Accueil > Decembre 2021 - Janvier 2022 / N°63

Témoignages aux Essarts à échirolles

C’est pour qui la galette ?

Récemment je suis allée me promener dans le quartier des Essarts à Echirolles, comme ça, pour voir. En fait c’est faux : on va jamais se promener dans ce quartier. Il fait partie des quartiers les plus pauvres de l’agglo, alors quand on entend parler de lui, c’est (presque) uniquement pour des histoires de violence ou de drogue. Et pourtant, des habitantes ont tellement d’autres choses à dire.

Le 15 octobre au soir, il y avait une assemblée participative des habitants des Essarts autour de la hausse des loyers induite par les rénovations – il faut savoir que les Essarts sont en plein contexte de rénovation urbaine et sociale (on y rénove les gens ?) À cette occasion, j’ai rencontré Widad, qui m’a eu l’air d’avoir plein de choses à dire sur son quartier. Alors je l’ai suivie un peu partout, notamment aux permanences du local du conseil citoyen [1] dont elle fait partie.

« J’habite à Échirolles depuis 28 ans, dans le quartier des Essarts. À la base j’aime pas trop les associations, parce que souvent, au lieu de faire des trucs ensemble elles se tirent dans les pattes. Mais je me suis portée volontaire pour le conseil citoyen parce qu’une amie m’en a parlé, elle m’a dit que ça me plairait. Avant, je faisais des trucs de citoyenne quoi, normal, j’étais et je suis encore déléguée des parents d’élèves, je fais la médiatrice des fois. J’aime pas la politique mais elle vient à moi. J’aime bien aider les gens, c’est dans mes gènes. Par exemple, les gamins qui dealent, je leur dit : “Bonjour, qu’est ce que tu fais ? Pourquoi tu n’es pas à l’école ?” ou parfois je leur dit : “Tu te rends compte que ton patron se dore la pilule à la mer en ce moment ? Et toi, regarde tes mains, elles sont toutes sales.” Des fois, je réussis à les faire changer d’avis, ils rentrent chez eux. Mais les policiers, ils leurs disent même pas bonjour, ils leur disent “Vide tes poches”, ils les secouent, alors que c’est des gamins, des ga-mins, ils sont nés tout nus je te dis. 

Mais ce quartier, c’est un quartier de stress, les gens sont stressés, ils sont tendus. Les jeunes finissent dealers parce qu’il n’y a pas de travail pour eux, même quand ils ont des diplômes. 

Ici, j’ai vécu quatre ans sans médecin traitant. Pareil pour mes enfants qui ont des problèmes de santé. Je viens juste de retrouver un médecin mais il est à la Bajatière (soit à 4 km des Essarts). En deux ans, dix médecins d’Échirolles sont partis à la retraite et personne ne les a remplacés de façon permanente. Il y a bien un centre de santé près de la Butte mais ils ne prennent plus personne du quartier. 

L’Anru (Agence nationale de la rénovation urbaine) veut rénover des bâtiments mais est-ce que ça va vraiment nous servir à nous ? Ils ont prévu de rénover l’école Marcel Cachin en 2027 alors que c’est aujourd’hui qu’elle tombe en ruine. Et encore, wallah, c’est grâce à moi qu’on l’a inscrite dans le plan des rénovations. C’était quand Hélène Geoffroy, la secrétaire d’État de Hollande à la ville, était venue à l’Arlequin en février 2016, j’étais là je me souviens. Je lui avais parlé de notre école et je lui avais dit “Chiche, vous venez visiter les Essarts la prochaine fois ?” et elle avait dit “Chiche”. Elle était revenue nous voir eh ben je te le dis elle a été cho-quée. Elle avait trouvé le quartier beau je me souviens, avec ses arbres et tout. 

Ça gêne les gens de la mairie qu’on ouvre notre bouche, nous, les habitants des Essarts, c’est le quartier le plus pauvre de l’agglo, alors ils ont pris l’habitude de nous imposer leurs projets. Avec la rénovation urbaine, ils vont aussi “résidentialiser” la place de la Convention – c’est-à-dire fermer les commerces qui s’y trouvent pour la laisser à la seule jouissance des copropriétaires et locataires. Avant, sur cette place, il y avait un taxiphone, un bureau de tabac, une boulangerie qui ont déjà fermé, et il reste encore des kinés, une épicerie et un salon de coiffure qui vont être forcés d’aller ailleurs. Ils disent qu’ils vont mettre une “galette” commerciale [2] plus proche des grands axes mais ça va créer encore plus de trafic routier et de bruit, les gens vont se battre pour trouver une place de parking. S’ils veulent se la manger leur galette commerciale, ils ont qu’à se la mettre chez eux. »

