Commençons par toi, Medhi, qui en raconte si peu sur tes journées. Pas de message perso, ni de selfie. Presque rien. Ce que l’on sait sur toi, en revanche, c’est ta position. Foursquare, un média social, permet à l’utilisateur d’indiquer où il se trouve grâce à un système de géolocalisation. Leur baseline : « l’application qui fait de chaque jour un jeu. » Paradoxalement, ta vie n’a pas l’air très drôle.
Nonobstant, on a pu suivre tous tes déplacements précisément consignés sur Twitter. Au moindre mouvement de ta part, un tweet. Fascinant. Exemple en ce doux mercredi 4 janvier. À 9h00, tu avais activé ta borne rue du Drac. Puis à 15h40, tu te rendais au terrain intersport pour une partie de foot. Suite à ton effort, tu as alors acheté quelques croissants à la boulangerie Sésame (au croisement de Berriat et Jean Jaurès) — depuis la rentrée des classes, tu y es allé 84 fois. Impressionnant. Bon, peut-être n’as-tu pas acheté quelque chose à chaque fois, mais en tous cas tu as été localisé là-bas.
19h50, tu as achevé ta journée par un passage au centre commercial Grand’Place. Ces événements, pour banals qu’ils soient, démontrent cependant la sournoiserie avec laquelle fonctionne l’application, qui incite chaque utilisateur à bouger plus que ses amis. Chacun des lieux visités peut être marqué par le héros (toi, Medhi), qui reçoit alors des pièces à chaque nouvelle visite. Quand tu as fait tes courses à Grand’Place, tu as engrangé 33 de ces « coins » virtuels. Et comme ça, tu progresses dans ce jeu : bon tu n’as rien à y gagner, à part être devant tes copains.
Donc, oui, on a pu te « stalker » (une forme de harcèlement névrotique, traitement habituellement réservé aux stars hollywoodiennes), mais sans bouger, ce qui est visiblement légal.
Medhi, tu as 23 ans. Tu vis dans un petit appart rue du Drac, tout au bout du cours Berriat. Lorsque tu te rends à tes cours, tu t’arrêtes un instant à la boulangerie Sésame (évidemment). Ensuite, direction l’IAE (Institut d’administration des entreprises), où tu étudies en M2 le Contrôle de gestion et d’audit organisationnel. Le temps de midi, tu déjeunes à la cafétéria du Crous. Parfois, tu révises à la bibliothèque. Lorsque tu reviens, tu t’enfiles un kebab au Palais, près de l’arrêt de tram Saint-Bruno. Souvent, tu préfères les produits de Krusty Pizza, qui se trouve à 20 m de chez toi. Tu t’y es rendu 22 fois depuis le mois de septembre. Tu aimes vraiment leur cuisine. Ou alors tu as la flemme d’aller plus loin ?
Tu sais aussi te détendre. Souvent, c’est devant un match de foot. En octobre, tu as pu admirer ton équipe de cœur, le Barca, au Camp Nou. En décembre, on aurait presque cru que tu y étais retourné, vu la vidéo que tu as balancé sur Instagram, présentant un stade en furie juste avant un classico. Mais non, ton appli t’avait localisé quelques heures plus tôt chez toi. Plus simplement, tu disputes des matchs sur Fifa avec des copains, dans un appart 6, rue Louis Vidal à Grenoble.
Après tes partiels à l’IAE (tu t’y es rendu plus de 200 fois !) le 16 décembre, tu es parti avec tes camarades de M2 à l’Escale Indienne, cours Berriat, pour un déjeuner. On t’y repère sur une photo, sourire sous ta fine moustache, comme toujours.
À 14h, tu disputais un match d’anthologie. Les étudiants du Master CCA (comptabilité contrôle audit) affrontaient ton équipe, les M2 CGAO (Contrôle de gestion et audit organisationnel). Tranquille, tu jouais sur ton terrain préféré (tu y es allé 19 fois cette année), au 11, rue Le Corbusier, près du campus. On ne connaîtra pas l’issue du match même si tu as bien forcé, puisque ton cœur a fait une pointe à 187 BPM (battements par minute). On en sait des choses !
Non content de publier ta géolocalisation, tu exposes ton état de santé grâce à ton bracelet fitbit. Ce gadget des années 2010 est un coach sur smartphone. Il prend ton pouls et envoie le résultat sur Twitter. Tu es aussi accro à ça.
Tes vacances de Noël commençaient juste après ce match. Le lendemain tu embarquais dans un avion, direction Casablanca. Puis tu t’es rendu à 30 km de là, à Mohammedia. Tu loges dans le quartier Wafaa, le quartier historique, tout près du boulevard d’Oujda. La ville est surtout connue pour abriter la principale raffinerie du pays. Tu t’en accommodes.
