Accueil > Décembre 2017 / N°43

Construire Matrix à l’insu de son plein gré

Ils sont nombreux, dans la cuvette, à bosser pour « le monde de Matrix ». À inventer des nouveaux moyens de surveillance, de reconnaissance faciale, de détection de présence.
À pondre des nouveaux capteurs, des nouveaux machins connectés, des applications plus smart les unes que les autres. À se battre pour que ces projets aient plein d’argent, à faire du lobbying pour que les lois accompagnent ce déferlement. Et pourtant, il n’y en a pas beaucoup qui assument. Jamais ils n’avoueront en public développer un monde inhumain, un monde « à la Matrix », où les humains vivent sous le joug de la technologie. L’année dernière, on est tombé sur une cadre grenobloise qui balançait dans un forum « Matrix, c’est un peu le monde que nous construisons ». Depuis, notre reporter l’a rencontrée.

Début novembre, on a reçu ce courriel : « Bonjour, je viens de tomber par hasard sur votre article “Matrix, c’est un peu le monde que nous construisons”.
J’ai bien reconnu ma citation par contre elle a été tellement sortie de son contexte que ce n’est pas du journalisme critique c’est du journalisme diffamant.
Je rappelle à vos représentants qui se targuent de comprendre mon franglais que mon argumentation était précisément de mettre en avant la valeur de IOT pour certaines applications de suivi médical post opératoire ou cardio à domicile etc., mais de mettre en garde contre les dérives “à la Matrix”.
Je suis moi-même une défenseur (sic) de la pensée critique et j’apprécie le journalisme critique, mais je trouve inadmissible les arrogants qui se targuent de journalisme alors qu’ils ne font que blablater pour faire le buzz ou satisfaire leur ego diffamatoire.
Je vous demande donc de retirer la mention de mon nom et le paragraphe me concernant dans votre article et de demander à google et autres moteurs de recherche d’en faire autant.
Sachez qu’à ce stade je le fais à titre personnel, du point de vue d’une personne responsable et engagée qui se retrouve salie injustement dans votre article diffamant.
Cordialement, M P Odini
Sent from my iPad »

En voilà un mail surprenant : l’article incriminé date d’il y a environ un an. On n’avait pas eu de réaction jusqu’ici : Marie-Paule Odini est tombée dessus en se google-isant. Ce papier relate une table ronde qui s’était tenue quelques jours auparavant à Alpexpo lors du grand raout sur l’internet des objets (« IOT Planet », pour Internet of Things). Je m’étais rendue à cette conférence qui rassemblait des entrepreneurs français venus présenter à un public français leurs innovations en matière d’objets connectés. Certains étaient en effet venus parler de nouveautés dans le domaine médical, mais ce n’était pas le cas de Marie-Paule Odini. En qualité de « distinguished technologist » (elle dirige le service d’HP Enterprise chargé des solutions de télécommunication), elle était venue présenter les projets d’HP en lien avec la ville intelligente. Elle avait notamment parlé de la plateforme universelle (judicieusement nommée « Universal Platform »), qu’elle avait qualifiée de « matrice », d’où la petite blague « Matrix, c’est un peu le monde que nous construisons » que nous rapportions dans l’article. Comme la phrase figure bien entre guillemets pour indiquer une citation (dans les notes que j’avais prises ce jour-là), je répondis à ce mail en indiquant ne pas avoir l’impression d’avoir trahi ses propos, mais en l’invitant à en discuter autour d’un café. Une relance plus tard, rendez-vous fut pris au Palais de la bière un jeudi après-midi.

