Salut Berthe.
Je sais : ça fait maintenant 115 ans que tu as calanché. Alors, si je me permets cette petite missive d’outre-tombe, c’est pour te donner des nouvelles de ton héritage.
Tu fais partie de Grenoble, parce qu’une rue centrale porte ton nom – depuis 1922, fait assez rare à une époque où toutes avaient des noms masculins. Les Grenoblois ont tous entendu ton drôle de nom, sans rien savoir de toi. Qui étais-tu, Berthe de Boissieux ?
Les informations sur ta vie sont rares : ce que nous apprend Yves Deshaires dans 350 ans d’école d’art... à Grenoble, c’est que tu étais une riche héritière (ton grand-père était conseiller du roi, ton père avocat à la cour royale d’appel de Grenoble), et que tu es décédée en 1908, à 62 ans. Dans ton testament, rédigé en 1892, tu annonces léguer ta fortune à ta cousine afin qu’elle « se serve de [tes] revenus pour soulager et aider ceux qui cherchent à gagner leur vie sans trop réussir » en précisant bien : « Je la supplie de ne rien donner aux mendiants que je déteste. » Je n’ai pas compris pourquoi, pour toi, les mendiants ne sont pas des personnes « qui cherchent à gagner leur vie », mais passons.
Comme ta cousine meurt avant toi, en 1907, c’est la fin de ton testament qui prévaut, celle où tu déclares : « Après la mort de ma cousine, je désire que ma fortune serve à fonder une école de dessin, peinture et sculpture à Grenoble pour les jeunes filles et un concours annuel avec un ou deux prix d’encouragement pour elles. »
Voilà un cadeau original pour la Ville de Grenoble, qui avait déjà une « école de dessin artistique applicable à l’industrie » depuis 1881, vivotant dans de petits locaux. Ton héritage, Berthe, est tombé à pic pour donner les moyens matériels à cette école d’art : grâce aux 700 000 francs qu’elle récupère, la ville peut annoncer en 1909 « l’amélioration de son école d’enseignement d’arts industriels, avec faculté d’en utiliser une partie à toute œuvre se rattachant aux arts » et son installation définitive au 25 rue Lesdiguères.
Aujourd’hui, sache qu’elle y est toujours... pour quelque temps. Je te passe les détails de ce siècle d’enseignement, des mutations de l’industrie à celles de l’enseignement artistique, passé – pour le meilleur comme pour le pire – de l’apprentissage de matières à celui de concepts. Mais toujours est-il que ton legs est actuellement en grande turbulence. En cause : d’importants problèmes financiers et humains.
À Grenoble comme ailleurs, le printemps 2023 a été agité socialement, des dizaines de milliers de personnes défilant régulièrement contre une réforme des retraites injuste, reculant de deux ans l’âge de départ. Parmi cette foule de mécontents, des élèves et enseignants de deux écoles grenobloises manifestaient pour les retraites et aussi pour alerter sur la situation de leur école.
Il y avait ceux de l’Ensag (école nationale supérieure d’architecture de Grenoble) et puis ceux de « ton » école d’art. Comme les architectes, ils dénoncent le manque de moyens alloués à leurs études. Une revendication commune à beaucoup de professions dans cette période dominée par l’inflation et l’austérité pour les secteurs non-rentables. Concrètement, pour les étudiants artistes, ça signifie un manque de matériel pour travailler (les achats ne sont plus possibles) et des agents qui manquent ou sont débordés, n’arrivant plus à répondre à leurs demandes.
En plus de manques matériels, ces agents doivent aussi subir des problèmes managériaux. Amel Nafti dirige les deux écoles de Grenoble et Valence (qui forme une même entitée, l’Esad) depuis 2018, et depuis, la situation des salariés s’est dégradée.
Depuis 2019, plusieurs lettres sont envoyées à la médecine du travail, qui vient faire un « diagnostic des risques psychosociaux ». Plus tard, la Métropole finance un audit réalisé par le cabinet d’expert-comptables KPMG. Différentes réorganisations suivent, un « courrier d’alerte » est rédigé, rien ne marche. Certains salariés partent, remplacés par des contrats courts plus vulnérables.
