Accueil > Février 2018 / N°44

« L’urgence, c’est le décloisonnement »

Suite à l’interview de l’auteure Marion Messina parue dans le dernier Postillon (autour de son roman Faux Départ), un lecteur nous a écrit pour nous demander si « Marion Messina était la même personne qui écrivait il y a quelques années sous le nom de Marie-Thérèse Bouchard, une grenobloise qui tenait un blog dont les articles étaient repris par Fdesouche, Novopress et la fachosphère... ». Nous on n’en savait rien, alors on lui a demandé. Et comme il s’avère que c’est bien elle, on lui a posé quelques questions sur ce passage de sa vie.

À dix-neuf ans, tu as ouvert un blog qui a vite plu à la « faschosphère ». Comment ça s’est passé ?

Tout d’abord je tiens à préciser quelque chose de très important. Le terme « fachosphère » concernant des blogs est particulièrement galvaudé. On parle de gens tout seuls derrière leur écran qui gèrent un blogspot lu par pas plus d’une centaine de personnes. L’influence de cette sphère était insignifiante. De tous les blogueurs affiliés de près ou de loin à cette mouvance je n’ai jamais rencontré un seul « facho ». J’ai vu des jeunes, des trentenaires branchouilles, des mères de famille, qui n’avaient jamais l’once d’un gramme de « potentiel facho » en eux. Je me souviens d’un très brave type qui se posait des questions sur l’immigration et qui était marié à une ivoirienne. Si la gauche n’avait pas « tabou-isé » certains sujets de société, il n’y aurait pas une telle frustration et une telle capacité de récupération pour le Front et ses assimilés.
Ce qu’il y a c’est plutôt qu’à une époque de moraline de gauche très prégnante, les gens qui n’adhèrent pas à 100 % au discours officiel se sentent en marge, et trouvent souvent plus valorisant de se définir « contre » que « pour mais avec des nuances ». Aussi, comme moi-même je n’étais pas extrême dans ma position je n’ai jamais rencontré de blogueurs extrêmes. J’ai d’ailleurs vu ces gens, affiliés malgré eux à la « fachosphère » lire Coupat, le Comité invisible, se revendiquer d’une gauche sociale historique, et pas la gauche sociétale d’aujourd’hui qui file une Légion d’honneur à un prince saoudien et s’immisce de manière très dangereuse, quasi-totalitaire pour le coup, dans la vie intime des gens, voire dans leurs pensées.
Pour en revenir à ta question, j’ai écrit un premier billet de blog très personnel et en même temps très généraliste, sur la question de l’identité et de la représentation dans les médias des « petits Blancs » des « quartiers ». Je voyais après les émeutes de 2005 et l’élection de Sarkozy en 2007 que les sociologues officiels des médias présentaient toujours la banlieue comme pauvre, dangereuse, peuplée d’immigrés et descendants d’immigrés. Et j’avais l’impression que cette présentation de la réalité, hyper manichéenne, se faisait au détriment des couches populaires… qui sont aussi composées d’Européens ! J’avais l’impression qu’on cherchait à racialiser une problématique avant tout sociale. Comme parler de la couleur des gens des quartiers pour détourner l’attention sur les vrais problèmes. Ce n’est pas un problème racial mais un pur problème de classe. Peut-être après tout que la gauche politique a besoin d’envoyer de la chair à canon à l’extrême droite pour continuer à justifier son existence de « garde-fous », puisque sur le strict combat des idées elle ne sert plus à rien. Bref, mon billet a été repris en moins d’une heure par le site Fdesouche [NDR : Français de souche]. Donc mon blog tout juste émergent a reçu un énorme coup de projecteur, mais que d’un seul type de lectorat.

As-tu eu des contacts avec les personnes de Fdesouche, Novopress, ou d’autres blogueurs ?

Je n’ai jamais eu de contact direct avec les « patrons » de Fdesouche. Des blogueurs ont pris contact avec moi, par mail dans un premier temps, puis j’en ai rencontré quelques-uns. Mais c’était des blogueurs « soft ». « Réacosphère » pas « fachosphère ». Libre à eux d’être nostalgiques et de ne pas tout approuver dans l’époque actuelle ! « Réac », « progressiste », peu m’importe… Si on vient me parler, je réponds. J’ai été contactée par Novopress pour me demander l’autorisation de reprendre des articles et je l’ai donnée. Et si c’était à refaire aujourd’hui je la redonnerais. Je me fous de savoir qui me reprend, ce qui compte c’est que les idées circulent, et parfois elles peuvent circuler dans un média à l’opposé de tes idées mais sur lequel on retrouve un point commun. Aujourd’hui ce qui m’intéresse c’est les points communs sur lesquels nous pouvons tous discuter sinon la vie va devenir insupportable. Je n’aime pas le climat de défiance qui s’installe. Par exemple pour Faux Départ j’ai été contactée par un journaliste de Valeurs Actuelles, et un autre de L’Humanité. Et pour moi c’est très gratifiant. En tant qu’écrivain j’ai relevé mon défi : écrire une histoire universelle.

Comment te situais-tu politiquement à l’époque, tu m’as dit que tu étais « obsédée par l’islam » ?

