Douze kilomètres, aller-retour. Au début on a essayé de la longer, le mieux qu’on pouvait. De se faufiler sur des talus, sur les berges du Drac, sur les remblais, derrière des rambardes.
On était parti de Saint-Martin-le-Vinoux, au début de l’A480, quand l’autoroute A48 s’achève et laisse sa place, d’une part à la N481, qui file à la Porte de France, et d’autre part à cette A480, autoroute urbaine de douze kilomètres de long qui borde Grenoble jusqu’à l’échangeur du Rondeau.
Après on a commencé à « remonter » l’autoroute, même si elle n’a pas de sens, ou plutôt un double-sens. Mais quand on dit « remonter », c’est que bien avant cette autoroute, et même bien avant toutes ces maisons et ces immeubles qui tapissent la cuvette, il y avait le Drac, cette rivière majestueuse à sens unique, elle. Et que même si depuis on l’a canalisée, endiguée, draguée, elle est toujours là, et quoi que les humains fassent, elle sera toujours plus belle, plus inspirante que leurs réalisations.
Quand on passe sur un des ponts qui enjambent le Drac et l’autoroute, la différence est abyssale. D’un côté on surplombe une merveille baguenaudant dans un écoulement mélodieux. De l’autre on passe au-dessus d’une grande bande asphaltée sillonnée par des tas de ferraille bruyants et puants. Et pourtant, ces deux axes à la beauté diamétralement opposé se longent pendant une dizaine de kilomètres, comme s’ils étaient égaux, comme si c’était normal de saloper une des rives du Drac par cet immense aspirateur à voiture. On parle du chantier autoroutier, des agrandissements des ponts et de l’effroyable logistique nécessaire comme de « prodigieuses prouesses techniques », mais franchement au niveau de la beauté, cette artificialisation, aussi compliquée soit-elle, n’arrive pas à la cheville de la déambulation de l’eau.
Le « chantier du siècle » selon certains commentateurs : plus de 300 millions d’euros de budget et un ballet incessant de voies fermées puis ouvertes, de déplacements de plots et de rambardes, d’échafaudages, d’escaliers, de terrassements et d’empilements de cailloux, de renforcement de digues, de goudronnage et de poses de murs anti-bruit, de bruits de marteau piqueur, de compacteurs, de foreuses en tous genres, de panneaux « la sécurité, c’est l’affaire de tous ».
Une trentaine de « bases vie » de chantier tout du long, plusieurs centaines d’ouvriers s’agitant la journée et la nuit. On a bien essayé, mais on n’a pas trop pu leur parler. On n’avait pas demandé la permission au service com’ d’Area, et le hasard ne nous a pas souri. Soit ils étaient très affairés quand on passait à côté, soit ils n’étaient pas bavards, soit ils étaient inaccessibles, sur un îlot de travaux au milieu des voitures qui roulent à 80 ou 110 kilomètres par heure. À un moment, on s’est dit qu’on aurait pu descendre en rappel d’un pont pour les atteindre et faire une interview, mais on l’a même pas fait – que de la gueule.
Une autoroute en travaux, c’est comme une dégauchisseuse. On peut s’en approcher, mais le danger est presque partout. Pendant plusieurs kilomètres on a tenté de la suivre au plus près, notamment par cette piste 4x4 discontinue, coincée entre le bitume et le Drac. Mais c’était pas rassurant : on avait un peu peur de se faire engueuler d’une part, et puis peur aussi des camions qui déboulent, des gros fils élec’ qui dépassent, de « l’érosion des berges » due aux travaux induisant des « risques de noyade ». Il y a encore deux ans, cette bande de terre entre le Drac et l’A480 était beaucoup plus « sauvage », il y avait même une ou deux tentes, refuges pour personnes n’ayant pas d’autre endroit où dormir. Depuis le début des travaux, l’autoroute s’est encore rapprochée du fleuve, et tout l’espace est maintenant « rentabilisé » pour les travaux. De toute façon, on voulait parler à des humains, et vu que notre pêche aux ouvriers n’était pas fructueuse, on est allé voir des habitants.
C’est Pierrot et Odile qui ont commencé le chœur des lamentations. Le grand chœur universel de la plainte, celui qui résonne un peu partout un peu tout le temps. À force de subir sans pouvoir agir, à défaut d’être acteur, d’avoir son mot à dire, de se sentir pris en compte, reste la râlerie, ce besoin de consolation impossible à rassasier.
Un chœur qui s’exprime pour beaucoup de problèmes, pour des tas de chambardements, de grands projets et de petits soucis – mais qui est toujours là quand il s’agit de chantiers gigantesques.
A-t-on déjà vu des riverains se réjouir du bruit, de la poussière, des interdictions de circulation, des barrières qui se montent et se déplacent ? A-t-on déjà vu un chantier heureux ?
