Sur le répondeur, il y a un message : « Il y a du nouveau. L’article a fait bouger les choses. On est convoqués à une réunion. »
Au bout du fil, c’est Marie Bony. J’ai parlé d’elle et de sa nombreuse famille (vingt-cinq personnes) dans le précédent numéro. Ces gens du voyage habitent à Villard-Bonnot sur un terrain situé à soixante-dix mètres d’une usine de compostage industriel, baptisée Terralys. Cette filiale de Suez Environnement agrémente fréquemment la vie des Bony d’odeurs insupportables et d’invasions de mouches pendant les mois les plus chauds.
Une cohabitation de près de vingt ans qui a suscité un blocage de l’usine, diverses plaintes, des dizaines de réunions, sans que rien ne change.
Je rappelle Marie Bony qui m’annonce : « c’est une réunion où il y aura le préfet, le maire, les responsables de Terralys. Faut que tu viennes »
- « Mais j’ai rien à foutre là, moi. Ils ne me laisseront pas entrer. »
- « Mais si. On dira pas que t’es journaliste. On dira que t’es venu pour m’aider à prendre des notes vu que je sais pas écrire. »
Deux semaines plus tard, je retrouve Marie sur son terrain quelques instants avant la réunion. Elle est remontée comme un coucou : une de ses filles revient tout juste de Paris, où elle faisait passer des examens à son enfant de quatre ans. Une petite fille qui ne parle toujours pas à cause de problèmes au cerveau. Les médecins spécialistes rencontrés n’ont pas pu trouver les causes de sa maladie, et ne savent pas si c’est à cause de Terralys. « En tout cas, ils lui ont dit que c’était dangereux de vivre si près de ce genre d’usine. »
Une affirmation sage qui ne semble pas être partagée par les dirigeants de cette usine. Dans la salle du conseil municipal de Villard-Bonnot, où j’ai pu entrer sans problème à la suite de Marie, ils sont trois à représenter la boîte. Trois à se relayer pendant la première heure de cette réunion pour assurer que tout va bien.
En fait, cette réunion n’a pas été provoquée par l’article du Postillon : c’est une rituelle « commission locale d’information » (CLI) obligatoire pour les « installations classées pour la protection de l’environnement » comme Terralys.
Et en fait, il n’y a pas le préfet, mais la sous-préfète.
Violaine Demaret, qu’elle s’appelle : c’est une nouvelle dans le coin.
Alors je suis un peu déçu, j’ai jamais fait de réunion avec un préfet moi, j’espérais pouvoir me dépuceler, mais quand même j’apprécie. Une sous-préfète, c’est pas rien, et j’ai pu observer de près une incarnation de l’Ordre républicain.
Donc la sous-préfète guide cette réunion, et commence par donner longuement la parole aux responsables de Terralys. Ça tombe bien, ils ont amené un beau Powerpoint, et font passer les slides pour nous expliquer que tout va bien. Gnagnagna on fait 5 145 tonnes de compost par an, gnagnagna les travaux ont eu un impact positif, gnagnagna réduction des nuisances olfactives, gnagnagna amélioration de la qualité de l’air gnagnagna. Aucune mention de la vie compliquée pour les riverains. Ah si, il y a bien un problème : depuis deux ans, Terralys a déposé cinq plaintes pour vandalisme sur son site (des bris de vitre, une déchirure de bâche, un petit incendie). Et ça, c’est vachement triste.
Une colère impossible
Quand ils finissent par s’arrêter, Marie n’en peut plus et se lève pour dire ce qu’elle a sur le cœur. Ça lui plaît pas à la sous-préfète, que Marie se soit mise debout. Alors elle tape du poing sur la table : « vous devez rester assise, la CLI est une instance administrative ».
Se mettre debout : faudrait quand même pas exagérer. Marie se rassoit, mais embraye en s’adressant aux responsables de Terralys. « Les coupables, c’est pas vous » qu’elle tonne, et ça change tout de suite du ton mielleux des trois quarts d’heure qui ont précédé. « C’est ceux qui vous ont permis de vous installer, c’est le maire. C’est plus possible de continuer à vivre à côté de ça, avec nos enfants, nos petits-enfants, y’en a une qui est malade là, j’espère pour vous que ça passera. Alors il y a deux solutions : soit vous faites du bio, soit le maire doit nous déplacer. C’est criminel de nous laisser là. »
« C’est une instance de dialogue, en termes de débat je souhaite qu’on soit sur des propos tenables » : et revoilà la sous-préfète qui recadre. Ce genre de gros mots, « criminel », ça lui plaît pas trop. Au maire non plus. Alors Daniel Chavant, premier édile de Villard-Bonnot depuis 1995, prend la parole : « La famille Bony, quoi qu’elle en pense, je l’ai toujours défendue. Avec un succès relatif, certes, mais je les ai défendus ». Dans une main, il tient une photocopie de l’article du Postillon, et il en profite pour faire un petit droit de réponse à Marie : « Contrairement à ce que vous avez déclaré dans cette publication, c’est nous qui vous avons exonérés du loyer et des charges pour votre terrain ». Ça, je n’avais pas pu le savoir pour le premier article : Daniel Chavant avait refusé de me répondre, renvoyant la balle sur la communauté de communes.
