Accueil > Février / Mars 2015 / N°29

Le Postillon au palais de justice

« Je fais l’apologie de tout, de rien »

Si Le Postillon avait déjà réalisé quelques chroniques judiciaires, il leur avait toujours réservé une place réduite. On les a mis à l’honneur pour ce numéro, un peu parce qu’une de nos nouvelles recrues s’est passionné pour les après-midis au tribunal, mais surtout parce qu’on trouve qu’elles racontent bien mieux la vie grenobloise que la plupart des conférences de presse.

Chat alors ! (09/12/2014)

Monsieur K., ancien épicier, est accusé d’avoir abusé de la confiance de Mme J., âgée de quatre-vingt-douze ans, pour obtenir d’elle des chèques indus pour un total de 24 000 € (dont 7 000 € ont déjà été remboursés après une médiation).
Président : M. K., vous livriez chaque semaine des fruits, des légumes, des plats préparés et de la nourriture pour chat, et Mme J. vous laissait remplir les chèques. La famille de Mme J. a remarqué au bout d’un moment que, outre les dépenses courantes (déjà élevées, environ 350 € par semaine, une sacrée quantité de fruits et légumes), douze chèques de plus de 1 000 € ont abouti sur votre compte personnel.
M. K. doit avoir cinquante à cinquante-cinq ans, il est dégarni et parle dans sa barbe ; il a un fort accent du Grésivaudan.
M. K.  : Il faut dire que cette dame a quinze chats, ce qui fait beaucoup de Whiskas…
Président  : On le sait, effectivement, vous avez raison M. K., il y avait beaucoup de Whiskas : il y avait 60 € de Whiskas par semaine, ce qui est important, c’est vrai, mais on ne va pas chipoter, parlons plutôt des chèques de plus de 1 000 €.
M. K. : C’est des travaux que je faisais pour elle…
Président : Par amitié ?
M. K.  : Par amitié, bien sûr… Je comprends que ses héritiers disent qu’elle était pas d’accord, mais elle était d’accord.
Président 
 : Elle reconnaît que vous avez fait des travaux chez elle mais dit qu’elle ne fait pas la différence entre les francs et les euros. Vous croyez vraiment qu’elle comprenait ce qu’elle vous donnait ?
M. K. : Chais pas, chais pas…
Président  : Vous avez déjà remboursé une partie de la somme, que comptez-vous faire pour la suite ?
M. K. : En fait je me suis retrouvé un peu dans le besoin avec le magasin qu’on aurait dû vendre, ç’qui fait qu’je me suis retrouvé l’bec dans l’eau, et là je rembourse ç’que j’peux, parce que chuis au RSA et euh…
Président  : Ça c’est sûr, vous êtes dans une situation difficile. Mais il faut que vous compreniez que vous demandiez 1 200 € par mois à Mme J. pour ses légumes, sans parler des chèques frauduleux. Une dame de cet âge ne mange pas 1 200 € de bananes par mois, c’est pas possible. D’ailleurs, vous en avez fait quoi de cet argent ?
M. K. : On l’a mangé avec le magasin. Il marchait pas.
Président  : Et vous avez retrouvé du travail ?
M. K.  : Personne veut de moi…
Président  : Oui… Je veux pas être blessante M. K., mais vous n’êtes plus très jeune.
M. K. rit de façon nerveuse.
M. K.  : Si vous m’accordez un délai, je peux payer.
L’avocat de M. K., qui gesticule beaucoup, affirmera que « la chair est faible », que « M. K. a certainement été malhonnête mais [qu’]il n’est pas dangereux » ou encore qu’« on peut être honnête et commettre l’irréparable ».
M. K. sera reconnu coupable et condamné à huit mois d’emprisonnement assortis du sursis avec mise à l’épreuve, ainsi qu’à l’obligation d’indemniser la victime.

Pas de fumée sans feu (16/01/2015)

À propos d’une cellule incendiée par un détenu.
Avocat : Elle était déjà dans un état vétuste avant l’incendie ! Voici des photos, et je rappelle que le tribunal administratif de Grenoble a qualifié les conditions de détention à Varces d’« indignes de la personne humaine ».
Président  : Ça reste un bien d’utilité publique, même s’il est dans un état déplorable.

