Accueil > Été 2019 / N°51

intelligence superficielle

Aux 5i manquait l’ineptie

Je sais pas si vous êtes au courant, mais il paraît qu’on serait dans une situation « d’urgence écologique ». Et on entend dire que notre chère Métropole agit de toutes ses forces, même que n’importe qui peut donner son avis sur le Plan air énergie climat, vous vous rendez pas compte de la chance que vous avez. Bon, ça c’est pour la façade, parce que dans la réalité la Métropole continue toujours les mêmes politiques de fuite en avant technologique. Tenez par exemple : mi-mai, elle organisait le forum 5i (innovation, industrie, inclusion, investissement, international, what else ?) au World Trade Center, avec des conférences tout en anglais sur le thème à la mode du moment : l’intelligence artificielle (IA). Une reportère du Postillon y est allée avec son intelligence naturelle.

On vous la fait courte hein, c’est toujours pareil : il n’y a pas grand-chose de concret à part des investissements, mais vous allez voir, l’intelligence artificielle, ça va être génial, dans tous les domaines (et surtout, la santé !). Le maître mot c’est « explainability (1) » : il faut bien faire saisir aux gens la différence entre la bonne intelligence artificielle et la mauvaise (de ce que j’ai compris, c’est à peu près la même qu’entre le bon et le mauvais chasseur, sauf qu’en plus on en attend beaucoup d’argent). On ne dit jamais rien sur ce que l’intelligence artificielle pourra faire gagner aux possibilités de flicage et de contrôle mais on insiste sur les emplois, la richesse, la santé, etc.

Comme d’habitude, l’évènement est conçu pour donner une tribune à des intervenants qui viennent présenter leur entreprise-qu’elle-est-belle ou leur centre de recherche-qu’il-est-bon et non pour dialoguer, ni entre eux, ni avec le public. Et comme d’habitude, les prises de parole se déroulent en anglais, ce que je trouve déconcertant : sur dix intervenants, une seule (également la seule femme) n’est pas de langue maternelle française (elle est allemande), mais vit en France depuis près de vingt ans. Comme je n’ai pas entendu une seule conversation en anglais dans le public, je me perds en conjectures. Ça fait plus chic de parler anglais ? C’est pour faire croire que Grenoble est au centre de l’univers et que les gens se bousculent de super super loin pour assister à cet évènement ? C’est ce que pourrait laisser penser le correspondant des Échos (lire l’article « Grenoble, haut lieu de l’intelligence artificielle » du 24/05/2019) qui essaie d’établir un classement des villes les plus IA friendly en mettant Grenoble en valeur. Ou c’est pour masquer la vacuité des interventions ? À écouter le deuxième intervenant, enfin le keynote speaker, c’est cette dernière hypothèse qui paraît la plus plausible, puisque selon lui, la recherche en IA n’a pas encore donné de résultats très spectaculaires. Il y a un robot qui a réussi à composer une musique qui pourrait passer pour une chanson des Beatles. Bon, ce sont quand même des humains qui ont fait l’instrumentation, les arrangements, les paroles et qui chantent, mais c’est déjà bien, non ? D’autres robots arrivent désormais, à grand renfort de forçats du clic, à reconnaître à peu près ce qu’il y a sur des photos (par exemple, des types à ski) pour leur adjoindre une légende, un grand pas pour les réseaux sociaux. D’ici cinq ans, on espère qu’ils arriveront à interpréter ce qu’il y a sur des photos. Wahou ! Quand on pense qu’on a jusqu’à 2030 pour diviser par deux nos émissions de CO2 et espérer que l’humanité survive à ses bêtises, on se dit qu’on est large.

