Accueil > Hiver 2024-2025 / N°75

Quand on relève la tête du « guidon connecté » - épisode 10

Arrêtez STIP !

Mais comment diable notre mathématicien fait-il pour trouver des sujets de chroniques ? Le génie de la gabegie numérique, c’est de déborder partout, jusqu’à la porte du bureau… Nul effort à produire, il suffit de tendre la main et de se délecter. Ce mois-ci, c’est au tour de l’Inria de produire les fruits gâtés du numérique.

Au milieu du joyeux bordel de collusions public-privé que sont les labos de recherche, les instituts pluridisciplinaires, les chaires, les méga-projets en lien avec le numérique, je n’avais pas encore évoqué ce petit village bonimotain (de Montbonnot-Saint-Martin) qu’est l’« Institut National de Recherche en Sciences et Technologies du Numérique », alias Inria, version grenobloise. À l’Inria, on travaille dans des « équipes-projets », lesdits projets ayant bien sûr propension à créer de la valeur ajoutée, des start-ups, et plein de jeunes soldats armés d’un doctorat directement cueillis par les grosses boîtes avant même leur soutenance de thèse.

Ce matin au labo, je tombe sur une revue sous forme de BD « StipTease Grenoble, Hors Série n°2 » que je commence à feuilleter pendant que la machine fait couler mon café. Mal m’en a pris… à la lecture, le goût du café vire à l’amer.

Alors, déjà, le jeu de mots débile « StipTease » nous vient tout droit du « Service Transfert Innovation et Partenariat », Stip donc, d’Inria. Le hors-série grenoblois porte sur le « concours d’idées innovantes » organisé par le Stip lui-même. Il s’agit donc d’un exercice d’auto-congratulation (une idée innovante j’imagine ?) qui déjà en soi est assez pathétique. Mais le cœur vibrant du pathos, c’est le contenu de la BD, que je vais reprendre presque texto.

«  Voici Fanny, Marie et Yannick, lauréats avec leur projet OptenHab, un soir de canicule d’août 2023. » Marie (visiblement dans une prise de conscience soudaine du dérèglement climatique) annonce à ses amis : «  Il fait tellement chaud chez moi ! C’est une horreur !  » Fanny surenchérit «  Pareil ! Et aucun moyen de conserver la fraîcheur du matin  ». Sur quoi Yannick, le geek, réagit « C’est vrai qu’il n’existe aucun outil… » (comprendre « numérique »). Et là Fanny exulte «  Hé Yannick ! Ça serait pas une super idée ça ?!  » Et c’est de là que vient à nos trois Télétubbies « l’idée d’OptenHab, une application mobile qui permettrait d’optimiser l’énergie dans son habitation grâce à des conseils et astuces lowtech pour mieux vivre chez soi au quotidien. » Dans la bulle qui suit, on explique ce que fait l’application : «  Une reconstruction fidèle du lieu d’habitation avec la possibilité de paramétrer des alertes pour prévenir les phénomènes météo intenses et des pics de consommation d’énergie tout en fournissant des conseils simples pour les atténuer en fonction du profil. » Par exemple (véridique), «  vos fenêtres sont au soleil, pensez à fermer vos volets  »…

Wouah, wouah, wouah ! Quel génie ! Je me sens pris de vertiges devant ce bouillonnement d’intelligence collective… Bref, reprenons. Une journaliste virtuelle du Stip leur demande alors : « Que vous a apporté le concours d’idées innovantes ? » Réponse collégiale : «  LE MILLION !!!  », « Haha !  »

Suivent deux autres projets du même tonneau, entre greenwashing de niveau grande section de maternelle et misérabilisme validiste (appli sur tablette pour enfants trisomiques). Cette pathétique accumulation de vacuité scientifique vendue comme autant de futures Licornes (une start-up valorisée à plus d’un milliard de dollars) interroge : est-ce cela le modèle scientifique grenoblois dont on nous rebat tant les oreilles ?

En fait, voilà ce qui semble se tramer derrière cette excitation à tout convertir en start-up : pour que l’État honore son projet de « start-up nation » (expression, rappelons-le, reprise sans vergogne à la stratégie politique d’Israël), pour que la France « rattrape son retard » dans la fuite-en-avant numérique, l’Inria est devenu en quelques années une usine à produire des start-ups.