Le maire d’Echirolles en partie responsable de tout ces beaux projets, c’est Renzo Sulli, un élu communiste. Je l’ai rencontré à l’occasion d’une réunion de concertation plutôt unilatérale qu’il donnait le 21 octobre à La Butte pour expliquer l’effet positif qu’auraient les rénovations sur le quartier. Widad me dit que cette réunion a été organisée en réponse à l’assemblée des habitants des Essarts. Quand j’arrive dans la salle de réunion, force est de constater que ce n’est pas le même genre de public que la semaine précédente : il y a cinq habitantes dans la salle de réunion, le reste étant rempli par les équipes du maire. Parmi ces habitantes, il y a deux autres membres du conseil citoyen : Souhila dont le logement est infesté par les punaises de lit depuis plusieurs semaines et qui peine à recevoir de l’aide de son bailleur, la SDH, et Kadhija. Kadhija est une amie et voisine de Widad. Je l’avais déjà rencontrée une première fois lors de la réunion du 15 octobre, où elle s’était fait interviewer par un journaliste du Daubé. « Tu as vu ce qu’il a écrit sur moi ce journaliste ?  » dit-elle en me montrant sa citation dans l’article «  Ici c’est un vrai ghetto, avec toutes ces communautés, c’est le tiers-monde. » « Il me fait carrément passer pour une raciste ! Le ghetto, on le subit parce qu’on nous entasse ici, mais on n’en est pas responsables.  » Kadhija a quarante-deux ans et vit dans l’immeuble du Limousin depuis toujours. Elle était employée dans une cantine par la mairie d’Echirolles avant qu’un problème de santé ne l’empêche de continuer. « J’ai demandé un reclassement mais soi-disant “à cause de mon niveau d’études” ils pouvaient pas m’employer ailleurs, ils voulaient même pas de moi en tant que travailleuse handicapée alors que pourtant la loi leur fixe des quotas. Ils m’ont licenciée comme une moins que rien. »

À l’époque elle avait été aidée dans sa lutte pour son reclassement par Chantal Gomez, militante Lutte Ouvrière, très énervée que la mairie n’ait pas aidé Kadhija. Pourtant, Chantal avait en tête de nombreux exemples de personnes qui ont obtenu un emploi à la mairie via leurs relations.

Lors de cette réunion avec le maire, Chantal a pris le micro pour faire remarquer que les priorités de la mairie n’étaient pas les mêmes que les besoins des habitants, avant de se faire interrompre par un employé communal qui avait hurlé «  Chantal ! Ça fait 28 ans que tu fous le bordel dans les réunions !  » C’est à ce moment précis que j’ai décidé que je voulais parler à Chantal. Quelques semaines plus tard, elle m’a donc invitée à boire le thé chez elle dans l’immeuble du Limousin, une des barres du quartier des Essarts. J’y suis allée après avoir passé le début de l’après-midi avec Widad au local du conseil citoyen au 6 de la place Beaumarchais. En quittant la place, je passe à côté du point de deal, qui n’a pas l’air très dérangé par la caméra de surveillance située à quelques mètres. Et puis j’ai écouté Chantal :

« Les caméras, c’est un de mes grands regrets. J’étais conseillère municipale sur la liste de Lutte Ouvrière quand on a voté leur installation. Je m’étais abstenue de voter, en solidarité avec les habitants qui pensaient que ça allait régler les soucis d’incivilités et de trafic, mais si j’avais su j’aurais voté contre. Échirolles a été la première ville de l’agglo à en installer. Résultat : elles sont souvent en panne, quand elles marchent il n’y a personne derrière, et elles coûtent très cher aux contribuables. On nous dit que parfois elles servent à retrouver les auteurs de délits, ce qui, au final, n’empêche en rien les délits d’être commis. Ce qui serait bien, c’est qu’il y ait une réaction collective des habitants lorsqu’on est face à des incivilités ou à de la délinquance. Il y a un proverbe en Afrique qui dit : il faut tout un village pour éduquer un enfant. Mais actuellement, c’est plutôt la police qui s’en mêle.

