L’histoire se déroule un jour de septembre 2021 à Voiron, 20 000 âmes au compteur. Une charmante bourgade où s’illustrent trois institutions gastronomiques ancestrales : le sirop, les liqueurs et le chocolat. Le Chocolatier, fils, petit-fils, arrière-petit-fils de chocolatier, aime à entretenir dans ses nombreuses interventions médiatiques la légende d’une « saga familiale » pour offrir aux clients « le meilleur de l’accueil, du goût et de la qualité ». La presse ne cesse de le brosser dans le sens du poil, comme le montre cet extrait d’un reportage récent de France 3 Alpes (11/11/2020) : « Il est un niveau d’excellence auquel on se doit de lutter contre une éventuelle tendance à la modestie. Et ce niveau, [Le Chocolatier] l’a dépassé. Lorsque je lui demande s’il est bien le meilleur chocolatier du monde, il ne peut décemment qu’acquiescer. » Certains habitants voironnais racontent d’autres versants de l’histoire, pas forcément antinomiques, « l’arrogance » de ce notable qui « se prend pour le roi de la ville ».
Mais bref, il y en a un qui à priori n’était pas fâché avec lui : c’est le jeune gérant du pressing, qu’on appellera par commodité le Presseur. Son père, ancien président de l’union des commerçants de la Ville, s’entend très bien avec la famille du Chocolatier, tous deux ayant soutenu le maire de droite Julien Polat aux dernières municipales. Le Presseur n’a donc a priori aucune raison d’en vouloir au Chocolatier.
Mais alors que s’est-il passé ce 8 septembre, en fin de matinée ? Le matin, la chocolaterie avait reçu la visite de plein d’huiles (le Sénateur, la Députée, le Sous-préfet, l’Adjoint au maire) pour fêter le lancement d’une nouvelle unité de production du Chocolatier dans la ville voisine de Saint-Étienne-de-Crossey, arrosé par des milliers d’euros d’argent public du plan de relance. Après avoir fait risette devant le bâtiment historique, en plein centre de Voiron, le cortège d’huiles prit la direction du bâtiment de production. Le Chocolatier et sa femme (qu’on appellera la Chocolatière) montent dans une voiture, devancée par la voiture d’un de leurs employés. Au bout de leur impasse, le véhicule du Presseur, en train de faire une manœuvre pour se garer, bloque la sortie. L’Employé commence à s’énerver et à presser le Presseur, s’ensuit une montée de testostérone assez courante dans les histoires de voitures et de garade. Trois témoins disent que le Presseur se serait fait insulter, puis frapper au sol, puis casser ses lunettes. Le Chocolatier raconte que c’est le Presseur qui aurait débuté les hostilités, en crachant au visage de l’Employé et en disant « Joyeux Covid », qui se serait ensuite « vengé » en lui donnant « juste deux gifles ».
Un épisode sans grand intérêt pour le Chocolatier, qui va donc faire visiter son nouveau bâtiment et revient à peine deux heures plus tard « en ayant oublié cette histoire » selon lui.
Sauf que le Presseur n’a pas oublié, lui. « Très choqué » après les coups reçus, selon un témoin, il appelle son associé, qui est par ailleurs Policier à Grenoble. Ce dernier l’aurait dissuadé de porter plainte en lui proposant de plutôt venir régler ça « à l’amiable, dans un esprit de conciliation », toujours selon notre témoin. À sa pause de midi, l’Officier de police judiciaire fait donc le voyage de Grenoble à Voiron.
Après avoir cherché le Chocolatier sans succès dans son atelier de fabrication, le Policier s’apprête à repartir en voiture – entre-temps un Ami à lui et au Presseur l’a rejoint. C’est à ce moment-là qu’il croise la voiture du Chocolatier en train de revenir de sa nouvelle usine. Le Chocolatier, la Chocolatière et l’Employé vont se garer dans l’impasse de la chocolaterie.