Le maire enchaîne en lisant des extraits de l’article, et assure : « Vous vous plaignez à juste titre d’être dans un lieu insalubre. Mais là on n’a plus de terrain disponible sur la commune. J’y suis pour rien moi. Nous souscrivons à votre inconfort et à votre situation insalubre, mais on ne peut rien faire. (...) »
Marie reprend la main : « Ces réunions de toute façon, elles ne servent à rien ; ça fait six ans qu’on patauge là, et qu’on se fait chier pour rien ». Attention alerte : il y a eu un gros mot. La sous-préfète intervient donc immédiatement. Rendez-vous compte : ce n’est pas possible de dire « chier ». « On est dans une instance officielle. Et puis on est dans le cadre de la loi. L’entreprise respecte la loi. En République ceux qui font la loi ce sont les députés et les sénateurs, alors si vous n’êtes pas d’accord, il faut aller voir vos députés et sénateurs pour dire qu’il ne peut pas y avoir d’installation comme celle-ci si proche d’habitations ».
Les ressentis contre la communication
Que voulez-vous faire contre ce genre d’argumentaire ? Il y a de quoi désespérer un rhétoricien. Marie, forcément, ça l’excède ; alors elle se lève et part dans les escaliers en gueulant « de toute façon c’est toujours en faveur d’eux. La loi, elle permet de tuer nos enfants. Criminels, assassins ! (...) ».
Il y a un silence, le premier de la réunion. La sous-préfète ne commente même pas. Mais elle reprend doucement la main : « je l’ai dit au début de la réunion, il y a des ressentis.... J’aimerais entendre ceux des autres riverains. »
Et c’est là que cette réunion, qui était déjà bien partie au niveau ambiance, devient carrément cocasse. Il y a un tour de table, et tout le monde va dans le même sens en confirmant le « ressenti » des Bony. En quelques minutes, le beau powerpoint de Terralys qui fanfaronnait sur la « baisse des nuisances olfactives » est ridiculisé, tout comme le travail d’une salariée de la Dreal (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement), ayant assuré qu’il y avait globalement « très peu d’odeurs ».
« Y’a des fois à l’apéro c’est intenable l’odeur, l’été » balance un voisin. « Lundi dernier au matin, ça me prenait à la gorge » renchérit un autre. « C’est surtout autour de 10-11 h le matin, et en début de soirée que ça sent le plus » détaille une riveraine. à côté d’elle, un habitant a apporté un saladier rempli des mouches dues à la présence de Terralys.
Même le très sage maire de Saint-Ismier Henri Baile affirme sentir une forte odeur quand il fait son jogging le long de l’Isère. Daniel Chavant confirme, lui aussi. Le policier municipal insiste : « au bout d’un quart d’heure chez les gens du voyage, on n’en peut plus tellement ça sent fort ». à la fin du tour de table, le responsable de Terralys est obligé de reconnaître : « je suis déçu de ce que j’ai entendu. Force est de constater que les gens se plaignent encore. Nous pensions que nous avions amélioré fortement l’odeur. »
La sous-préfète est un peu embêtée : elle avait déroulé le tapis rouge à Terralys et considéré Marie Bony avec mépris, alors que son avis reflétait plus la réalité. Elle doit bien reconnaître l’évidence : « effectivement les ressentis vont contre les analyses ». C’est pas un scoop : il ne faut pas avoir un bac +5 pour constater que les « nuisances olfactives » de Terralys sont toujours fortes, malgré les travaux réalisés par l’entreprise. Tous les riverains ou les automobilistes passant régulièrement à côté vous le diront : ici ça pue.
