Les âneries autour de l’intelligence artificielle hantent désormais mes journées de boulot. Mon nouvel objet de recherche consiste d’ailleurs entre autres à faire émerger, et déjà à autoriser, cette réflexion critique chez mes étudiants et collègues : questionner les impacts du numérique, et donc de nos cours et de notre travail sur les plans social, environnemental, colonial, sur la fragilisation de notre société, sur notre dépendance devenue vitale (létale ?) aux objets connectés, sur le verrouillage technologique... et puis aussi sur l’aveuglement et l’abrutissement collectifs. Mais ce mercredi soir de décembre, l’intelligence artificielle (IA) est venue me narguer jusque chez moi.
Réunion de copro. Plus précisément, réunion d’information par le chauffagiste qui nous annonce que la facture de gaz de l’année vient de prendre une hausse de 150 %, ou en chiffres absolus + 170 000 € pour les 160 logements de la copropriété. Le calcul est vite vu : ça pique. Mais visiblement la règle de trois n’est plus un savoir-faire partagé... Là où je m’attendais à la mise en place d’un plan de guerre collectif : « Fermons les robinets, sortons nos Damart, nos tricots, nos gros rideaux, allouons le gaz à nos anciens et nos nourrissons, soyons courageuses, soyons courageux, Vladimir nous ne craquerons pas ! », le pauvre chauffagiste a plutôt eu droit à un tir d’artillerie en règle à coups de « moi je ». On a donc été gratifiés de « moi j’ai froid et je suis juste au-dessus de la chaudière, c’est pas normal. – Oui mais madame nos services ont relevé 21° dans votre appartement, nous en avons déjà parlé. » ou de « moi je suis praticien médical, il est hors de question que mes patients subissent une baisse de 1° de température ». Pour le coup, les seuls réellement concernés, les âgés sédentaires touchant une maigre retraite et les jeunes couples avec bébé et petit salaire, n’ont ni osé ni de toute façon pu en placer une.
Quand même, à un moment, on arrive entre deux tirs de mortier à évoquer la vraie question : à quels efforts doit-on consentir ? À nouveau, on reste sur du calcul de CE2 : d’après le chauffagiste, on gagne 7 % par degré de moins sur la température de consigne. Là aussi ça pique fort. Si cette affaire est vraiment linéaire (bon ok, ce n’est assurément pas le cas), il faudrait perdre 12°C pour amortir les 150 % de hausse. Mais là encore on constate les difficultés de tout un chacun avec la règle de trois, vu que la réunion tourne au pugilat autour de la question de baisser ou non la consigne… de 1°C !
Bref, chers lecteurs et chères lectrices qui êtes copropriétaires, beaucoup d’entre vous connaissez assurément ces petites joies du moment qui débouchent inévitablement, et c’est là que mon histoire commence réellement, sur la question ô combien sociale et solidaire du… passage à la facture individualisée ! Parce que bon, devant la difficulté, dans notre belle société c’est chacun pour soi. Mais là il y a un hic : notre installation vieillotte ne permet pas d’installer de compteurs individuels dans les appartements. Juste pas possible, pas fait pour, ou alors l’investissement serait réellement démesuré. Alors, comment qu’on fait ?
Eh bien, comme dans mon précédent billet avec cette histoire d’IA-ingénieur sortie de nulle part par les ingénieurs de ST Micro, quand il s’agit de résoudre l’insoluble, on sort la carte « intelligence artificielle » ! Eh oui, parce que notre ami chauffagiste avait anticipé l’embrouille et n’était pas venu les mains vides. La société de chauffage, IDEX de son nom, s’est en effet alliée à un nouveau collaborateur, la startup « Kocliko », qui vend l’individualisation des frais de chauffage en deux étapes : (i) un gros travail (qui coûte très cher) de modélisation 3D de l’ensemble du bâtiment, avec le détail complet des ponts thermiques, rénovations, mobilier, niveaux d’ensoleillement, etc., et (ii) la pose (en location, pas donnée non plus) de deux sondes connectées de température et humidité dans chaque appartement qui, grâce à la modélisation 3D, estimeraient en temps réel (je me permets le conditionnel...) de combien vous avez tourné les vieux robinets céramique analogiques de n’importe quel radiateur de l’appart. Fort. Et tout ça, on peut le voir bien évidemment sur une appli pour smartphone (bien penser à en acheter un neuf pour que l’appli soit compatible), histoire de voir en live nos euros défiler pendant qu’on n’est pas à la maison.
