Accueil > Décembre 2019 - Janvier 2020 / N°53

24h non stop rue des Alliés

Fous Alliés

Ni centre-ville, ni banlieue, ni résidentielle ni franchement industrielle, sans histoire et pleine d’histoires, et presque inchangée depuis les années 60, la rue des Alliés à Grenoble finira bien par attirer les convoitises des promoteurs. Avant qu’elle ne s’écroule, avalée par le monde de demain, des arpenteurs du Postillon y ont passé 24h des plus intenses, de garages en services publics, d’épicerie de nuit en marché de gros et de terrain vague en trottoir défoncé, en passant par le pont le plus raide de la ville. Ils ont même retrouvé des panneaux de pub, vestiges insolents oubliés par la municipalité. Ce qu’ils en ont rapporté n’est ni plus ni moins qu’une radiographie, voire un IRM de l’époque.

Le mec nous a tendu une pièce. Comme à des clodos, parce qu’il ne croyait pas à notre histoire de reportage. Ça l’a un peu énervé parce qu’on n’avait « rien », enfin, pas de caméra ni de micro et on avait beau dire qu’on avait des stylos et du papier il ne nous croyait pas. Qu’est-ce qu’on foutait assis sur un muret rue des Alliés, sérieux ? Il était deux heures du matin, il était plus ivre que nous et on a fermement refusé. Il nous a lancé : « C’est bon putain je t’ai dit que j’étais bourré !  » Il s’est détendu, a dit « salut ». Puis s’est éloigné avec ses sapes pour aller en boîte, sa casquette et sa bouteille de sky. Et on s’est souvenu de cette dame qui nous avait tendu une pièce le matin précédent à l’autre bout de la rue. Ça nous a alertés, le temps n’était plus linéaire. Il était urgent de faire le bilan, ou du moins une pause sur les canettes avant l’ouverture du Marché d’intérêt national – Min pour les habitués.

Ça avait commencé à la Caf au petit matin, où les vingt personnes qui faisaient la queue avant l’heure avaient été absorbées dès l’ouverture des portes, orientées, renseignées, et où notre prétexte bidon nous avait permis de rester à peine dix minutes dans les murs. À notre grande surprise l’accueil avait été diablement efficace. Les agents avaient bien quelques travers de notre époque – suggérant d’utiliser notre téléphone pour retrouver nos identifiants, des vigiles (Vigipirate oblige) gardaient l’entrée tout en renseignant poliment les usagers, et des affiches invitaient à ne pas agresser le personnel. Un peu déçus de ne pas avoir pu traîner plus longtemps pour glaner des bruits de couloirs, des bouts de vie, on s’est retrouvés comme deux cons à bâiller sur le parvis. En face il y a la CPAM, on a traversé la rue et une minute après on ressortait avec le bon formulaire. On ne dira pas de mal ici de ces services publics. Quoique. Le magazine gratuit de la Caf proposait des ateliers pour les paumés du numérique et parlait d’une chouette « websérie » sur la famille « Toutécran », en expliquant comment ne pas en abuser. Peut-être par mauvaise conscience ? La Caf étant en pleine dématérialisation, elle propose déjà de faire toutes les démarches en ligne et bientôt les accueils comme celui-ci seront has been.