Où est Charlie ? (16/01/2015)

Monsieur R. est technicien d’exploitation à Crolles, joue au foot et, en bon montagnard, veut se remettre au ski. Il a passé la nuit au poste pour des propos faisant l’apologie du terrorisme.
Président  : Vous connaissez la signification de « Allahu akbar » ?
M. R. : Oui, « Dieu est grand ». Mais je l’ai dit laïquement, même si je suis né musulman.
Président  : De toute façon, cela n’est pas répréhensible, c’est plutôt la suite. Rappelons les faits : hier soir, dans le vieux Grenoble, des policiers vous entendent crier plusieurs fois « Allahu akbar ! ». Ils vous demandent de faire moins de bruit. Vous répondez alors : « Je paye 200 € d’impôts par mois et j’emmerde Hollande ! ».
Le public rit.
Président : Le tribunal ne tolérera aucune manifestation du public ! Vous criez alors « Je suis Charlie Coulibaly ! ». Au vu des événements récents, les policiers vous interpellent ; vous aviez 1,8 g d’alcool dans le sang. Vous avez ensuite déclaré : « Je n’ai pas cherché à provoquer les victimes » et « ce que je voulais dire, c’est que je ne suis pas le Charlie commercial, le Charlie tout court ». Vous avez aussi qualifié l’attentat d’horrible et déclaré avoir dit ça pour provoquer, mais pour provoquer qui ?
M. R.  : Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça ; j’ai un esprit de contradiction. Je n’ai pas estimé l’ampleur de mes mots.
Président : On voit que vous êtes quelqu’un de sensé, vous dites que vous vous intéressez à l’actualité ; vous n’avez pas entendu parler de ce qui arrive à ceux qui disent ce genre de choses ?
M. R. : J’ai bu un coup, mon imbécillité m’a poussé à dire ça devant les forces de l’ordre ; mais ça n’a rien à voir avec l’apologie du terrorisme. D’ailleurs je suis quelqu’un de normal, les policiers ont été étonnés en perquisitionnant chez moi.
Président  : Un personnage médiatique a utilisé ces mots sur un réseau social ; vous en êtes proche ?
M. R.  : Je connais Dieudonné, j’ai vu un de ses spectacles au moment de la polémique. Je ne m’identifie pas à lui, ce qu’il a dit s’est imprimé dans mon cerveau… On pense qu’on est là, qu’on picole, qu’on peut dire ce qu’on veut… J’ai pas les mêmes moyens que lui, ce qui va m’arriver, ça peut complètement changer ma vie.
Président  : Vous n’avez presque rien dans votre casier, mais tout de même un outrage, une dégradation, et une conduite sous état alcoolique qui vous a valu un retrait de permis d’un an.
M. R. : Oui, c’est pour ça que je ne conduis plus quand je bois un verre avec mes amis.
Le procureur requiert huit mois d’emprisonnement ferme ; il met en avant le fait que l’alcool est avant tout un désinhibiteur.
M. R. (très stressé, avant la suspension d’audience) : Quand je suis arrivé au commissariat, on m’a accusé d’apologie du terrorisme, ça m’a horrifié, j’ai dit : « Mais non, je fais l’apologie de tout, de rien ». Quand on est dans le tout, il n’y a rien ! Je n’ai pas envie de gâcher ma vie pour une soirée qui a mal fini. Je suis conscient que je dois être réprimandé, mais ne m’enfermez pas ! Je veux aller au travail ce soir à 21 h…
Les faits seront requalifiés en outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique et M. R. condamné à deux mois d’emprisonnement assortis du sursis. Néanmoins, le parquet fera appel…

Et bientôt, le « contrôle de la liberté » !

Cet absurde procès est assez représentatif des dizaines de jugements pour « apologie du terrorisme » ayant eu lieu après la Grande Tuerie de Charlie Hebdo. Et le pire, c’est que ces accusations hallucinantes, plus proches du ridicule et de l’arbitraire que d’un souci de justice, risquent bien d’augmenter ces prochains mois si on écoute des personnages comme Jean-Yves Coquillat, le procureur de la république de Grenoble. Dans Le Daubé (17/01/2014), il « évoque, afin de lutter contre les délinquants et les terroristes, ‘‘si ce n’est une restriction, au moins un contrôle de nos libertés’’. Puis, citant Robespierre, avocat de son temps dont les successeurs ont pour certains grincé des dents en entendant ces mots : ‘‘Jamais l’innocence ne redoute la surveillance’’. (…) ‘‘Contre ces terroristes qui nous font une guerre barbare et sans merci, toute la force du droit doit être mise au service de la justice’’ a-t-il insisté. Et de résumer ainsi : ‘‘Si l’on veut plus de sécurité, il faut plus de sévérité, plus de répression’’ ».