J’avais une fibre profondément de gauche, mais celle d’Ambroise Croizat, pas de Ségolène Royal et Julien Dray. Je crois bien que je n’avais jamais encore voté. L’islam à l’époque je ne le connaissais pas du tout et j’en ai eu peur à un moment donné, en bonne laïcarde républicaine un peu naïve de dix-neuf ans. La présentation médiatique de l’islam à l’époque était pire qu’aujourd’hui. Peut-être que les médias se sont calmés à cause de Daesh. Ils ont sûrement compris que montrer cette religion du doigt, dans un pays où vivent 20 % de musulmans, après des attentats revendiqués par des islamistes dégénérés, allait semer la zizanie dans un pays qui n’en a pas besoin. En 2009-2010 je n’avais pas la télé, seulement internet et ce qui était présenté de l’islam était terrifiant. Être paniquée et obsédée par l’islam que j’y voyais était juste normal tellement on en faisait un portrait apocalyptique. Telle nana en Angleterre brûlée à l’acide par son copain jaloux et psychopathe (mais musulman), je ne sais qui fouetté à mort à l’autre bout du monde… Comme si on pouvait mettre au même niveau l’islam des Français et celui du Pakistan. Ce qui me choque le plus aujourd’hui, avec presque dix ans de recul, c’est que j’ai grandi avec des musulmans et je n’ai rien eu à leur reprocher. Et c’est avec ces merdes sur le Net que j’ai commencé à avoir peur d’une chose à laquelle je n’avais jamais été finalement confrontée. Se pose aussi une vraie question : comment peut-on grandir à côté de musulmans et arriver à vingt ans en ne connaissant rien à leurs croyances, leurs rites, leur dogme ?

Combien de temps as-tu laissé ton blog en ligne ? Quand tu l’as fermé, as-tu eu des discussions avec les personnes citées ci-dessus ?

Je ne me souviens pas vraiment. Deux ou trois ans en ligne. Quand je l’ai fermé personne n’a pris contact avec moi pour me demander pourquoi. Sur internet on n’existe pas vraiment.


Comment as-tu évolué par la suite, notamment par rapport à cette « obsession de l’islam » ?

Entre vingt et trente ans, c’est toute une vie ! J’ai voyagé, vécu à l’étranger, j’avais enfin une vraie vie, dépassé la crispation de l’échec universitaire, je me suis prouvé des choses… donc je n’avais pas à me focaliser sur les autres ou leur attribuer une part de mes échecs, réflexe très régulièrement observé chez les « fachos » 2.0. Et il y a surtout que j’ai rencontré des musulmanes magnifiques, fortes, intègres, avec une incroyable ouverture d’esprit. Elles ont démonté sans effort et sans propagande les pires stéréotypes sur l’islam et la vie dans les pays musulmans.

Quelles sont les « techniques d’approche de la fachosphère » dont tu m’as parlé ?

Les personnes qui s’engagent le plus vite et le plus intensément dans ce type de mouvement sont les plus jeunes. Plus on est jeune et plus on est impressionnable, surtout une génération qui passe autant de temps sur le Net. L’extrême droite ne fait pas exception à tous les autres mouvements politiques : elle propose de transcender un quotidien médiocre dans le combat, en rencontrant d’autres personnes (ce qui est crucial dans une époque d’atomisation des individus) et en construisant une alternative.


Pourquoi penses-tu que des sites identitaires ont tant de succès, notamment auprès de certains jeunes issus d’un milieu de gauche ?

Parce que la gauche officielle est nulle ! Souvenez-vous du FN et de ses affiches « Jaurès aurait voté Front national ». Si la gauche ne se revendique pas de Jaurès, ni dans les paroles ni dans les actes, il n’est pas étonnant que des gens issus d’un milieu de gauche soient interpellés par la rhétorique sociale du camp adverse. Et j’insiste encore une fois sur la gauche officielle aujourd’hui qui fait d’enjeux sociétaux mineurs des problématiques de société. Les gens se foutent de la légalisation du mariage gay quand ils sont au chômage. Et ils ne supportent plus qu’on les traite de « racistes » quand ils s’inquiètent de n’être plus que deux familles d’Européens dans leur immeuble. Leurs préoccupations ne sont pas secondaires ou illégitimes, parler d’immigration de manière dépassionnée, avec des statistiques, c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire au lieu de donner le choix entre « racisme » et « grand remplacement ». Les gens issus de milieux de gauche veulent qu’on parle de précarisation économique, d’abandon volontaire de projets familiaux faute de moyens, de la condition des vieux dans les Ehpad, des gamins qui sortent de treize ans d’éducation nationale avec le sentiment d’avoir été à la garderie mais de n’avoir rien appris. Avec la gauche actuelle on dirait que ces thématiques sont secondaires, voire inexistantes, et que ce qui définit un « bon » électeur de gauche c’est les enjeux sociétaux.

Quels conseils donnerais-tu aux personnes séduites « par défaut » par la fachosphère, faute de se sentir accueillies par d’autres courants politiques, notamment de gauche ?

De parler, parler, parler, de tous les sujets, avec tout le monde. Finalement je me rends compte que la très grande majorité des Français, même ceux qui votent aux extrêmes, s’accordent sur beaucoup plus de sujets qu’on ne le pense. Si tout tient c’est parce qu’on fait croire aux gens qu’ils sont dans des cases, qu’ils ne peuvent pas se comprendre, et qu’ils ne sont pas « compatibles » entre citoyens d’un même pays. Ajoutez à cela un soupçon d’islamophobie de plus en plus grotesque (pointer du doigt un seul burkini sur une plage pour le transformer en phénomène de société bidon) et on a le sentiment que la guerre civile est la seule issue possible. L’urgence, c’est le décloisonnement.