Et puis l’un de nous a eu une idée géniale, du genre de celles qu’on a quand il nous reste 23 heures à combler : on pourrait faire un sondage pour les prochaines municipales. En attendant trois minutes devant la Sécu il avait vu passer au moins 20 personnes, il avait fait le calcul : en s’y mettant à deux on arriverait facilement à avoir autant de sondés que l’institut Odoxa pour Le Daubé : 600 minimum. Pour aborder les inconnus c’était parfait, on s’y est jetés pendant un petit moment et c’est vrai que ça marchait drôlement bien pour démarrer la conversation. Un gars peinait à faire reconnaître son accident de travail et sa vision de la politique dépassait l’horizon grenoblois : « Partout dans le monde les pauvres sont tués, les patrons ils paient pas. La Sécu ils paient mes indemnités avec l’argent du peuple et le patron est défendu par les médecins de la Sécu !  » Une passante espérait freiner le projet Neyrpic à Saint-Martin d’Hères en militant avec les écolos de là-bas. Un jeune couple s’est regardé surpris, « non, on n’est pas du tout politique. Ça va être vote blanc comme d’habitude.  » Ça avait l’air tellement évident, pas prise de tête. Ils étaient jeunes et touchants, trop maigres pour être malhonnêtes. Ils avaient l’air de s’aimer. Il y en a une qui avait un élu dans sa famille à Pont-de-Claix alors « généralement je fais comme lui », une autre qui ne savait pas à part que « ma mère est amie avec Éric Piolle ». Un type sortant de l’Urssaf, un centriste, penchait pour Piolle en lui reconnaissant le mérite d’avoir tenu les comptes publics « malgré la baisse de la dotation de l’État  » et rappelait de tête l’envolée de la dette sous Destot et pire encore sous Carignon – bonne mémoire : « Je suis un financier à la base. » Un autre plus jeune, sortant de l’Urssaf aussi, hésitait pourtant entre Carignon – mauvaise mémoire – et Chalas. Il s’intéressait à la propreté et à la sécurité comme Carignon mais il n’aimait pas Piolle. Pourquoi ? « Ben, principalement la propreté et la sécurité. » C’est là qu’une dame qui ne comprenait pas notre question nous a tendu 20 centimes. Et parmi tous les autres, combien qui ne votaient pas, combien qui s’en foutaient, combien qui n’avaient pas le droit de vote parce qu’étrangers mais ont l’obligation de cotiser et de payer des impôts ? Et surtout, combien d’indécis ? Le gros du troupeau de ceux qui pouvaient voter, assurément. Alors il nous fait bien marrer le sondage d’Odoxa, parce que nous on vous le dit : à cinq mois des municipales, ce matin-là, il y avait moins de 8 % des gens qui savaient pour qui ils allaient voter. Du coup, on s’est lassés bien avant d’avoir abordé 600 personnes, on ne fera pas carrière dans le sondage, tant pis tant mieux.

Alors on a remonté la rue à pinces, remarqué des garages, des contrôles techniques, des vendeurs de batteries et de pneus de bagnoles auxquels on n’avait jamais prêté attention. C’est « rue de la bagnole » que ça devrait s’appeler. C’est la seule trame de ce tissu dépareillé, même si les garages il y en a de moins en moins. Une ancienne station-service abritait deux cabanes, on entendait chanter Dalida et sur la boîte aux lettres y avait écrit « 100 % gitan ». Kelly nous a salué, elle sortait justement. Elle retape des chaises, fait du cannage et du rempaillage.

Et puis des maisons vides, et des maisons pleines, et même des panneaux de pub de quatre mètres par trois. Bienvenue à Grenoble, ville soi-disant sans pub. Un garage fermé. Un copain de copain nous reconnaît et nous salue : « Vous voulez visiter ? » C’est chez lui, une ancienne concession avec appart au-dessus, des chiens et des potes, premier café de ces 24 heures, amitié et chaleur, et un toit terrasse qui nous laisse rêver. Derrière la couche de nuages, c’est sûr, il y a Belledonne ou la Chartreuse, et la rue paraît si loin, on ne l’entend même plus, et puis on y replonge. Faut pas croire, mais la rue des Alliés est ouverte sur le monde : le bus C5 la relie à tout, le tribunal d’un côté, Gières de l’autre.