Viens faire un tour à Varces (16/01/2015)

Président : Vous êtes incarcéré à Varces depuis 2013. Vous avez vingt ans, et déjà vingt-deux condamnations…
Monsieur H.  : Je sais, j’ai fait un mauvais parcours.
Président  : Ça a commencé lorsque vous aviez quatorze ans… On est un peu responsable de sa vie, non ?
M. H.  : C’est un mauvais parcours… Je veux pas raconter ça devant les gens. J’ai pris des mauvais choix dans ma vie.
Président : Ah, j’aime mieux ça !
M. H.  : Je passe tous mes anniversaires en prison… Pour mes dix-huit ans, j’étais dehors, mais c’est pas arrivé depuis.
Président  : Le tribunal ne conteste pas que ce soit difficile… L’important est que vous disiez que votre vie vous appartient. Venons-en aux faits : en août, votre petite amie vient vous voir en prison et en profite pour vous donner de la résine de cannabis qu’elle dissimulait dans son soutien-gorge.
M. H.  : Je savais que j’allais partir au mitard, c’est difficile… J’en consommerais jamais dehors.
Président  : Vous avez déclaré : « Je m’excuse, ça ne se reproduira pas ». Il y a deux mois, votre frère vous rend visite en voiture, alors qu’il n’a pas le permis, et vous remet de la résine de cannabis.
M. H.  : J’allais retourner au mitard…
Président  : Le tribunal ne sera pas contrarié si vous dites : « J’ai du mal à respecter mes engagements ».
M. H.  : J’en fais pas rentrer tous les jours quand même !
Président : Vous avez encore du travail à faire sur votre maturité… Vous fumez toujours du cannabis ?
M. H. : Ça m’arrive…

Parle à ma main (10/12/2014)

Mme D. a porté plainte contre son compagnon (Monsieur T.) pour violence conjugale.
Président
 : Je vois que Mme D. est dans la salle ; elle peut très bien lire sur les lèvres. Venez, Madame… Ah ben tiens, on a un interprète !
Mme D. et l’interprète en langage des signes s’approchent de l’estrade. Le bébé de Mme D., resté seul dans son landau, se met à pleurer.
Président : Est-ce qu’on peut le bercer un peu cet enfant ?
Personne n’ose s’en occuper, le bébé continue à pleurer de temps en temps.
Président  : Il y a un mouvement de protestation des avocats aujourd’hui, mais vous pouvez revenir avec un avocat le 25 février. On va aussi faire expertiser M. T., votre ex-compagnon : je vois dans le dossier que l’on soupçonne un problème de schizophrénie. Ah tiens, vous êtes là, M. T… vous êtes d’accord ?
M. T.  : Oui…
Mme D. (par signes)  : Nous sommes à nouveau ensemble.
Président  : D’accord, n’hésitez pas à appeler à nouveau les gendarmes si besoin.
Mme D. et M. T. repartent tous les deux, main dans la main, avec le bébé.

Sémantique (10/12/2014)

Président  : Monsieur G. est accusé d’avoir volé des appareils photo dans un laboratoire de rhéologie… la rhéologie, qu’est-ce que c’est que ça ? Ah, c’est avenue de la Chimie… peut-être que ça a un rapport avec la chimie… Pendant la garde à vue, quand on lui a demandé s’il allait souvent sur le campus, il a répondu : « Avant oui, mais maintenant c’est que des merdes. Ils me cassent les bonbons ». Et à la question « Comment expliquez-vous qu’on ait retrouvé vos empreintes sur l’armoire qui contenait les appareils photo ? » : « Des fois j’entre dans les bâtiments pour faire mes besoins ou prendre un café ».
Plus tard, le procureur, son ordiphone à la main : Pour la culture de ce tribunal et de son public, je vous informe que la rhéologie est l’étude de la déformation et de l’écoulement de la matière sous l’effet d’une contrainte appliquée.