Accueil > Printemps 2023 / N°68

« C’est impossible de raisonner leur fuite en avant »

Et vous avez pensé aux employés ? Dès qu’on critique une industrie polluante, on nous renvoie la question des emplois. Sans jamais interroger le sens de ces boulots. Victor (un nom d’emprunt) s’est posé beaucoup de questions sur le sens de son emploi d’ingénieur à ST. Tellement qu’il a fini par partir.

Victor connaît bien ST Micro : il y a bossé pendant 20 ans. Il ne faisait pas partie de ces opérateurs, «  pingouins en salles blanches » faisant les 3x8 et trimballant des plaques coûtant des millions d’euros.
Victor n’était pas un prolo mais un ingénieur. «  C’est un boulot pas trop chiant, bien payé, alors tu fermes les yeux, tu fais l’autruche sur les pollutions et la finalité de l’entreprise. » Au fil des années, les «  valeurs écolo » de Victor ont grandi, et Victor a eu de plus en plus de mal à les accorder avec la nature de son boulot et les productions surperflues de ST dans un contexte de raréfaction des ressources et de dérèglement climatique.

«  Je porte un regard très critique sur les objets connectés, l’IoT “internet of things” dans le jargon de la high tech. L’électronique sert de plus en plus à faire des gadgets inutiles et ça me déprime.  » Victor a essayé de changer de poste, tenté de trouver du sens, mais c’était peine perdue. «  Moi je ne suis pas pour que cette boîte ferme, je suis pour qu’elle se recentre sur l’essentiel. Des puces pour des téléphones basiques, des ordis basiques ou du matériel médical, je préfère que ça soit produit ici plutôt qu’à l’autre bout du monde où ils s’en foutent complètement de l’environnement. Il y a aussi un enjeu géopolitique à conserver un savoir faire et une indépendance industrielle. Mais le problème c’est que les entreprises cotées sont obnubilées par une production et une croissance infinies. C’est pas parce qu’on peut faire quelque-chose qu’il faut le faire. Or eux, tant que ça se vend ils vont le faire. C’est impossible de raisonner leur fuite en avant. Ils s’en foutent de l’environnement, ne pensent qu’au profit. »

Un constat basique qui a donc amené Victor à une décision logique, après toutes ces années : il faut partir. «  Je suis tombé dans une grande dépression. La dernière année, j’étais à côté de mes pompes, un vrai zombie. Je n’y croyais plus mais mon manager continuait de me mettre la pression. On m’a proposé d’autres postes, mais rien ne me motivait, tout me rebutait. ST peine à embaucher, alors les dirigeants ne veulent surtout pas que les gens se barrent, même s’ils ne sont plus du tout motivés par le sens de leur boulot. J’ai pété les plombs, eu des pics de colère inhabituels.  »

Après avoir finalement réussi à négocier une rupture conventionnelle, Victor est parvenu à mettre les voiles. «  Je suis parti parce que je n’étais plus en phase avec mes valeurs. C’était une question de survie pour moi. Quand tu es dans la dissonance au bout d’un moment ton cerveau vrille.  »
Depuis, Victor, comme tant d’autres ingénieurs, s’est reconverti dans l’agriculture. «  C’est peut-être un peu naïf mais je pense que ce serait pas mal si d’autres employés d’ST faisaient pareil. Dans la vallée du Grésivaudan, il faudrait implanter plein de fermes communales, utiliser toutes ces terres très fertiles pour faire du maraîchage plutôt que du maïs hyper-traité qui sert à produire de la viande. » C’est peut-être un peu naïf mais nous aussi, on pense que ce serait pas mal.