Il est étonnant, Luc. Avec son côté un peu naïf, on se demande ce qu’il faisait dans Raise Partner – société qui, rappelons-le, développe des logiciels pour aider les investisseurs à mieux gérer les risques de la Bourse. « Je suis mathématicien, avec un assez bon niveau et le problème, c’est que du boulot pour des gens comme moi, il n’y en a que dans l’armement, le nucléaire ou la finance. J’ai atterri dans cette boîte par une connaissance en 2001. Au début, il y avait un peu un esprit ‘‘start-up’’ qui m’a plu. On était tous payés pareil, et j’avais l’impression de faire partie d’une belle aventure. »
En 2003, le PDG François Oustry lui demande s’il n’a pas de l’argent à investir dans la société, pour lui permettre de passer un cap. Luc, « toujours bercé par la même illusion » accepte d’acheter 1 200 parts, à en moyenne 20 euros la part, dans la holding R.2. Finance. Cette société annexe à Raise Partner est le regroupement des actionnaires fondateurs qui a pour but de garder la maîtrise des décisions concernant la jeune start-up.
En 2005, après de nombreuses humiliations de la part de François Oustry, Luc se fait licencier. Il en ressort dégoûté d’avoir apporté son savoir-faire à cette société, pour un salaire bien inférieur à son niveau de compétence et alors que finalement l’aventure n’était pas belle du tout. Il a perdu toutes ses illusions mais ne peut pas vendre ses actions : une clause l’oblige à vendre uniquement à des membres de la holding, mais vu que ces derniers avaient acheté leurs parts un euro, ils ne veulent pas racheter des parts à vingt euros. Luc garde donc ses actions à contre-coeur.
Puis, plus rien jusqu’en 2012. En septembre, un recommandé l’informe qu’une mystérieuse société de droit singapourien, Wiles Venture Pte Ltd, se propose d’acheter la totalité des actions de la société. C’est là que ça se complique : « J’ai cru que j’étais forcé de vendre mes actions car la clause du pacte d’associés, justement nommée ‘‘obligation de sortie forcée’’, s’appliquait. J’avais signé ce pacte en mars 2008 et ne pouvais rien dire. Comme je n’étais pas du tout en confiance, j’avais pourtant bien lu les dix-huit pages un peu absconses de ce pacte, dont le projet avait d’abord été envoyé par email pour une lecture sereine. Mais en les signant chez le notaire, j’ai paraphé les pages sans les relire en détail. Sinon j’aurais vu qu’un petit changement était apparu au sujet de la troisième des conditions d’application de la ‘‘sortie forcée’’ ». Dans le document original, une phrase stipulait : « le prix de cession serait basé sur une valorisation d’au moins égale à 7 millions d’euros d’€ pour 100% des titres ». Dans celui que Luc a signé, cette phrase était devenue « (…) au moins égale à la valeur retenue lors de la dernière augmentation de capital ».
Si Oustry et ses collègues ont changé cette petite ligne, c’est pour arnaquer certains de leurs anciens associés. Un an avant la vente, la part valait autour de 120 euros. « Mais quelques mois avant cette vente, poursuit Luc, ils ont dit qu’il y avait un problème de liquidités dans la boîte et émis des parts à cinq euros ». Vu que la phrase du pacte d’associés avait changé, la part pouvait être rachetée à partir de cinq euros. Grand seigneur, la société singapourienne les a finalement rachetées dix euros. Soit deux fois moins que leur valeur au moment ou Luc avait investi – et surtout douze fois moins que leur valeur réelle quelques mois avant cette vente forcée.
« Pour moi, c’est clairement une escroquerie, s’insurge Luc, la lettre recommandée nous donnait seulement dix jours, à dater de la première présentation, pour choisir entre la vente ou l’apport des parts à Wiles Ventures, sans préciser que c’était simplement Raise Partner qui passait sous un régime de droit singapourien. Et ce qui est bizarre, c’est que certains actionnaires, comme par exemple éric Piolle, ont su qu’il ne fallait pas vendre, tandis qu’on a même refusé leur apport à d’autres ».
Luc décide de ne pas en rester là : il a trouvé un avocat, et entamé des démarches judiciaires pour faire reconnaître cette arnaque. Pour l’instant, la procédure n’avance pas très vite. Paradoxalement, Luc est un peu gêné : politiquement il se sent assez proche de l’équipe d’Éric Piolle et a peur que les démarches judiciaires lui nuisent. Il l’a donc prévenu par mail, pendant la campagne municipale. Celui qui n’était alors que candidat lui a répondu qu’ « il n’y a a priori aucun souci de quoi que ce soit (…). Je ne vois pas bien pourquoi ton avocat t’a recommandé de me prévenir ». Pourtant, pour Luc, le maire de Grenoble a au mieux une « vision un peu naïve de ce qui s’est passé », au pire est « initié dans une malversation financière ».
Luc conclut : « J’ai raconté à des amis mes mésaventures ainsi que toutes les bassesses que j’avais subies, de la part de la direction, afin me faire quitter Raise Partner. Mes amis étaient bien plus rompus que moi aux milieux interlopes de la finance, m’ont écouté en rigolant et m’ont expliqué mon erreur : ‘‘Le monde n’est plus divisé entre les bons et les méchants, on est dans un monde dual où il y a les malins et les couillons’’.Eh bien aujourd’hui je suis fier d’être un couillon car je peux me regarder dans la glace avec dignité ».