À la Brasserie du marché, on s’est réchauffé les pieds en lisant Le Daubé et c’était bien, pas Le Daubé hein, la chaleur, mais le cocker de la patronne a pissé juste à côté de nos sacs. On est revenus y bouffer à midi, on pensait qu’un steak à cheval c’était du cheval, mais non, c’est du bœuf hâché avec un œuf au plat. L’épicerie Balkan 38 est fermée en journée, comme en face le Marché d’intérêt national qui attend la nuit pour secouer sa trop grande carcasse.

Presque tout dans cette rue transpire le XXème siècle, les constructions n’ayant ni grand passé ni beaucoup d’avenir. Dans la zone Pacific (du nom d’une ancienne marque de chauffe-eau), vieille usine reconvertie en zone d’activité, on trouve un imprimeur, un syndicat de coiffeurs, un resto, un bar, encore des garages, et l’Automobile club dauphinois : « Association de défense des automobilistes ». Espèce rare voisine du lagopède et du hérisson, 350 adhérents dont pas mal d’amateurs de vieilles bagnoles, et une activité de récupération de points sur le permis : « Je ne suis salariée que depuis 2015. L’ambiance de la rue ? Moi, j’arrive le matin, je repars le soir ! Le seul problème c’est les bouteilles dans la cour le lundi matin, il y a des gens qui font la fête tout le week-end. » C’est la rue de la fête, alors. À côté du Min, l’entrepôt de Marin-Capponi attend d’être déserté par ce négociant en boissons qui y travaille depuis des décennies. Dans cette ancienne usine de constructions métalliques, il n’y a pas de quai pour décharger les camions, ce qui fait que l’entreprise déménagera à Varces prochainement. On frissonne. Les milliers de mètres carrés de hangars ne seront pas épargnés par le monde de demain.

L’heure tourne et des habitants sans loyer d’une grande maison d’architecte sortent acheter des bières au Lidl, on est invités pour l’apéro mais on a encore à faire. À côté de chez eux, le portail d’un campement de cabanes et caravanes est ouvert. Des gens parlent sur le trottoir, on en profite pour s’incruster. Un gars nous raconte son quotidien, il n’est pas inquiet pour l’hiver, pas d’expulsion prévue pour ce village dans la ville.

Le soleil est bas et un photographe à k‑way fini par nous retrouver après avoir erré une demi-heure à notre recherche. Il nous maudit parce qu’on n’a pas de portable, alors on rigole. On retrouve nos vélos et la bouteille de gnôle dans la sacoche, personne ne l’a prise, les gens sont honnêtes. C’est l’heure d’aller dans la grande maison d’architecte, on passe à Lidl prendre des bières et des gâteaux salés. C’est un Lidl où il n’y a pas de poubelles pour récupérer la bouffe, parce que la bouffe proche de la péremption est vendue moitié prix ou par cagettes encore moins chères et les gens se les arrachent. On sait pas si c’est bien ou triste mais ça on l’a pas vu, on nous l’a raconté dans la grande maison squattée où on assiste aux préparatifs de la fête du lendemain pour fêter les trois ans d’occupation. On se chauffe auprès du poêle après une visite du jardin et ses caravanes, camionnettes, cabanes et la forge au fond près du potager. On mange de la soupe et on est heureux d’être là, tellement qu’on est pas loin de rater le nouveau rencard avec le photographe à k-way devant l’épicerie balkanique qui a ouvert. Il est déjà 21h et il nous reste à tenir jusqu’à 8h le lendemain.

Quinze ans qu’elle tient cette épicerie de nuit, Tatie, ouverte de 20 heures à 7 heures du matin du mardi au samedi. Avant, la boutique tournait aussi la journée, mais elle n’était pas toute seule. Depuis, sa fille et son gendre ont ouvert un resto à côté et son mari est décédé en août dernier. Alors Tatie se débrouille, ouvre la nuit, fait les courses, le ménage et la paperasse la journée. « Là, ça fait trois jours que j’ai pas dormi. » Elle pourra bientôt le faire : la boutique est vendue et la retraite en vue début décembre.

