« Une commerciale de Google a appelé pour nous proposer de mettre des photos de l’intérieur du Café Vélo sur Google map », nous apprend Fabien, un des associés de cette Scop qui propose restauration et réparation de vélos. « Nico lui a dit qu’on avait pas de budget, elle a dit : ‘‘c’est pas grave ! J’ai passé une formation pour être formatrice agréée, je peux le financer sur le DIF (droit individuel à la formation des salariés)’’. Je lui ai dit que le principe ne me plaisait pas et qu’on allait refuser, elle a pas cherché et a dit au revoir... »
C’est le problème avec ces gens qui ont des principes : ils ne sont pas joueurs, et en plus ils nous ont raconté ce coup de fil. J’ai rappelé la commerciale de Street view intérieur le lendemain en me faisant passer pour un mec du Café vélo. « C’est vrai qu’hier, mon collègue a dit qu’on n’était pas intéressé, mais il m’en a reparlé, j’ai trouvé dommage de ne pas avoir saisi l’occasion. » Pas susceptible, Sylvie confirme qu’on peut « tout à fait » être financé sur le DIF. Pour les détails, elle passe le combiné à M. Dubois, son supérieur qui, lui, n’a donc pas de prénom. « Dans votre cas pour 60 m2, le devis est de l’ordre de 390 €, ça comprend les prises de vue, la mise en ligne et la réalisation du street view intérieur. Au bout de quatre à cinq mois avec la réactualisation du Street view extérieur, apparaît un nouveau lien pour se diriger à l’intérieur du magasin. Et la fiche My business, vous pouvez y intégrer des nouveaux mots-clés, c’est très important, votre rôle à vous c’est de jouer le jeu, augmenter, optimiser votre référencement naturel pour que, quand on tape ‘‘café’’ à Grenoble vous apparaissiez. »
Ce verbiage aussi ennuyeux qu’insipide pourrait durer des heures, aussi l’interromps-je habilement : « Il paraît qu’on peut se financer avec le DIF »…
- « Tout à fait, on essaie d’autofinancer (sic) cette partie par le biais d’une formation Google. Dites-moi si vous êtes intéressé parce que j’ai une disponibilité [...]. On simule une formation Google qui s’élève au montant de la visite virtuelle, ça reste une petite visite, c’est pas énorme 390€. Vous payez 30 % à la commande et le reste à la livraison. On vous explique comment gérer cette fiche my business, même si je pense que vous savez faire (re-sic). Ça prendra deux jours peut-être de faire le montage, etc. Pour la visite virtuelle, on utilise de l’argent qui est normalement destiné à votre formation. »
C’est le problème avec les gens qui n’ont pas de principes : ils pensent que tout le monde pense comme eux. Mais je joue au plus con : « je comprends pas, à quel moment a lieu la formation ? Parce que c’est le tarif pour deux jours de formation c’est ça ? » - « On vient chez vous, on vous fait une formation de deux heures à peu près... »
- « Une formation de deux heures ! En fait vous me dites qu’on doit mentir aux organismes de formation ? C’est une sorte de détournement quoi. Vous leur présentez comment, aux organismes de formation ? »
- « Non, c’est pas un détournement, y’a énormément de personnes qui font financer toute leur pub par ce système de communication… écoutez, vous êtes intéressé ou pas ? Parce que j’ai d’autres appels, je suis occupé là. »
Je m’énerve un peu, pour la forme. Pour qu’il comprenne que jamais le Café vélo (56 rue Nicolas Chorier à Grenoble, ouvert tous les midis en semaine) ne cautionnera cette indignité pour se faire de la pub.
Pour chaque secteur professionnel, il existe un organisme paritaire collecteur agréé (OPCA). J’appelle Uniformation, l’OPCA qui reçoit les cotisations du secteur associatif, pour savoir s’il est possible d’utiliser ainsi les « DIF » des salariés : à leur réaction outrée, on dirait que non. Ou au moins qu’il serait imprudent de s’en vanter : quand des abus sont constatés, ils portent ce genre d’histoire devant les tribunaux.
Chez Forco, l’OPCA qui s’occupe des commerces, même son de cloche. On se propose de faire remonter le cas tout en précisant que le DIF n’existe plus et a été remplacé par le CPF (compte personnel de formation).
Malheureusement, Street view intérieur n’est pas Google. La réalisation des visites virtuelles a été confiée à une multitude de professionnels agréés - photographes ou agences de communication - qui se tirent la bourre pour remporter le plus de clients possible. Il y en a quatorze à Lyon, six à Grenoble. « Les plus malins peuvent réussir à en tirer un revenu » explique Marie Tanguy, attachée de presse de la multinationale à Paris. « Je ne crois pas qu’on fixe de tarif, c’est la loi du marché : s’il y a plusieurs partenaires agréés dans la même ville, ils ajustent les prix. » Elle ajoute que Google ne touche rien sur la prestation. Encore heureux ! Quand tous les commerces intéressés auront payé leur visite, le marché se tarira de lui-même, les indépendants chercheront du boulot ailleurs et Google n’aura pas à prévoir de plan de licenciement.
Dans ces circonstances, les petites magouilles décrites ci-dessus - celles d’une entreprise lyonnaise de zéro salarié - paraissent un peu fades. Non pas qu’il faille en oublier la malhonnêteté, mais on aurait préféré taper directement sur Google. Or Google s’en lave les mains, se contente de lâcher les chiens dans la fosse et que le meilleur gagne. Bref, Google reste clean : elle étoffe son service et étend son emprise sur la cartographie du monde sans bouger un doigt, et le mieux, c’est que ce sont les commerces qui payent - quand ce ne sont pas les cotisations de leurs salariés.