Je m’attendais à une volée de bois vert, mais à ma surprise Marie-Paule Odini s’est révélée avenante, conciliante, et même un peu gênée : « J’ai peut-être été un peu sèche dans mon mail, mais en y réfléchissant, je me suis dit que c’était simplement que je n’ai pas l’habitude de tomber sur des articles critiques. En fait, je trouve très important qu’il existe des journaux qui portent la contradiction… » On a d’abord parlé de la Universal Platform, qui en gros permet de traiter et d’analyser les données provenant de capteurs disparates. Et de ces capteurs, l’avenir nous en promet beaucoup : observation du trafic routier et du stationnement, de l’approvisionnement en eau, en électricité, qualité de l’air, gestion des ordures ménagères, éclairage public, etc. Ils s’ajouteront à ceux qui équiperont notre frigo (qui pourra commander seul les denrées qui manquent), notre voiture (depuis laquelle nous pourrons réserver et payer une place de parking), notre montre (qui nous dira si nous avons fait assez de sport aujourd’hui), etc. Dans un diaporama présenté par Marie-Paule Odini sur Internet, l’objectif est expliqué sans ambiguïté : « 5G, préparez-vous pour un monde où tout est connecté et possède une puissance de calcul — la technologie sera intégrée partout — tout et tout le monde sera connecté — nous pourrons tout comprendre » (1).

Marie-Paule Odini m’a exposé les arguments communément invoqués pour promouvoir le monde connecté : une meilleure gestion des services collectifs, de la qualité de l’air, de l’eau, les prétendues promesses de l’intelligence artificielle... Et l’éternel argument phare des progrès de la médecine pour une espérance de vie accrue, car comme l’avait dit l’ex-députée augmentée Geneviève Fioraso : « La santé, c’est incontestable. Lorsque vous avez des oppositions à certaines technologies et que vous faites témoigner des associations de malades, tout le monde adhère. » (France Inter, 27/06/12). Mme Odini a également ajouté les arguments éculés et fatalistes, du type « on ne peut plus reculer », « nous ne sommes qu’un maillon de la value chain ». Un « maillon » tout de même influent : lorsqu’HP a été scindée en 2015, chaque moitié de l’entreprise représentait près de 57 milliards d’euros de chiffre d’affaire. Et Marie-Paule Odini n’y est pas agente de nettoyage, elle est cadre de haut niveau et vice-présidente d’un groupe de travail sur les normes à la Commission européenne.

Les contre-arguments ne me manquaient pas, mais bizarrement ils étaient tous admis presque tels quels par mon interlocutrice : « en effet, on ne peut pas, en tant qu’utilisateur, contrôler totalement ses données, moi-même qui emploie le moins possible de programmes et d’applications que je ne peux pas maîtriser, j’ai pu constater qu’une bonne partie de ma vie privée se trouve sur internet » ou bien « oui c’est sûr, ce ne sont pas les capteurs qui améliorent la qualité de l’air », ou encore « j’essaie d’alerter, à mon niveau, contre les dérives possibles que vous mentionnez, et le risque de voir toutes ces données, qui pourraient être mal anonymisées, finir entre de mauvaises mains ». J’avais l’impression que mes objections, loin de fissurer le sourire qui me faisait face, étaient absorbées sans en altérer ni l’éclat ni la signification. Quand je fis remarquer à Marie-Paule Odini que malgré nos apparents points de convergence, nous n’avions ni la même analyse ni le même projet de société, elle m’assura sans ciller : « je ne dirais pas que nous ne sommes pas d’accord ».

Par quel prodige puis-je être en désaccord avec quelqu’un qui est d’accord avec moi ? J’ai bien peur que Mme Odini souffre de dissonance cognitive : sur son fil Twitter, elle relaie plein d’informations de Greenpeace, elle est pour sauver les forêts, pour une agriculture 100 % biologique, contre le nucléaire. En même temps, elle participe à construire un monde dans lequel « tout et tout le monde sera connecté ». Le pétrole et l’atome resteront indispensables pour fabriquer et exploiter tous ces bidules, qui rendront compte de nos moindres faits et gestes à ceux que ça intéresse. Marie-Paule Odini était tout à fait honnête de dire à cette conférence « Matrix c’est un peu le monde que nous construisons ». C’était courageux comme affirmation, mais de là à la voir imprimée hors de l’entre-soi bienveillant de l’IOT Planet...

(1) Diaporama disponible sur https://fr.slideshare.net/mpodini