Tatie, Rada de son prénom, est arrivée à Grenoble en 1973 et depuis elle dit avoir « rapetissé  », en taille s’entend. Là où elle a grandi, c’est en Serbie : pour maintenir le lien, elle organise des allers-retours en bus entre les gares de Grenoble et Belgrade. S’il y a deux grands drapeaux serbes accrochés au mur, il n’y a par contre presque plus de produits des Balkans à la vente. Ses étals sont surtout remplis de bouteilles d’alcool, mais pas que : « Des ouvriers de Caterpillar viennent m’acheter des pâtes en sortant du boulot, des gens du Min viennent boire le café au petit matin...  » Rada, sa vie et ses clients finalement, ça aurait été suffisant pour notre article. Mais la nuit commençait à peine, il restait tant à voir.

Le temps devient fluide, circulaire, passé une certaine heure. Au 109 billard pub, on avait repéré plus tôt l’écriteau « tenue correcte exigée, merci d’éviter les survêtements  », et on s’attendait à rester sur le carreau. Mais non, heureusement c’était juste un bar entouré de garages auto, avec des billards, un concert de blues ce soir-là. Bientôt étourdis par les boules qui n’en finissaient pas de rebondir sur les bandes au lieu d’entrer dans les trous, on a failli oublier qu’on avait un plan pour la fin de soirée, un plan qui nous demanderait du courage et un peu de chance. On avait prévu d’entrer à l’Ambiance club et c’était pas gagné d’avance. «  Habillés comme ça, vous rentrez pas », avait prévenu Rada et le photographe s’était foutu de notre gueule en disant que lui il rentrait comme il voulait, mais Rada l’avait calmé direct en disant qu’il avait aucune chance avec son k-way. Et qu’au fond, ça dépendrait de l’humeur des vigiles. Elle en avait des habituées qui venaient déposer leur sac et leur manteau avant d’aller à l’Ambiance, «  et un soir elles se sont fait refouler ! Et puis la semaine suivante elles sont entrées sans problème. Vous voyez, vous irez peut-être...  » Résultat, à peine on s’est approchés des vigiles qu’on s’est fait jeter : « Vous deux ? Ça va pas être possible. Bonne soirée. » La bonne ambiance. Faut dire qu’on était habillés avec des jeans bien crades et des besaces trouées. Une douzaine de mecs fébriles attendaient le feu vert devant une demi-douzaine de balèzes et nous, on n’avait même pas le droit d’attendre avec eux : c’était mort de chez mort. En même temps, le videur nous sauvait d’une soirée célibataires (bracelet rose : célibataire, vert : relation libre, bleu : en couple) où seules les meufs entraient gratuitement. Et on n’est pas des meufs et on n’est pas célibataires. L’autre avec son k-way, caché derrière les buissons, s’est bien marré en nous voyant nous faire refouler. On est retournés à Balkan 38, goguenards.

Elle est admirée de ses clients, Rada. Il y en a un qui vient au petit matin chercher trois bricoles, il est ému parce qu’elle part à la retraite dans un mois. Il embrasse Rada sur le front, elle est comme sa mère ou sa grand-mère. « J’ai pas un euro sur moi ! Je m’en fous. J’ai connu l’argent, j’en ai eu beaucoup.  » Il est généreux et bourré. Il va retrouver sa femme, redit ses adieux à Rada. Elle l’a connu gamin, « il est gentil  » elle dit. Pas comme d’autres qui ont tenté de la braquer, de lui faire les poches. Elle a des caméras partout, elle imprime les flagrants délits et avant elle les scotchait à son comptoir. Il y en a un que ça a énervé de voir sa tête imprimée, il a tout arraché. Elle nous montre la pile de portraits chiffonnés. Elle raconte avoir mis un coup de genou dans les burnes d’un autre qui a dû ramper pour remettre les produits volés en rayon « et je lui ai dit, tu as rangé, maintenant tu les paies ». Et il a payé et puis il a eu honte et il est devenu loyal et protecteur. On dirait des fables pour les mômes, mais des fables vraies. Elle nous fascine un peu.