Une petite virée sur le site de Kocliko (www.kocliko.co) vaut vraiment le détour. On est accueilli par des petites feuilles vertes qui volettent sur l’écran. C’est assurément plus racoleur que l’image, le bruit et l’odeur des mines poisseuses d’extraction de métaux rares d’où proviennent les centaines de sondes qu’il faudra produire juste pour notre immeuble. Et puis surtout, en tant que copropriétaires inquiets, on est accueillis, grand luxe, sous l’onglet « Vous êtes ? Copropriétaire » par un très élégant « Payez votre chauffage, pas celui de vos voisins ! » Classe. Ceci dit, on pourrait douter de cette technologie qui prétend savoir exactement ce que je consomme grâce à deux pauvres thermomètres fixes dans l’appart. Là-dessus, Kocliko nous rassure en bas de page en annonçant « 100 % de satisfaction » et puis, comme le porte-feuille prime devant la raison : « 20 % d’économies en moyenne. » Youpi, le chauffagiste m’annonçait justement 7 % d’économie pour que je me les gèle, alors que Kocliko me promet 20 % et ma satisfaction totale. La magie de l’IA.
Mes amis copropriétaires, en dépit d’un manque évident de solidarité pour les précaires et d’une ferme intention de ne pas payer pour les autres, sentent quand même que cette histoire n’est pas nette. La question évidente arrive immédiatement : « Comment le capteur pourra-t-il détecter que j’allume mon chauffage électrique d’appoint et pas mon radiateur à gaz ? » Là, le monsieur d’IDEX, plus préparé que jamais, sort la première banderille de cette belle soirée : « Kocliko travaille avec EDF et pourra détecter, grâce au Linky, la signature électrique du chauffage d’appoint, qui sera décompté du relevé de température. » Wow. Au-delà de l’absurdité technique, c’est tout de même un aveu en bonne et due forme qu’EDF, non content de visiblement savoir qu’on vient de se griller une tartine ou de zapper sur une chaîne porno, s’autorise à passer l’info à la première start-up venue. Pas le temps de s’offusquer que ça enchaîne : « Et que se passe-t-il si je déplace la sonde à un endroit plus chaud ou plus froid de l’appart ? » Réponse du tac-au-tac : la sonde serait équipée d’un accéléromètre pour savoir où on l’a déplacée ! Bam ! On touche au délire de haut-vol. Mais le combat continue : « Et si ça marche pas ? Comment règle-t-on les litiges ? » Ça c’était un coup bas, le chauffagiste ne s’y attendait pas trop. Au bord du KO, il tente une dernière entourloupe : « L’entreprise est labellisée, et a reçu le droit de mise sur le marché, donc ça marche. » Mouais. Bon, plus sérieusement, je remets ma casquette d’ingénieur : ça ne peut évidemment pas marcher du tout. Je ne donne pas quinze jours à tout un chacun pour découvrir qu’on met le système en carafe en posant alternativement une couverture ou un pain de glace sur la sonde. Ce qui laisse d’ailleurs rêver à ce magnifique effet rebond de la sonde Kocliko consistant à inciter l’ensemble de l’immeuble à produire massivement de la glace pour « payer [notre] chauffage, pas celui de [nos] voisins ! »
Avec le recul, cette anecdote est fort instructive. Face à l’incertitude des événements difficiles contre lesquels nous devrons lutter, la sacro-sainte technologie, dans un dernier baroud d’honneur touchant à l’ineptie totale, met déjà un genou un terre. On n’y croit plus, ça agace, ça frustre... ça révolte ? Devant ces premières défaites, l’évidence est de rigueur : le chauffage on le paiera collectivement, les galères on les vivra ensemble.