Quel est le but du plan « digital first » ?
L’objectif est clair : stopper l’hémorragie. Le titre Dauphiné libéré a perdu en cinq ans plus de 10 % de ses ventes sur le support papier. Sa stratégie pour pallier à cette dégringolade est plus hasardeuse : il s’agit de compenser la baisse réelle par d’hypothétiques abonnements numériques. Pour cela, il faut rendre le site internet plus sexy pour attirer des lecteurs.
Concrètement, ça donne un rôle encore plus central à l’ancienne rédaction des informations générales située au siège de Veurey-Voroize, et qui a pour le coup été réétiquetée sous le doux nom de « rédaction web centrale ». Les effectifs du service ont presque triplé pour atteindre une douzaine de personnes, quasiment que des journalistes.
Des embauches qui font grincer des dents dans les rédactions locales en amont, dont les effectifs baissent tandis que la charge de travail augmente. Il ne s’agit plus seulement d’aller sur le terrain faire son boulot de journaliste en rencontrant des gens, puis de rentrer faire son papier. Il faut aussi enregistrer des vidéos ou du son, et pour que l’équipe web de Veurey ait au plus tôt des éléments pour le site web.
À Veurey, il faut gérer ce flux d’informations. Le site web du Dauphiné étant actualisé de 6 heures du matin à minuit, cela signifie que les employés du service ont des horaires postés : de 6 heures à 14h30, de 14 heures à 22h30 ou de 16 heures à 0h30. Le travail consiste à récupérer ce qui vient des rédactions locales, à relire le texte (une monteuse s’occupe en parallèle de tout ce qui est audio et vidéo), le corriger éventuellement, en particulier la titraille, ajouter une photo d’illustration si nécessaire, puis le mettre en ligne.
Comment décide-t-on de mettre une information en avant ?
Évidemment, l’annonce d’un tournoi de belote en Savoie a peu de chances de se retrouver à la une, tandis qu’il serait surprenant que l’incendie de la cathédrale Notre-Dame n’y soit pas. Mais le diable se cache dans les détails : certains articles vont être plus visibles non par leur intérêt journalistique, mais parce qu’ils sont susceptibles de « générer du clic » : typiquement, un diaporama avec les prétendantes au titre de Miss France, des vidéos insolites ou des articles « people ».
Le nombre de visiteurs sur le site est visualisé en temps réel sur grand écran dans la rédaction, grâce à Google Analytics. Et chaque matin, l’équipe reçoit un mail avec le classement de la veille entre les différents journaux du groupe Ebra (Est-Bourgogne-Rhône-Alpes). Les deux principaux titres du groupe que sont Le Dauphiné libéré et Le Progrès (son équivalent pour la zone lyonnaise et stéphanoise), bataillent donc quotidiennement pour obtenir la première place. Une concurrence qui pourrait être saine et profiter au lectorat. Mais ce n’est pas toujours ce que l’on constate dans les faits.
Exemple : quand un événement de portée nationale se produit dans notre zone, le service de Veurey alerte le bureau parisien, en charge de l’actualité nationale et internationale. C’est donc à Paris et sur la base de ce que transmet Le Dauphiné qu’est rédigé l’article pour les autres titres du groupe. Mais sachant que Le Progrès risque de faire des vues avec une info de chez nous, celle-ci sera transmise sans trop de diligence. Entre-temps, la publication aura eu le temps de « buzzer » sur le site du Dauphiné. Et potentiellement d’être reprise par Google news, ce qui décuple son audience.
Comment faire pour « booster » l’audience d’un site internet ?
On demande aux journalistes d’envoyer plusieurs photos, même si elles n’apportent pas grand-chose en termes d’information. Tout cela parce qu’au sein d’un même article, chaque photo sur laquelle clique l’internaute sera comptabilisée comme une vue supplémentaire par Google Analytics. D’où l’abondance et la visibilité des diaporamas de tout poils sur le site.
Après publication, on peut également envoyer des notifications via l’application du Dauphiné. En théorie, ça permet d’alerter sur les informations les plus cruciales. En pratique, les jours où il ne se passe pas grand chose, des événements moins primordiaux vont être notifiés pour « réveiller » les utilisateurs. Comme lorsque Gérard Jugnot dément son décès. Il faut dire qu’alors, nous étions en retard par rapport au Progrès, et que deux jours auparavant, la rumeur de la mort de Michel Fugain avait fait plus de 100 000 vues.
Enfin, le partage des articles sur les réseaux sociaux, principalement Facebook, aide à leur visibilité. En revanche, il faut s’assurer que les commentaires ne partent pas en vrille, notamment lorsqu’il s’agit d’un fait divers glauque, et d’autant plus s’il implique un nom à consonance peu gauloise. Mais si la personne en poste juge le partage trop risqué, elle peut choisir de ne pas le faire. Il arrive aussi qu’elle le fasse en connaissance de cause, juste le temps que la mayonnaise prenne avant de supprimer le post pour se couvrir.
Toute la « rédaction web centrale » a donc pour but de draguer l’internaute ?
Pas tout à fait. Un poste entier est dédié au journal papier, pour coordonner les unes de toutes les éditions locales. L’un des postes matinaux s’attache à proposer chaque matin « l’essentiel de l’actualité », sous forme de diaporama (plus « bankable » en termes de clic). D’autres rendez-vous de ce type made in Veurey ponctuent la journée afin de fidéliser l’internaute.
Autre poste dont on entend beaucoup parler au moment du recrutement, même si on est moins souvent dessus : le « poste 3 », entre 10 h et 18h30, totalement détaché de l’actualité chaude et dont le seul but est de créer des contenus. Avec quelques contraintes toutefois : ne pas piétiner les plates-bandes des différents départements, c’est-à-dire ne traiter ni une information nationale ou internationale – chasse gardée du bureau de Paris – ni une information trop locale – chasse gardée des départements. À part ça, ce poste permet de faire ce qu’on veut. Et même des choses intéressantes, comme de l’enquête. Enfin, pas trop non plus parce que ça prend du temps et que ça ne fait pas de clic.
Quoi qu’il en soit, la stratégie « digital first » produit quelques effets : le nombre de visites Internet a quasiment doublé sur l’année dernière. Certains esprits chagrins rappellent aussi que le site est majoritairement gratuit, et que les quelques abonnés glanés grâce aux contenus payants sont loin de compenser la chute de journaux. Mais le papier, c’est has been.