Le temps avait arrêté d’être linéaire, on l’a su parce que devant l’épicerie il y a ce type du début qui nous a proposé une pièce au goût de déjà-vu. Assis sur le muret tous les trois, dans cette rue longue de 1 513 mètres où personne ne s’assoit, on discutait de l’art, est-ce que les artistes ça existe, est-ce qu’une canette sur un muret, c’est un geste artistique… On était chauds pour aller dormir un peu à la grande maison avant d’aller au Min faire l’ouverture, il allait rien se passer entre 2 et 4h du matin maintenant qu’on avait été refoulés de la boîte. À pas de loup jusqu’au dortoir, entre les ronflements et l’attente de la sonnerie du réveil, on a cherché le repos.

La grande maison d’architecte porte désormais un nom yosémite : Ahwahnee. Dans son ventre chaud on a devancé le réveil d’une minute. On a repris la rue vers l’ouest jusqu’au Min. Dedans, la halle semble trois fois trop grande ou peut-être que les marchands sont trop peu nombreux. Il fait froid dans le Min, c’est immense et ça résonne.

Sur le côté gauche il y a un café restaurant, Le Petit Min, juste à la bonne taille. Il est 5h, on commande un café en attendant le photographe à k-way qui ne viendra pas. Peut-être a-t-il finalement réussi à rentrer dans la boîte. À 6h on commande à manger, tant pis pour lui, omelette frites entrecôte, c’est la fin de la nuit, le début de la journée, la fin de l’aventure, on a la dalle et les yeux rouges. La patronne hèle le cuistot : «  Il te reste des frites ? T’en remettras, y en n’avait pas beaucoup.  » Elle doit penser qu’on a encore faim parce qu’on a fini les assiettes, on s’éclate la panse en terminant le saladier.

On passe une dernière fois à Balkan 38, où Rada nous raconte qu’il y a eu un accident au coin de la rue pendant notre absence. Une voiture en chassait une autre, la première a pété un lampadaire en deux et tout l’éclairage public s’est éteint. Les passagers de la seconde ont cassé la gueule au blessé au milieu de la route sous les hurlements de sa mère, mais il a refusé qu’on appelle les pompiers et il est rentré chez lui en sang. Finalement il s’en passe des choses entre 2 et 4h du mat’, on s’était trompés.

On est passés à travers, l’accident, la nuit et le froid. Le ciel s’ouvre. On retrouve la grande maison qui s’ébroue, déjà des habitants se réveillent, pèlent des patates pour le goulash du soir, ils attendent du monde pour la fête, brasero et concerts, ça fait beaucoup de patates. On les rejoint à table, café, pelures, discussions endormies dans l’euphorie qui monte après une nuit sans sommeil, il est 8h et demie, rue des Alliés, à vous.

Marché de gros : mais pourquoi sommes-nous si petits ?

Démesuré, le marché de gros aurait pu accueillir les matchs du GF38 au temps de la Ligue 1. Au lieu de ça, l’édifice inauguré en 1963 paraît bien vide et seul le dernier quart est occupé par les grossistes et maraîchers.

Bâti pour désengorger les halles Sainte-Claire, à une époque où tout le monde s’y fournissait, les bâtisseurs du Min n’avaient sans doute pas prévu que les grandes surfaces videraient les marchés. À part ce grand vide, le marché de gros est un bon endroit où finir sa soirée puisque le bar le petit Min ouvre dès 3h du matin. Mais fort d’une longue expérience des bastons matinales, il ne sert plus d’alcool avant midi !

