Accueil > ÉTÉ 2023 / N°69

Ça manque d’eau... et d’arguments

«  De l’eau, pas des puces !  » Le 1er avril dernier, 1 000 personnes ont manifesté – sous la pluie... – entre Brignoud et Crolles pour dénoncer «  l’accaparement des ressources par les industriels de la microélectronique ». Cette mobilisation importante pour une lutte naissante (et qui n’est soutenue par aucune organisation à l’exception de Lutte ouvrière et du syndicat CNT) a entraîné des réactions indignées d’élus, persuadés de la bonne volonté des multinationales ST et Soitec de prendre soin de l’eau, ce « commun infiniment précieux ». Avec les industriels de la microélectronique, les élus ont à peu près autant d’esprit critique qu’une gamine de quatre ans avec l’existence du Père Noël... Le Postillon tente d’être un peu plus sagace en commentant une vidéo de communication interne à ST sur ce fameux thème de «  l’eau  ».

Le 24 avril 2023, sur l’intranet de STMicro. Éric Gérondeau, directeur du site de Crolles, introduit une séance d’exposé / questions sur le thème de l’eau, « sujet sur lequel on a eu beaucoup de questions tout à fait légitimes ces dernières semaines. […] Un certain nombre de nos détracteurs considère que l’eau potable ne devrait pas servir à un usage industriel  ». Rassurez-vous, il n’y a rien de secret : Gérondeau a incité ses salariés à « communiquer largement  » les éléments avancés pendant les cinquante minutes de la vidéo à leurs proches. Allez, on est sympa, on s’en charge.

Pour couper l’herbe mouillée sous le pied des manifestants, les responsables du site de Crolles promettent monts et merveilles afin d’être à la hauteur des « enjeux de sobriété hydrique » : « notre ambition, c’est de réduire en absolu le volume d’eau potable utilisé tout en doublant la production des plaques de 300 mm  ». De quoi faire rêver… Surtout si on passe outre les nombreuses contradictions exposées pendant cette vidéo. Ainsi, les responsables du site assurent qu’il y a 43 % de recyclage de l’eau tout en présentant un schéma du cycle de l’eau dans l’usine où ces chiffres n’apparaissent jamais. Dans le dernier numéro du Postillon, on racontait qu’il y avait quelques marges de manœuvres de recyclage dans le processus de fabrication de l’eau ultra-pure ou dans l’eau utilisée pour la climatisation, mais que c’était loin de représenter 43 % (en 2021, leurs propres chiffres annonçaient 28 %...), et encore moins de 48 %, comme le prétend l’ancienne ministre Geneviève Fioraso à TéléGrenoble : «  Ils recyclent 48 % de leur eau. 48 % de leur eau est recyclée, alors ils ont tort de ne pas communiquer là-dessus, moi je leur dis tranquillement : ils devraient communiquer là-dessus. » C’est vrai, c’est bête ça : que font leurs communicants ? Quand on cherche à savoir comment ils sont subitement passés de 28 à 43 % et qu’on demande au service presse des détails sur les pourcentages de recyclage aux différentes étapes du cycle de l’eau dans l’usine, ils se renferment dans un « nous ne communiquons pas sur la ventilation du recyclage ». Parce que ça risquerait de faire apparaître leur propension à l’exagération ?

Un deuxième schéma présenté aux salariés représente le cycle de l’eau suite à la future mise en place de la deuxième station de traitement des effluents liquides (Stel 2). Ici, on voit une flèche qui indique que de l’eau sortant du lavage des plaques, polluée puis dépolluée, pourrait être réinjectée au début du cycle de l’eau, pour fabriquer de l’eau ultra-pure… Une prouesse technique qui leur permet de passer de 43 % de recyclage à... 60 % ! Si une telle réutilisation était possible, elle remplacerait un mal par un autre en consommant énormément d’électricité, les procédés de dépollution et de fabrication d’eau ultra-pure étant très énergivores.

