dans cet établissement : « On nous disait qu’on n’avait pas le droit. » En fait le droit elles l’ont, mais dans le milieu médico-social c’est pas le truc le plus difficile à obtenir. Ne pas culpabiliser, se sentir légitime, c’est autrement plus compliqué : « Dans les professions médicales, quand on fait grève on culpabilise, et surtout on nous fait culpabiliser. Mais là on est tellement à bout qu’on est obligées de passer à l’action. »
Peu importent les prénoms de celles et ceux qui parlent, qui nous ont raconté ce début de mouvement à la mi-mai. Peu importent leur profession : infirmière, agent de service hospitalier, aide-soignant, aide médico-psychologique. Ce qui compte c’est l’amour de leur métier : « La gérontologie, on bosse pas dedans pour de l’argent, c’est un choix du cœur, parce qu’on aime les personnes âgées . » Et puis leur parcours, chaotique, forcément, les ayant menés à cette grève. Faut dire que ce ne sont pas des vieux soutiers du droit du travail, des abonnées aux mobilisations. Leur combat, elles l’ont construit petit-à-petit, toutes seules comme des grandes. « Notre mobilisation a commencé l’année dernière. Jusque là il n’y avait que la CFDT comme syndicat, et ses délégués étaient toujours très conciliants avec la direction. En avril 2019, on était trois à se présenter comme candidats libres aux élections de délégué du personnel. On a obtenu dix voix sur une cinquantaine de salariés, mais comme on n’était pas dans une organisation syndicale, on n’a eu aucun élu. Depuis on s’en prend plein la gueule de la part de certains autres salariés, dont certains des cadres. Alors on s’est syndiqué à Sud Santé-sociaux pour faire valoir nos droits. » Cette « grève illimitée » est donc leur premier mouvement, avec tous les tâtonnements que ça implique. « Ça va ce qu’on a dit ? Parce qu’on n’avait jamais parlé avec un journaliste... »
La situation depuis le début du confinement a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de leur ras le bol. « Depuis mars, par exemple, on n’a pas assez de lavettes pour nettoyer. Quand on en a demandé, la direction nous a répondu qu’elle allait faire une étude pour voir s’il y avait besoin de plus de lavettes. » Depuis, aucune nouvelle. Les salariées réclament également depuis longtemps des nouvelles chaises, certaines étant branlantes et dangereuses, sans plus de succès pour l’instant.
« Même avant le Covid, on était épuisés physiquement et moralement. » Les conditions de travail empirent en fait depuis des années : « Il y a eu des réorganisations incessantes. À tous les changements, ils assurent avoir décidé ça pour le bien-être des résidents. Je veux pas faire peur aux familles, mais le bien-être des personnes âgées ne saute pas du tout aux yeux. » Elles ont une vision claire des causes de leur mal-être : « Le management par la peur et la menace physique ou psychologique. » Et de raconter les gifles, humiliations ou remarques sur le physique de la part de certains cadres : « Maintenant on fait vachement gaffe à ne pas se retrouver tout seul devant nos supérieurs. » Un management pas forcément dû au directeur Jean-Pierre Demolis, seulement là depuis février 2020, « mais il n’a pour l’instant pas du tout changé les manières de fonctionner. La seule chose à mettre à son crédit, c’est qu’il a fermé l’Ehpad une semaine avant les annonces du gouvernement, ce qui était une bonne décision. » Mi-mai, il n’y avait aucun malade ou décès dû au Covid-19 à Bon Pasteur. Aucune réponse non plus de la part de la direction aux sollicitations du Postillon.
Son attention a été réservée aux grévistes. Suite à la parution d’un article sur leur combat dans Le Daubé (17/05/2020), les tensions sont devenues « invivables » pour eux. « La direction met une telle pression, avec l’aide du syndicat représentatif, qu’on a peur, vraiment très peur pour chacun d’entre nous. Ça a pris une ampleur qui n’est plus gérable du tout. » Fin mai, les grévistes ont suspendu leur mouvement afin de préserver leur « santé psychologique ». Un rassemblement est prévu courant juin.
Pour l’instant, ça n’a pas abouti, mais au moins les grévistes de l’Ehpad du Bon Pasteur ont tenté d’apporter une réponse à la question : « Comment fait-on ? » « On a regardé sur internet, a priori on est le seul Ehpad de France à faire grève en ce moment » proclamaient-elles fièrement mi-mai. Le 30 mai, les salariés de l’Ehpad du Bois d’Artas à Grenoble se sont également mis en grève. Ici comme ailleurs, au sein des établissements comme au niveau national, il faudra continuer à faire grève, manifester, s’insurger, inventer de nouvelles formes d’action pour obtenir des hausses de salaires et des conditions de travail dignes.
Parce que des fois, la mobilisation paye, comme quand elles s’étaient battues contre les menaces sur leur futur professionnel. « La direction voulait externaliser les agents de services hospitaliers, mettant toutes les salariées dans une grande incertitude par rapport à leur avenir. » Une pétition largement signée a permis de suspendre le projet il y a quelques mois. « Ils nous ont dit qu’ils ne le feront pas si on est gentilles et qu’il n’y a pas d’absence. C’est une forme de chantage, d’ailleurs ils n’ont pas abandonné le projet, juste suspendu. » Mais voilà longtemps que les grévistes de l’Ehpad du Bon Pasteur savent qu’il ne suffit pas d’être « gentilles »...