« Objectiver les ressentis »
Ce bon sens ne suffit pas à la sous-préfète qui aimerait « objectiver les ressentis ». Tout se mesure dans notre société, et un responsable ne peut pas prendre de décision sans chiffres savamment calculés, sans expertises d’experts, sans références à des normes ou des mesures « objectives ». L’expertise quotidienne de simples habitants ne suffit pas, même si elle est accablante : il faut une certification technicienne. Vous subissez des nuisances insupportables ? Peu importe, tant qu’aucun chiffre ne dépasse une limite.
Le problème avec les odeurs, c’est que ça ne se mesure pas. Il n’y a pas d’appareils adéquats, pas d’unité de mesure de la puanteur, rien qui soit véritablement « objectif ». Une absence vertigineuse pour la sous-préfète : comment décider sans chiffres ? Comment faire quelque chose alors que « cette entreprise respecte la loi, elle n’est pas dans l’illégalité », comme elle le répète encore une fois ?
Heureusement le monsieur de la Dreal vient à sa rescousse : il propose de réfléchir à la mise en place d’un « jury d’odeurs ». Un machin obscur où des personnes volontaires s’engageraient à noter très régulièrement l’intensité des odeurs senties à différents moments de la journée.
« Je pense qu’il faut le faire le plus scientifiquement possible. Il faut quelque chose de carré qui réponde à quelque chose qui soit connu ». Ça lui plaît comme idée, à la sous-préfète très « carrée », aussi car ça permet de gagner du temps : le temps de sa mise en place, puis des mesures, il va bien se passer au moins une année pendant laquelle on ne pourra pas reprocher à l’État de ne rien faire. Si ce « jury d’odeurs » produit quelque chose, cela recoupera certainement les « ressentis » des riverains exprimés depuis des années, mais au moins ça aura été fait « le plus scientifiquement possible ».
Mais les Bony dans tout ça ? Vont-ils continuer à vivre si près de ces odeurs jusqu’à la fin du jury d’odeurs au moins ? A la fin de la réunion, deux membres de la CLI s’émeuvent que leur cas n’ait pas du tout été traité. La sous-préfète répond sèchement que « la question des gens du voyage n’était pas à l’ordre du jour » et que la réunion est maintenant terminée. Ça file droit avec cette sous-préfète : pas de mesure, pas de problème ; pas d’illégalité, pas de problème ; pas à l’ordre du jour, pas de problème. Le tout avec l’assurance arrogante de celles et ceux qui représentent l’ordre et la loi et qui ne peuvent pas être contestés.
Devant l’insistance de ces deux personnes pour faire avancer le cas des Bony, elle finit par concéder : « OK, on va faire une réunion spécifique bientôt. Je vais en parler à mon adjoint, on l’organisera en novembre ». Une promesse qui ne réjouit pas du tout Marie : « à chaque réunion c’est pareil, ils disent qu’ils vont faire avancer les choses et puis rien ne bouge ».
Et bientôt, une nouvelle usine de déchets dangereux !
Ils n’ont pas de chance à Villard-Bonnot, ils sont du mauvais côté de l’Isère. Sur la rive droite, du côté de Crolles, il y a toutes les entreprises innovantes qui inventent la nouveauté (STMicro, Soitec, etc.). Sur la rive gauche, où ils sont, ils se coltinent les déchets. Car une nouvelle entreprise désire construire un bâtiment à côté de Terralys : la société Safimet veut y implanter une « unité de transit de déchets dangereux ». Son but est de récupérer des métaux précieux dans toutes sortes de déchets (bijoux, traitement de surfaces, industrie pharmaceutique, électronique), en utilisant notamment un four à fonte et un broyeur-tamiseur. La Dreal a donné son accord à cette installation, mais le conseil municipal a émis un avis défavorable. N’empêche que la décision finale reste dans les mains de la préfecture, qui devrait décider en janvier prochain. Cette possibilité d’une nouvelle usine inquiète pas mal de riverains de Terralys. Abdel fait partie du « collectif des habitants de Villard-Bonnot pour une meilleure qualité de vie » et craint les retombées de Safimet : « Cette usine risque de rejeter pas mal de poussières toxiques », venant s’ajouter aux odeurs nauséabondes de Terralys.
Le 22 novembre, Marie m’a rappelé, encore plus remontée : « On a eu les résultats des analyses pour la petite, elle a deux bactéries au cerveau, elle doit prendre vingt à trente cachets par jour. » Et sinon, la sous-préfète vous a convoquée à cette fameuse réunion prévue en novembre ? « Ah non, ça on a toujours pas de nouvelles. Il paraît que ce sera en décembre. »