C’est un chantier qui a commencé « en catimini » selon Le Progrès (22/10/2024). Il y a quand même des camions, des pelleteuses et tous les engins qu’il faut pour bétonner 8 hectares d’anciennes terres agricoles. On est ici à Colombier-Saugnieu, commune située dans le Rhône, mais limitrophe avec l’Isère. S’il n’y a pas eu de pose de la première pierre ou d’annonce tonitruante, c’est à cause de la contestation (toujours en cours devant les tribunaux) qu’a suscitée ce projet porté par le géant des colis en ligne : Amazon.
Après Montélimar, Annecy ou Chalon-sur-Saône, Amazon continue donc à couvrir la région d’entrepôts, celui en construction devrait être le plus grand : au total 150 000 m2 de surface répartis sur trois étages. Les opposants redoutent l’augmentation des nuisances dues à ce futur entrepôt, avec « 1 000 camions et 4 400 camionnettes en plus » attendus par jour dans une région au trafic déjà saturé.
C’est que le site d’Amazon est à quelques kilomètres du parc d’activités de Chesnes, situé à Saint-Quentin-Fallavier, en Isère. Ici, les entrepôts de logistique recouvrent 2 millions de m2 de bâti sur 1 000 hectares, soit la moitié de la superficie de la ville de Grenoble. C’est même « la plus grande zone logistique de France », une spécialité iséroise moins mise en avant que la microélectronique. CBRE, « n°1 du conseil en immobilier d’entreprise » pouvait se réjouir en 2015 : « Saint-Quentin-Fallavier arrive en tête du classement des villes de France les plus dynamiques en matière de surfaces commercialisées depuis 2010, avec près de 500 000 m2 signés ». Aujourd’hui, de GXO à Geodis, en passant par Schneider, Paredes, Decathlon, Coslog, Ikéa, Intermarché ou Lidl, il y a plus de 300 plateformes logistiques dans le parc d’activités.
« Si vous vivez dans la moitié sud du pays, tout ce que vous commandez en ligne transite au moins une fois par le parc d’activités de Chesnes » résume TF1 (9/12/2023). Sa situation géographique lui permet aussi de « desservir » l’Italie, l’Espagne et le Portugal pour un grand nombre de produits. Concrètement, outre les millions de metres carrés artificialisés, ce sont plus de 8 000 camions par jour qui vont et viennent chaque jour, en attendant les milliers supplémentaires dus à l’extension de la zone avec l’arrivée d’Amazon donc, mais aussi de DHL Express près de l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry.
« Hier fondus dans l’espace urbain, les entrepôts grignotent la frontière entre villes et campagnes » observe un article de Manière de voir (février-mars 2023) : « Symboles d’une économie de flux automatisés et d’un travail primitif et précaire, ces infrastructures ont profondément modifié les paysages ruraux. Elles contribuent à invisibiliser le monde ouvrier, confiné dans ces usines à colis éloignées des lieux de vie. »
Le prolétariat du Nord-Isère, autrefois exploité dans les nombreuses usines de textile de la région de Bourgoin-Jaillieu ou dans les usines de Renault Trucks à Vénissieux (ces dernières étant toujours existantes mais employant moins de monde), vend maintenant sa force de travail dans les entrepôts logistiques. Il y a environ 10 000 emplois (en plus des intérimaires) sur le parc d’activités de Chesnes, en attendant les milliers de postes annoncés par Amazon, qui suscitent quelques inquiétudes chez les employeurs quant au manque de main-d’œuvre à venir. Dans cette partie du Nord-Isère, des emplois, il y en a. Le problème c’est que ce sont des emplois « de merde » : « À l’emploi précaire et peu qualifié s’ajoutent les tâches répétitives, la surveillance numérique permanente, l’obsession des indicateurs de performance et les perspectives de carrière peu attractives » résume Manière de voir. Quelques salariés rencontrés, ayant préféré taire le nom de leur employeur, vont dans le même sens.
« Je bosse dans le secteur depuis cinq ans et ne pars pas parce que j’ai pas d’autre plan, raconte Cheikh. On a de plus en plus la pression, ce que je supporte le moins, c’est les commandes vocales, une voix automatique qui te dit dans quel rayon aller, quel produit prendre. Avant j’étais cariste [NDR : conducteur de chariot élévateur] et puis ils ont mis des chariots autonomes... » Dans les entrepôts, il y a ainsi de plus en plus de véhicules autonomes, comme le transpalette AGV permettant de « réduire les coûts liés à la main-d’œuvre et aux erreurs humaines » ou de « collecter des données précieuses sur les mouvements des marchandises, les temps de transit et les performances opérationnelles », selon la boîte le commercialisant. Remplacés par des machines, les humains sont de plus en plus considérés comme elles, notamment avec le recours aux primes qui énerve beaucoup Cheikh : « Il faut être au-dessus de la productivité moyenne pour toucher la prime. Ce qui empêche toute entraide entre salariés, vu que le but c’est de faire mieux que les autres... » Des syndicalistes CGT rencontrés expliquent se battre contre ces primes et plutôt pour des augmentations de salaires, actuellement au Smic ou à peine plus haut. « C’est un travail dur physiquement qui peut entraîner des problèmes au dos, aux bras, aux canaux carpiens, de tendinites… » raconte Ibrahim. « Les patrons n’en ont rien à foutre de l’humain, les salariés ne sont que des numéros. S’il y a un souci, ils virent. »
Conséquence : le turn-over est très important, la plupart des salariés travaillant ici « par défaut » et restant le minimum de temps. « Quand la boîte veut être sûre de compter sur un intérimaire pour une journée, elle en appelle trois ou quatre parce que les gens partent très vite... » raconte Virginie, déléguée syndicale Force Ouvrière à Rhénus Logistics. Salariée depuis 23 ans, elle peut observer les nombreux changements dans le métier. Si elle reconnaît que « les actions de formation et de prévention peu à peu mises en place ont réduit le nombre d’accidents et de blessures » elle constate aussi qu’avec l’automatisation le métier est de plus en plus dégradant : « Avant, il y avait plusieurs métiers : cariste, préparateur, chargeur, inventoriste, etc. Quelqu’un qui était cariste avait un statut, un niveau de rémunération au-dessus des autres, c’était un métier recherché. Ils avaient la connaissance des produits de l’entrepôt et devaient faire appel à leur expérience. Maintenant tout est automatisé, géré et validé par des tablettes ou des lecteurs de code-barres. N’importe qui peut faire tout. On ne fait plus appel à l’intelligence et au savoir-faire. » Les machines sont aussi utilisées pour résoudre les problèmes de communication entre humains. « Avant les chauffeurs de poids lourds étaient en grande majorité français, maintenant ils sont à 80 ou 90 % étrangers, et ne parlent pas un mot d’anglais ou de français. Comme toute la partie administrative était fastidieuse, la direction remplace les agents d’accueil par des bornes automatiques qui guident le chauffeur... »
Ainsi, le secteur de la logistique ressemble à une avant-garde de la société, où les machines permettent aux différents humains de ne pas se parler… éloignant encore un peu plus la possibilité de se comprendre.