Le Policier se gare lui dans la rue devant la chocolaterie. Rapidement, l’Ami rejoint dans l’impasse le Chocolatier, la Chocolatière et l’Employé et commence à leur réclamer de manière véhémente, mais sans violence, une « compensation » pour le Presseur suite aux coups reçus. Le Policier, lui, met une trentaine de secondes à arriver à cause de son handicap : suite à un grave accident une dizaine d’années auparavant, il souffre de multiples maux et boite notamment beaucoup, ce qui fait qu’il se déplace très lentement.
Arrivé devant le Chocolatier, le Policier présente sa carte de police, puis la remet dans sa poche. Le Chocolatier dit qu’il n’a pas eu le temps de la voir et que vu qu’il était habillé en short et tee-shirt, il ressemblait plutôt à un « hurluberlu se prétendant policier ». Ensuite, tout va très vite : sur les images [1], on dirait que la Chocolatière prend le bras du Policier pour revoir sa carte et que lui la repousse un peu.
En tout cas, le Chocolatier dit avoir cru que le Policier frappait sa femme, ce qu’il ne supporte pas, et que donc il a « mis à terre » le Policier avec une balayette. Aucune prouesse technique : on rappelle que le Policier est handicapé. « J’étais très énervé » reconnaît le Chocolatier qui poursuit : « Je n’ai pas vu qu’il boitait quand il est arrivé. »
Observant la scène depuis la rue, le Presseur rapplique en courant et se met à essayer de taper le Chocolatier. L’Ami veut y aller lui aussi mais « se fait les ligaments croisés » en prenant son élan : dépité, il se rabat sur ce qu’il trouve et tente de balancer une poubelle sur les agresseurs. C’est la bagarre générale, mais ça ne dure pas : une voiture de police municipale qui à priori patrouillait dans le coin déboule dans l’impasse, ce qui interrompt les coups de tous les côtés.
Bilan des opérations : le Policier, ayant subi un « trou noir », est emmené à l’hôpital pour des vérifications, la Chocolatière dit avoir eu 5 jours d’interruption temporaire de travail (ITT) pour des coups au sternum et le Chocolatier dit avoir eu 45 jours d’ITT pour une épaule démise.
Judiciairement, tout le monde a porté plainte contre tout le monde, le Policier contre le Chocolatier, le Presseur contre l’Employé, le Chocolatier contre le Presseur, etc. Ce sont les policiers de Voiron qui pour l’instant mènent l’enquête. Mais comme le Chocolatier reconnaît très bien connaître le commandant de police de Voiron, dont la femme est par ailleurs une adjointe au Maire, l’affaire pourrait être transférée à Grenoble. Le Procureur ne « peut pas en dire plus pour l’instant ».
En attendant justice, le récit de l’histoire a fait plusieurs fois le tour de la ville, plus ou moins déformé. « Je ne comprends pas que cette histoire ait un intérêt, s’alarme le Chocolatier. On est dans un truc à la Dubout [dessinateur humoristique auteur de merveilleuses scènes de bagarre] c’est vraiment du délire pour moi. »
Faut dire que pour une fois le Journal quotidien régional ne l’a pas du tout évoqué. Alors que les moindres coups reçus par un policier sont normalement rapidement médiatisés, cette fois-ci, aucun article n’a surfé sur ce fait-divers pour s’indigner de l’ « inquiétante montée de la violence dans la société ». De simples menaces floues proférées contre le Maire en janvier 2020 (voir Le Postillon n°55 – le journaliste du Postillon présent sur place n’avait pas entendu de menaces), non suivies de coups, ont déjà eu droit à quatre articles du Journal, prenant soin de dramatiser la situation (Le Daubé, 25/09/2020) : « Les maires sont-ils devenus les punching-balls de la population ? »
Le Maire, justement : lui qui ne manque jamais une occasion de manifester son soutien aux policiers, on ne l’a bizarrement jamais entendu sur cette affaire impliquant certains de ses soutiens notables. Les violences contre les policiers, après tout, c’est comme les chasseurs : il y a les bonnes et les mauvaises...