Tu te souviens quand Darmanin a décidé de mener la chasse aux trafiquants de drogue fin 2020 ? Ben devant ma fenêtre ça avait eu des répercussions très concrètes. Ici il y avait une demi douzaine de fourgons de CRS qui venaient se garer, ils restaient là deux, trois heures ou bien toute une soirée. Ça a duré comme ça plusieurs semaines, et ça a attisé les tensions dans le quartier. Les jeunes leur tiraient dessus avec des feux d’artifices tirés à l’horizontale, tu sais les trucs achetés sur internet. Ils le prenaient comme une provoc’ d’avoir des flics garés devant leur nez. Les policiers n’ont réussi qu’à récupérer quelques barrettes de shit sur quelques jeunes. À tel point que même les habitants se sont demandés à quoi servaient ces opérations coup de poing. Un policier s’était aussi posé la question sur l’efficacité d’une telle stratégie dans les colonnes du Dauphiné Libéré.

Mais les collectivités ont leurs propres manières de lutter contre les dealers : ils ont détruit les numéros 7 et 9 du Limousin. Tu vois à la base l’immeuble était continu jusque là-bas [NDLR : elle me montre par l’une de ses fenêtres]. Et ben ils ont détruit deux montées soi-disant pour “désenclaver” le quartier alors qu’en fait c’était juste pour les dealers qui avaient élu domicile devant les montées. C’est vraiment pour ça qu’on détruit des barres de logement ? Le problème a seulement été déplacé.

D’ailleurs, ils disent vouloir désenclaver, mais ils font construire un nouveau bâtiment là, sur le parking juste devant nos fenêtres, au niveau du numéro 19. C’est lui qui va contenir la fameuse “galette commerciale” dont parlait Widad. Elle se situera au rez-de-chaussée, et à l’étage il y aura le centre de santé qui est actuellement juste en face, et qu’ils vont déménager.

Ils rapprochent les commerces des grands axes pour attirer les clients venant de l’extérieur et détruisent ceux à l’intérieur des cités (comme c’est le cas place de la Convention). Ils ont fait la même chose au quartier Mistral, ce qui avait donné lieu à une étude dans Le Monde et qui démontrait que le plus souvent, c’était inefficace et ça livrait la cité au commerce “souterrain”. Il y a eu une pétition qui a été signée par les habitants du quartier contre la construction de ce bâtiment mais la mairie ne veut rien entendre.

En fait toutes ces destructions et ces constructions, ça fait surtout plaisir au BTP. C’est le but recherché par l’État et la Métro dans ces opérations de l’Anru. La densification c’est pour les quartiers Sud, les plus pauvres de l’agglo. Tu peux aller te promener à Meylan et Corenc et tu verras plein d’espaces verts. Tu l’auras bien constaté, les réunions de “concertation” de la mairie sont surtout faites pour en dégoûter les habitants. Le maire parle pendant une heure ou plus sans discontinuer avant de prendre quelques questions auxquelles il ne répond pas. Pas étonnant que plus personne ne vienne. Tu imagines y aller après avoir passé la journée à faire des ménages ? »

Violence policière ordinaire ?

Souhila n’a vraiment pas de chance en ce moment, en plus de voir son logement infesté par les punaises de lit, elle et son fils de deux ans et demi se sont fait récemment gazer par la police. Récit d’une violence policière ordinaire : « Vendredi 12 novembre en fin d’après midi je rentre de Carrefour avec une amie et mon fils. Je vois la police sur les rails de tram, je me demande ce qu’il se passe. J’ai besoin de passer par les escaliers qui vont au quartier du Gatinet, c’est le chemin le plus rapide pour rentrer chez moi. Je demande à un des policiers si je peux passer, si c’est dangereux, il me dit non. En arrivant dans une des allées, je vois au moins cinq policiers encercler un jeune de 14 ans, un de mes voisins. Sa famille est juste à côté. Son père hurle ‘‘pourquoi vous emmenez mon fils en garde à vue ?’’ Les policiers commencent à secouer le père qui a 60 ans. Moi et des voisines, on leur dit ‘‘vous avez pas le droit de le toucher, c’est un civil il vous a rien fait’’. Le frère aîné commence à s’énerver ‘‘touchez pas mon père où je lâche le chien’’ c’est là qu’ils nous ont gazé, moi, les voisines, et mon fils de deux ans. J’ai dû rentrer en catastrophe et mettre mon fils sous la douche. Depuis, mon fils dit ‘‘policiers méchants’’. »

 [3]

 [4]

Notes

[1(1)

[2(2)

[3(1) Le conseil citoyen est une association mise en place par l’État et la mairie pour consulter les habitants du quartier sur les rénovations prévue par l’Anru (Agence nationale de rénovation urbaine).

[4(2) Après la « galerie commerciale », voilà donc un nouveau concept : la « galette » commerciale, dont on ignore l’origine du nom. Pas de fève, pas de couronne. Mais déjà un arrière-goût de vomi.