La dérive entrepreneuriale s’est intensifiée depuis l’affectation à sa tête en 2018 de Bruno Sportisse, nommé (bien sûr) par décret du Président de la République. On ne s’étonnera donc pas qu’en bon élève de la Macronie, « Bruno Sportisse [soit] mis en cause pour son mode de gestion, son “autoritarisme”, sa stratégie et une suspicion de conflits d’intérêts  », à tel point que «  l’institut [Inria] malmené par sa direction souffre de dysfonctionnements totalement inédits par leur ampleur et leur multiplicité.  » (Médiapart, 26/03/2022).

Bref, la fine fleur de la recherche en informatique se fane. Pour preuve, si on jette un coup œil sur nos Licornes-en-devenir, on constate que des 74 start-ups nées entre 2010 et 2019, 31 ont été radiées ou sont en redressement judiciaire (41%), 16 sont économiquement non-viables (22%) et 16 ne publient pas leurs chiffres (20%). Restent donc… 11 start-ups viables (15%) sur ce secteur pourtant supposément très porteur de l’IA. Et parmi celles-là, zéro Licorne. Caramba, encore raté !

On dilapide ainsi des centaines de millions d’euros d’argent public pour 85 % d’échec. Oui mais ! Si on n’avait pas investi, l’indispensable Syracus, robot-IA cueilleur de mirabelles de la startup Alerion qui « pallie le manque de main-d’œuvre et modernise la filière mirabelle de Lorraine », ne serait jamais né !

À Grenoble, terre de tant de contradictions, il est par ailleurs intéressant de noter que 2 des 23 équipes-projets, nommées STEEP (pour Soutenabilité, Territoires, Environnement, Économie et Politique) et ADN (pour Anthropocène, Décroissance et Numérique), portent explicitement sur des thématiques de critique du numérique. Comme me le signalait un membre du projet ADN, cette caution verte locale, qui ne risque pas de changer grand-chose dans la stratégie nationale, est vue d’un mauvais œil par Sportisse pour qui il conviendrait de trouver un autre mot pour le D d’ADN…

Tout cela est vraiment confus. Comme si nous courrions tous comme des poulets sans tête à la recherche de sens. La fin de la BD de Stip tente d’ailleurs désespérément de nous faire vivre l’excitation, tristement authentique, des lauréats du concours d’idées innovantes. Des bulles nous présentent ainsi les chercheurs en train de préparer des transparents numériques pour le concours (« Allez, cette slide est prête ! Punaise, tu gères Madeleine !  »), d’autres bulles relatent leur joie intense à l’annonce de leur nomination au concours, leur fierté d’exposer leur projet à la grand-messe technosolutionniste du Tech&Fest, et j’en passe.

Ce brassage de vide institutionnalisé est navrant mais aussi révélateur de l’état d’esprit qui semble régner à l’Inria. Ce qui importe pour le chercheur de l’Inria, c’est les pics d’adrénaline, la joie de « gagner ». La BD suinte de cette fierté et de cette jouissance narcissiques qui diluent l’absurde et le ridicule de tous ces projets hors-sol. Les dernières bulles de la BD sonnent comme une défaite de la raison : « FONCEZ ! Pas besoin d’avoir les compétences techniques/scientifiques pour détenir une bonne idée. Vous aurez une équipe de choc (le STIP) pour trouver les bons interlocuteur·trice·s afin de vérifier sa faisabilité et peut-être la concrétiser. SKY IS THE LIMIT !  »

Rien de tout cela n’est « innovant », c’est la stricte continuation du pourrissement programmé de notre monde. En 1927, dans La crise du monde moderne, l’auteur iconoclaste René Guénon disait de tout ce gloubi-boulga scientifique qu’il incarne « la limitation de la connaissance à l’ordre le plus inférieur, […] la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants […] qui ne peuvent conduire à rien, sauf à ces applications pratiques qui constituent la seule supériorité effective de la civilisation moderne ; supériorité peu enviable d’ailleurs, et qui, en se développant jusqu’à étouffer toute autre préoccupation, a donné à cette civilisation le caractère purement matériel qui en fait une véritable monstruosité.  »