À Mohammedia, tu pratiques essentiellement ton sport favori, le cyclisme. En général, tu ne roules pas en dessous de 50 km par sortie. Les itinéraires varient, mais tu aimes aller à Casa puis Mansouriah, juché sur ton petit Bianchi de compét . Toutes les semaines, tu enchaînes, pépère. Cet été, ta route t’a mené sur 28 km en bordure d’océan, jusqu’à Bouznika. Plutôt agréable. Le 12 août, ton cœur battait 150 fois par minute en moyenne. Régulièrement, tu atteins les 200. Ça, c’est seulement lorsque tu donnes tout.
Bref, on connaît encore beaucoup de tes secrets. En tout cas, tu ne ressembles pas à Cédric, qui adore se mettre en scène dans sa vie banale.
Le roi du selfie
Cédric, tu utilises aussi ces applications. Mais toi, en plus, tu adores ton image. On apprend trop vite que tu as eu 30 ans et demi, que tu habites dans l’une de ces déshumanisantes barres d’immeubles, au 12, cours de la Libération, dans les étages supérieurs. Que tu aimes t’entretenir en poussant de la fonte chez Amazonia, une salle de sport au 12, rue Irvoy. Depuis septembre, tu t’y es entraîné quarante fois. Ce qui représente un tas de pièces sur Foursquare !
Quand tu n’es pas à l’IUT, tu passes ton temps au Musée de Grenoble, à jouer au gardien. C’est vrai, l’ennui ne manque pas de s’insinuer en toi. Ton emploi repose sur l’attente, tel le lieutenant Drogo dans le désert des Tartares.
Au-delà de Foursquare, tu es addict aux selfies, et tu t’adores. Il y a toi fronçant les sourcils en chemise blanche, le 7 décembre. Toi, fronçant les sourcils sur fond blanc, le 1er janvier. Toi, fronçant les sourcils au musée de Grenoble, le 7 janvier. Ces photos ne te sont pas destinées. Tu les dédicaces en général à tes amis virtuels (1877 sur Twitter, 800 sur Instagram).
Ça, c’est pour les photos classiques. Et puis, il y a les autres selfies. On t’y aperçoit, forçant ton regard bleu de braise, ce 17 janvier. Tu apparais torse nu, ton biceps contracté apparaissant à gauche de l’image. Face à l’objectif de ton téléphone, tu souhaites bonne nuit à tes abonnés depuis ton appartement. Tu leur donnes de l’amour en somme. Et eux te le rendent en like. Tu en as recueillis 173 pour cette photo.
Le 10 décembre, tu as fais un gros coup. Entre une vue du siège du Daubé, et un jeu de lumière au musée de Grenoble apparaissent tes fesses. Tu y portes un jockstrap, un caleçon tenant en place les testicules. Le message lié à la photo ? « Au diable la pudeur ! (emoticône avec un singe qui se cache les yeux) »
Tes followers ont adoré puisque 234 mecs ont aimé. Elle semble si douce, cette récompense sociale. Par le like, le groupe de voyeurs encourage Cédric à en montrer plus. Les réponses laissent peu de doute sur leurs intentions. « T’as tellement un cul de lope (émoticône satisfait) » a ainsi écrit un de tes « amis. »
Tes photos sont tes œuvres les plus appréciées. Et à chaque fois que tu apparais un poil dénudé, les likes tombent comme une pluie de bisous virtuels.
On a aussi suivi tes vacances sur Twitter. Ton excursion parisienne fut riche d’enseignements. En un coup d’œil, il devenait évident que tu allais jouer ton rôle de consommateur épanoui dans le luxe des salles bondées de restauration rapide. D’après ton appli, tu as visité des dizaines de magasins : le 18 décembre, ce fut Zara à 13h59. Le lendemain, tu étais au BHV du Marais à 12h56.
Au niveau culturel, tu as tout de même mis les pieds au Starbucks tout près de Beaubourg. Sinon, tu as vu la Joconde. Ah oui ! J’allais oublier, tu as pu apprécier le film Absolutely Fabulous, à 14h44, le 19 décembre. Ce film raconte les frasques de deux femmes de la haute société londonienne, prises dans une tourmente médiatique. Une œuvre sans conséquences en somme.
Comme ta vie, Cédric ? Mérite-t-elle toutes ces attentions virtuelles, toutes ces publications, tout ce temps passé sur ton smartphone pour prévenir tes followers que tu as bien visité le magasin Forever 21 aux Halles ?
à travers ces géolocalisations et ces mises en scène, se construit petit à petit un monde où chaque humain devient sa propre marque, habité par un marketing forcené. Il manque une dernière étape : délocalisez-vous !