Mais le gaspillage énergétique et la débauche de produits chimiques utilisés sur le site ne sont pas évoqués par les élus ou responsables, qui se contentent pour l’instant d’essayer d’éteindre le feu contestataire parti sur le sujet de l’eau. En promettant donc de ne pas utiliser plus d’eau potable que les 12 000 m3/jour actuellement utilisés, selon le directeur, sur le site (1). «  Mais alors pourquoi avoir doublé la fin de la conduite ? » questionne pertinemment un salarié. Réponse gênée du directeur : « C’est pour jouer sur la pression et le débit. Et puis cela permet de sécuriser notre alimentation en eau. »
Question non posée par les salariés : pourquoi, dans le dossier présenté à la mission régionale d’autorité environnementale, ST précise-t-elle elle-même que son site « consommera à terme jusqu’à 1 400 m3/h soit 33 600 m3/jour, ce qui représente une augmentation d’environ 190 % par rapport à la consommation de 2021 » ? D’un côté, ST écrit un dossier aux autorités pour dire qu’ils ont besoin de tripler leur consommation d’eau, de l’autre elle assure à ses salariés qu’elle ne va pas consommer plus d’eau, malgré un doublement des capacités de production. Chez ST, les contradictions n’ont rien de virtuel.

(1) Précision : le fameux chiffre de 29 000 m3 d’eau par jour, évoqué souvent dans Le Postillon pour la consommation prochaine (d’ici à 2024) représente la consommation de ST, Soitec, et de quatre communes du Grésivaudan (Crolles, Bernin, Le Versoud, Villard-Bonnot).

Pourquoi a-t-on besoin de puces ?

Les politiques locales, toutes tendances politiques confondues, défendent l’extension de ST et ses efforts pour économiser l’eau avec le même type d’arguments. Voyez plutôt :
•Geneviève Fioraso, ancienne ministre Corys/Parti socialiste sur TéléGrenoble (21/04/2023) : « On a la chance d’avoir des recherches qui ont pu être transférées et qui concernent des sujets systémiques vitaux pour la planète et ses habitants. [...] C’est facile d’aller organiser des pique-niques en balançant des grosses contre-vérités. Moi je respecte les opinions, c’est pas le sujet, mais faut quand même pas dire n’importe quoi et surtout faut bien avoir conscience de l’impact que ça aura, y compris pour les sujets que j’ai évoqués, les sujets qui permettent de préserver l’environnement, de réduire l’impact du réchauffement climatique auquel on ne pourra pas échapper.  »

•Alain Carignon, ancien ministre CCI/Républicains/maison d’arrêt sur TéléGrenoble (7/04/2023) : « La souveraineté industrielle c’est capital. [...] Je suis persuadé que les industriels on va leur demander ou leur imposer et eux-mêmes vont prendre des mesures qui vont permettre de recycler l’eau, de la récupérer pour limiter les consommations. Mais il y a toujours derrière ces campagnes, une absence complète de raisonnement sur les implications en matière de ressources économiques, d’emploi, et de souveraineté. »

•Éric Piolle, maire de Grenoble HP/EELV sur France 3 (5/5/2023) : « C’est pour moi une chance que l’UE se dote d’une stratégie industrielle. [...] Le siège de la microélectronique c’est principalement Grenoble. [...] Dans une géopolitique tendue, être entièrement dépendant d’autres continents pour créer les puces dont nous aurons besoin. Après il faut contrôler l’usage, j’appelle à une convention citoyenne sur l’usage du numérique, mais nous avons besoin de puces pour l’énergie pour énormément de choses, il nous faut une stratégie européenne et nous Grenoble on a une responsabilité là-dedans.  [...] Quand on mobilise les efforts de R&D sur l’économie en eau au lieu de le faire sur les économies en travail humain ou la miniaturisation des pièces, nous allons y arriver. »

Aucun de ces trois membres du parti technologiste ne questionne l’utilité des puces produites à ST. À quoi servent-elles ? Aux simples ordinateurs et téléphones 3G, que tout un chacun est plus ou moins contraint d’utiliser dans notre monde moderne ? Eh bien non ! Ces puces basiques, n’ayant pas assez de valeur ajoutée, ne sont pas produites en Europe. Comme on le raconte dans l’article ci-contre, les puces produites à ST servent des applications high-tech, absolument inutiles ou horriblement nuisibles. Les chercheurs qui essaient de calculer l’empreinte environnementale du secteur informatique concluent que le secteur le plus polluant est la fabrication de semi-conducteurs mais, aussi, que « plus la puce est sophistiquée, plus son impact environnemental est élevé en terme de consommation d’énergie et d’eau, mais également en terme de production de déchets » (euractiv.com, 22/02/2022). Quel écologiste conséquent peut croire, comme Piolle, que « pour l’énergie  » nous avons besoin de puces dont la production est, en soi, une catastrophe environnementale ?