Je suis quand même restée pour la deuxième roundtable, notamment pour voir ce qu’allait dire Claus Habfast, le vice-président de la Métropole délégué à l’enseignement supérieur, la recherche, l’innovation et l’international. Élu sur la liste rouge-verte d’Éric Piolle, il va sûrement expliquer comment l’IA va sauver le monde. En fait il est question du financement public de l’intelligence artificielle, qui de l’avis du directeur de recherche au Miai (Multidisciplinary Institute in Artificial Intelligence, un réseau d’entreprises, start-up et centres de recherche basé à Grenoble) n’est jamais suffisant. Enfin, il a quand même empoché 19 millions d’euros d’argent public sur quatre ans, sans compter qu’une partie de la mission de ce centre de recherche, comme d’autres, est de trouver des trucs qui seront exploitables et commercialisables par des boîtes privées, selon le fameux modèle économique capitaliste « tu me donnes ta montre, je te donne l’heure », également dénommé « win win ». Un modèle également incarné par un autre intervenant, un grand type bien baraqué, qui représente Minalogic, ce réseau qui sert à aider les entrepreneurs privés à financer leurs projets, soit par le privé, soit par le public. Les «  chiffres clés  » résument bien le caractère win win de Minalogic : depuis sa création en 2005, il a permis d’obtenir 881 millions d’euros de subventions (et les partenaires publics sont nombreux… jusqu’à l’agglomération de Thonon-les-Bains !) pour financer 586 projets, qui ont abouti à… tiens-toi bien… roulement de tambour… tiens-toi mieux : 86 produits commercialisés. Soit 10,2 millions d’euros par produit. Quand on pense qu’il a fallu passer par le budget participatif pour obtenir 120 000 euros pour financer des camions-abris pour des SDF, on mesure bien le potentiel «  disruptif  » de notre belle cuvette, n’est-ce pas ?

Mais voilà que Claus Habfast est enfin interrogé sur le rôle de financeur des pouvoirs publics. C’est pas gagné parce qu’il parle un peu dans son absence de barbe et qu’en plus il porte des chaussettes rayées noires et blanches, de sorte que personne ne se concentre sur ce qu’il a à dire. Il explique que les collectivités comptent sur l’intelligence artificielle pour créer une économie de plateformes locales au sein de la smart city et opérer la fameuse transition écologique. Pour transitionner intelligemment, il faudrait donc faire exactement ce que veulent les industriels, quel heureux hasard ! Des machines, des algorithmes, des métaux rares... Apparemment, personne ne lui a expliqué que les datacenters consomment une énergie folle, en hausse de 2 % chaque année dans le monde (et ces 2 %, ce n’est pas rien, c’est la consommation énergétique annuelle de la France). La course au numérique ne sera jamais écologique, c’est d’ailleurs sûrement pour cela que tous les autres intervenants se sont bien gardés d’aborder ce sujet.
Claus Habfast ajoute que les pouvoirs publics ont vocation à financer la recherche qui permettra de mettre en œuvre la transition. Il se fait gentiment, mais fermement rembarrer par M. Minalogic, qui défend qu’il faut laisser les chercheurs faire ce qu’ils veulent sinon ils se démotivent : « Il ne faut pas forcer les chercheurs à chercher dans un domaine, il faut que l’État les y incite. » Bon. Sans doute inspiré par la célèbre maxime de Michel Audiard, selon laquelle quand les types de 120 kilos disent quelque chose, les types de 60 kilos les écoutent, Claus Habfast revient à de meilleurs sentiments et bafouille qu’en effet pour le développement économique, il faut que les chercheurs fassent ce qu’ils aiment. Interrogé une seconde fois sur les débats publics autour de l’intelligence artificielle, le voilà, désormais averti, qui déclare que l’essentiel c’est d’expliquer, d’accompagner les gens, « dans leur langue  », souligne-t-il. Parce qu’il ne faut pas croire, mais « dans la métropole grenobloise, 15 à 20 % des gens n’utilisent pas les technologies de l’information, ils n’ont même pas de smartphone ! »

Car bien sûr, pour M. Habfast et les businessmen de l’intelligence artificielle, l’avenir appartient à ceux qui ont un smartphone, sont en permanence connectés et producteurs de données. Le secteur numérique émet autant de CO2 que le secteur aéronautique et il est prévu de le démultiplier via la 5G pour mettre en place leur smart city. Tout ça pour quoi ? Pour le petit confort de trouver une place de parking sans avoir à chercher ? À l’heure où les services publics sont remplacés par des formulaires en ligne ; où nous est refusé le droit à l’anonymat le plus fugace ; où tous les signaux écologiques sont au rouge, mettre de tels moyens publics (la Métropole finance le forum 5i à hauteur de 170 000 euros) dans le développement de l’intelligence artificielle paraît au mieux inepte et imprudent, et plus certainement irréaliste, indécent et irresponsable.

(1) « Explicabilité » ? Rassurez-vous c’est autant un barbarisme en anglais qu’en français.

(2) à ce propos, lire En attendant les robots, enquête sur le travail du clic, du sociologue Antonio Casili (Le Seuil, 2019).