Pierrot et Odile n’ont pas grand-chose d’aigris, toujours pêchus et blagueurs malgré la octantaine approchante. Ce sont les seuls habitants de ces bâtiments collés à l’autoroute au bout du cours Berriat, qui accueillent quantité de petites entreprises et aussi les salles de concert bien connues du Drak’art et de l’Ampérage. Depuis plus d’un an, leurs nuits ne sont plus bercées par la musique plus ou moins harmonieuse des soirées festives – covid oblige. Leurs journées et leurs sommeils sont par contre habités des bruits de compacteurs qui tassent et aplatissent la route, des foreuses hydrauliques qui creusent des immenses trous d’une trentaine de mètres de profondeur, et de tout un tas d’autres bruits de moteurs, disqueuses, alarmes de recul, etc. Ça les empêche pas franchement de dormir, mais quand même ça pose une ambiance, avec des fois les verres qui s’entrechoquent et les meubles qui bougent : « En fait le chantier, ça fait vibrer, comme les grosses lignes de basse. »
Un peu plus tard, on a retrouvé ce mot : « vibrant ». Il qualifiait un des quatre menus du Sens des saveurs, un restaurant proposant une « alimentation ressourcement et des box détox » dans le quartier Bouchayer-Viallet, jouxtant lui aussi l’autoroute. Le café est à deux euros, et même s’il est « Naka détox », ça nous a fait mal au slip et pas donné envie de revenir goûter le menu « ressourçant » ou celui « énergisant », ni leur « pudding au graines de chia » ou « gâteau sans gluten aux vitaliseurs ». C’est marrant comme on peut « vibrer » à cause de différentes choses, graines germées, produits lacto-fermentés ou foreuses hydrauliques qui fait bouger les murs de ton appart’.
C’est Marielle qui nous a entonné le deuxième couplet du chœur des lamentations. Habituée du parc Vallier-Catane, juste à côté du pont de Catane, elle a assisté impuissante à la réduction de « son » parc, aux centaines d’arbres coupés, au rabotage de l’espace où elle promène ses deux chiens, le tout sans aucune concertation ni même information. « On ne sait jamais ce qui va se passer, il y a des grandes grilles, elles sont là depuis un an sans servir à rien. » Sur une petite pente, quelques rangées de vignes ont été plantées, qui devraient aboutir à une production tout-à-fait symbolique, « c’est ridicule » assène Marielle. Elle n’apprécie pas trop non plus les grands poteaux rouges plantés de travers, « une œuvre d’art, paraît-il ».
Dans ce genre de déménagement du territoire, la novlangue est toujours au rendez-vous. Ainsi les panneaux de la ville assurent, malgré les tonnes de béton déversés : « Grenoble s’embellit. » Sur les arbres plantés, pour l’instant rachitiques, il y a des panneaux proclamant notamment « un arbre, de l’air pur ». Area a assuré qu’elle effectuerait « 50 000 plantations le long de l’A480 », mais combien d’arbres coupés ? Combien de sources « d’air pur » déracinées ? Quand bien même la société autoroutière planterait dix fois plus d’arbres qu’elle en a arraché, le « bilan carbone » de ces gigantesques travaux – évidemment jamais communiqué – est de toute façon catastrophique.
Juste de l’autre côté du boulevard Joseph Vallier, il y a les résidences de l’Ouest. D’immenses barres d’immeubles, environ 1 500 habitants entassés ici, dont la plupart juste à côté de l’autoroute. Alors eux aussi ont droit aux vibrations, au bruit et à la poussière. « Il y a même eu des fissures dans certains apparts à cause du compacteur » nous assure un habitant. Le responsable du syndic assure que ce n’est pas prouvé que c’est la faute du chantier. « Chez moi, les verres s’entrechoquent souvent, ça vibre » assure un autre. Des conséquences pas vraiment prises en compte, selon le gardien : « Des habitants disent que le mobilier vibre, Area répond que “non c’est pas possible”. Ils ont mis des appareils pour mesurer le bruit et les vibrations mais forcément selon eux, ça ne dépasse pas les limites. » Un des bâtiments se serait enfoncé de quelques centimètres, toujours selon le gardien. Pour compenser les nuisances, la Métropole aurait subventionné l’ajout d’une deuxième fenêtre afin de faire baisser le bruit. Un habitant rencontré se plaint de ne pas avoir été au courant de cette possibilité.
Ici aussi, on se désespère du manque d’informations, de la difficulté d’avoir un interlocuteur parmi les entreprises conduisant les travaux. Le gros chantier en cours, c’est le mur anti-bruit, réclamé par certains et déjà détesté par d’autres. « Tous ceux qui habitent du rez-de-chaussée jusqu’au troisième étage, ça va leur enlever toute la vue » analyse un habitant.