En 2023, et 200 000 euros de subventions retirés par la Région plus tard, la situation continue de se dégrader. Depuis le début de l’année, au moins trois agents sont partis en arrêt de travail, puis revenus. Les étudiants mobilisés se mettent à occuper l’école en mars, pour tenter de faire entendre toutes les voix : celles des agents en crise, des professeurs, et pour visibiliser les problématiques économiques. Durant des semaines, il y a des échanges avec la direction qui ne mènent à rien. Par ailleurs, la direction accepte l’occupation des étudiants, tout en imposant ses conditions, comme du gardiennage.
Veux-tu que je te raconte plus de détails, Berthe ? À la fin du mois de mars, les choses se tendent beaucoup plus, comme nous le racontent plusieurs étudiants. Le 30 mars, avant et pendant une réunion pédagogique, la directrice s’en prend à une professeure, qui, depuis, est en arrêt maladie. Le lendemain s’ensuit une assemblée générale organisée par les étudiants. Là aussi, la directrice est agressive avec une agente en particulier, entraînant de fortes tensions et des larmes du côté des agents. Quelques jours après, la directrice se met à son tour en arrêt-maladie. Le 4 avril, les agents déposent un droit d’alerte auprès de la Métropole, leur tutelle principale. Contactée, Amel Nafti assure qu’elle « ne souhaite pas s’exprimer dans la presse à ce sujet ».
Arnaud (1) travaille à l’école et analyse : « Ici, tout le monde veut partir. Et finalement, comme au collège, ce sont les personnes harcelées qui s’en vont... Là, en plus, la directrice se pose en victime, alors... » Alors, Amel Nafti se cherche une porte de sortie. D’après des connaisseurs du monde de l’art, elle aurait postulé pour prendre la direction d’une autre école d’art.
Sache, Berthe, que ce n’est pas la seule contradiction de la directrice de l’établissement que tu as participé à fonder. Au niveau national, la directrice défend les luttes des étudiants, elle appartient à l’association des directeurs d’école d’art (Andea). Cette structure alerte régulièrement sur les manques de financements du Ministère de la Culture. Cela n’a pas empêché Amel Nafti, à son arrivée, de changer le statut de la voiture de l’école, la passant de voiture de service à voiture de fonction. Elle peut ainsi s’en servir pour des usages personnels, malgré l’important surcoût pour l’école.
Ton patrimoine, on n’en a pas vraiment pris soin. Parce qu’en parallèle de toutes ces joyeusetés, le bâtiment du 25 rue Lesdiguères se dégrade : infiltrations d’eau, champignons qui poussent sur les murs, problèmes d’amiante, de plafond, de fenêtres cassées. Et même des tags !
Pour rénover tout ça, l’école devra déménager provisoirement dans des locaux rue de l’ancien Champ-de-Mars. L’information n’est tombée qu’en février, et depuis, les choses se préparent fébrilement. Il y aura moins de place, moins de matériel, sûrement moins d’agents... Les étudiants retrouveront l’école rue Lesdiguières dans quelques années. La Métropole parle d’en faire une école ouverte vers l’extérieur, avec la cafét’, la bibliothèque, la galerie et l’amphithéâtre en accès libre.
Pas sûr que cette rénovation sauve la situation critique actuelle. Le 10 mai, les étudiants ont porté leurs exigences devant la Métropole, et notamment devant le vice-président Pascal Clouaire, qui est aussi président du conseil d’administration de l’école. Parmi les différents points, il y avait l’attention toute particulière à avoir sur les agents en souffrance.
Léonard (1), un étudiant, était présent. « Les élus de la Métropole disent qu’ils savent que ça ne se passe pas bien, qu’on atteint un point de rupture. Mais comme la directrice est aussi en arrêt, ils en concluent que tout le monde a une part de responsabilité. »
Ce qui semble le plus inquiéter notre cher président de la Métropole Christophe Ferrari, c’est l’occupation des locaux par les étudiants. Dans une lettre à Pascal Clouaire, il assure : « Bien que comprenant l’importance de ce mouvement […] les services attirent mon attention sur l’illégalité de l’occupation en question. Il semble important qu’ [elle] cesse le plus tôt pour ne pas gréver les moyens financiers. […] Je reste à l’écoute afin de vous soutenir dans toute action pour assurer la libération des locaux, y compris par le recours à la force publique. »
Peut-être aurais-tu été d’accord avec lui, Berthe ? Aurais-tu acquiescé à cette ruse voulant faire porter la responsabilité de la faillite financière à des étudiants qui se mobilisent pour dénoncer la mauvaise gestion de leur école ? J’en sais rien, Berthe : je voulais juste te donner quelques nouvelles...-
(1) Les prénoms ont été modifiés