Zac Flaubert

Il y a ces affiches partout dans la rue qui vont droit au but : « Non à la Zac Flaubert  » La Zac Flaubert est le futur quartier au nord de la rue des Alliés. Sur les vues d’architecte ça a l’air bien cool, des gens jouent du ukulélé sous des jeux pour enfants. Pas tout à fait l’ambiance pour l’instant entre la Bifurk et le Fournil, zone de terrains vagues dont un squatté par des familles expulsables. Entre les retards de chantier et les plans qui changent, pas facile de savoir à quoi ressemblera le quartier dans trente ans. Ce qui est sûr, c’est que la municipalité aimerait bien qu’il soit plus « mixte  », c’est-à-dire attractif pour des personnes aisées. Les pauvres y auront-ils encore une place ?

Pente raide

Mis à part la montée de la Bastille, difficile de trouver une côte à Grenoble, ville considérée comme la plus plate de France. Heureusement qu’il y a le pont des Alliés !

Franchissant la voie de chemin de fer après le Min il redescend aussi raide jusqu’au cours de la Libération avec une pente de 8,6 % à vue de mollet. Cet ouvrage bâti pour les bagnoles plaira surtout au vrai cycliste grenoblois, qui refuse de franchir le Drac ou la rocade pour ses entraînements quotidiens.

Alliés contre-nature

On voit mal ce qu’il y a d’allié dans ce tissu désuni, mais vous l’aurez deviné : le nom de la rue rend hommage aux forces armées qui ont combattu l’empire allemand pendant la Première Guerre mondiale, et non à l’harmonie des constructions qui s’y trouvent. Ça a failli se passer différemment. Dans les années 1920, le maire de Grenoble Paul Mistral commande un plan de développement de la ville à un certain Léon Jaussely, urbaniste renommé de l’époque. Ce plan prévoyait de déplacer la gare de Grenoble au bout de la rue des Alliés, côté Malherbe. Cette gare, dénommée « gare de la Bajatière » aurait « encouragé et justifié » l’extension de la ville vers le sud et aurait sûrement entraîné une urbanisation planifiée autour, habitations, commerces, services. Les élus soignent généralement les abords d’une gare, première fenêtre sur la ville. Mais malgré la volonté de Mistral, ce plan a en grande partie échoué, le déplacement de la gare fédérant trop d’opposants. Alors la rue des Alliés s’est urbanisée sans plan ni volonté quelconque, si ce n’est celle d’exploiter les mètres carrés disponibles. Jusqu’au début du XXème siècle, il n’y avait pas de rue, seulement un petit chemin dit des Alpins, entouré de vergers, d’étangs, de fermes, de bosquets, de jardins maraîchers, dans ce qui s’appelait alors le quartier Labeye ou le quartier des Granges. Le 30 novembre 1924, la rue des Alliés est officiellement créée. Grenoble est en pleine expansion, des lotissements poussent et des usines s’installent autour de la rue. Dans les années 1960, les immeubles de la Sécu, de la Caf, du Min sont construits à un bout et à l’autre de la rue, comme pour marquer l’importance grandissante de ce bout de ville.

Rue de la débrouille

Dans la rue des Alliés, il y a quantité d’habitats surprenants. Des gens du voyage vivent dans des cabanons. Un peu plus loin, une trentaine de Roms se sont installés dans des cabanes et caravanes sur un grand terrain depuis plus d’un an. Le séjour des précédents occupants s’était conclu par un drame : une jeune fille y était morte d’une overdose.

Trois ans auparavant, un autre drame avait défrayé la chronique : dans un autre squat, un ancien restaurant, une jeune femme était également morte, électrocutée cette fois. Pas étonnant que la rue récupère les mal-logés d’ici ou d’ailleurs : une bonne partie de la rue est en friche. Ainsi la grande maison de l’architecte Kaminsky, classée aux monuments historiques et posée au bord d’un grand terrain arboré, est restée vide et murée pendant des années, la municipalité Destot ne tolérant aucun squat. Depuis trois ans, des habitants y ont heureusement élu domicile. D’ailleurs plusieurs maisons de la rue restent vides.