Ce mur est presque fini, un kilomètre plus loin, à Mistral. Dans ce quartier, s’il fait l’unanimité, c’est contre lui. Le Daubé (3/05/2021) avait recueilli les paroles d’habitants parlant du « mur de la honte » ou s’interrogeant : « C’est le quartier qu’on a voulu protéger de l’autoroute ou c’est l’autoroute qu’on a voulu protéger du quartier ? »
Ce jour-là, les témoignages recueillis juste en bas de ce mur sont du même ordre : « On est trop enfermé, ce mur fait au moins six mètres de plus que l’ancien mur. » Il y a trois ans et demi, on avait fait un reportage sur les petits immeubles entourés de jardins qui jouxtaient l’autoroute. Des bâtiments habités par de vieux habitants très attachés (et attachants) qui ont été rasés pour laisser la place à l’autoroute agrandie et au talus servant de base à ce « mur de la honte ». Pour l’instant, il y a juste quelques bouts d’herbe, en attendant les centaines d’arbres qu’Area est censée planter l’hiver prochain. « Avant on voyait tout le plateau du Vercors, maintenant il n’y a plus que le Moucherotte qui dépasse, s’énerve un habitant. Même les gens du sixième étage ont leur vue gâchée ! Et pour le bruit, franchement, écoute… On entend encore beaucoup l’autoroute hein. »
En dehors de ce chantier, de cette râlerie actuelle, c’est la permanence des travaux dans ce quartier qui agace ce couple parti il y a huit ans mais qui revient souvent discuter avec ses anciens voisins : « Ça fait trente ans qu’il y a des travaux ici ! C’est pour ça qu’on est parti de ce quartier. Toujours le bruit, la poussière, les camions, le bordel… Il n’y a presque pas un jour de répit. » Mistral vit en effet depuis des décennies au rythme des destructions-reconstructions à coups de centaines de millions d’euros. Le but n’est officiellement pas de subventionner le BTP mais « d’ouvrir le quartier ». Comme partout les opérations immobilières ne changent néanmoins rien à la réalité sociale de ce quartier, le plus pauvre de Grenoble.
Ce « mur de la honte » vient en tous cas anéantir toute volonté « d’ouverture », en tous cas vers l’Ouest. Plus les routes sont grandes, plus elles sont larges, plus elles créent des frontières, cloisonnent encore plus la ville, entre ses différentes « zones ». « Des jeunes sont en colère contre ce mur, conclut un habitant. Regarde là-haut, ils ont essayé de mettre le feu. » De quoi rappeler les tags « les assassins du mur » aperçus au fond du parc Bachelard, havre de paix jouxtant la fin de l’A480 qui n’a pas trop été défiguré par le chantier. « Assassins » est sans doute un mot trop fort, même si ce chantier a aussi eu ses victimes : selon les traces trouvées dans Le Daubé, au moins un ouvrier mort, et deux autres grièvement blessés.
Et les maladies respiratoires ? On sait que les gamins peuvent être encore plus sensibles à la pollution atmosphérique. Avec l’agrandissement, l’A480 se rapproche encore un peu plus de l’école Vallier, rue Ampère. Mais pas de panique ! Area va « cofinancer » les 4,6 millions d’euros nécessaires à la réfection des bâtiments de l’école, surtout une amélioration de l’isolation et de la ventilation : « Actuellement, pour aérer une pièce, “on ouvre les fenêtres”. Pas idéal dans un secteur pollué (...). Aussi un système mécanique de renouvellement de l’air, via une centrale de traitement, sera-t-il installé. “Le volume d’air d’une classe sera ainsi renouvelé une dizaine de fois par heure” » (Le Daubé, 17/04/2021). Et pour la cour de récréation ? Aux dernières nouvelles, aucune système de filtration de l’air n’est prévu. Voilà donc toute l’ambition du chantier autoroutier : afin de contrer ses effets délétères (l’autoroute agrandie verra a priori passer plus de 100 000 véhicules par jour), on construit des murs, on calfeutre des gamins, on essaye d’atténuer les conséquences, sans jamais s’attaquer aux causes.
Face aux lamentations, les promoteurs des chantiers entonnent toujours le même refrain : « Vous verrez à la fin tout le monde sera content. » En arrosant de millions d’euros les alentours de l’autoroute, ici en plantant des arbres, là en rénovant une école, Area veut faire oublier qu’elle est la principale bénéficiaire de ce déménagement du territoire. En échange des centaines de millions déboursés, la société autoroutière a obtenu une prolongation de ses concessions et la possibilité de juteuses augmentations de ses péages en général. De plus, comme l’explique un article de Place Gre’net [1], pour « rembourser » les travaux de l’A480 elle pourra bientôt encore plus augmenter les tarifs des péages de Voreppe et du Crozet (celui en venant du Trièves).
Au bout de dix heures au plus près de ce vacarme autoroutier, on en avait plein la tête. Comment font-ils, ces ouvriers et ces riveraines pour supporter ce boucan toute la journée ? Nous on n’est pas habitués, alors pour se ressourcer on est allés se poser au bord du Drac. Ce « Dragon » qui ne fait plus si peur aujourd’hui : malgré les risques d’inondation relevés ces dernières années par la préfecture, les élus continuent de construire juste à côté. En fermant les yeux pour essayer de chasser les bruits des moteurs et des marteau-piqueurs, on s’est mis à rêver que le Drac se venge, qu’il s’élargisse, qu’il recouvre l’autoroute, que lui aussi passe de un à deux lits.