L’endroit tient à la fois de l’atelier et du magasin. À gauche de l’entrée, des établis et des outils, à droite des flippers et aussi un juke-box à réparer, au centre un vieux baby-foot en cours de reconstruction dont les pieds fraîchement repeints sèchent sur des tréteaux, au fond un comptoir et derrière le comptoir, Georges. Georges et son collègue Gérard ont respectivement 80 et 79 ans. « Nous, c’est par passion qu’on est encore là ».
Georges, c’est plutôt le baby. « Je vendais déjà des Bonzinis depuis quelques années quand j’ai ouvert ici en 1972. Je les répare et j’en vends une dizaine par mois : à des particuliers, à des collèges, des lycées, des collectivités et aussi à des entreprises. Par exemple, il y a plusieurs start up de Montbonnot, par là-bas, qui m’en ont acheté. Le baby-foot, c’est notre activité principale. »
Il me fait visiter la pièce adjacente, où plusieurs sont exposés, quand entre un ouvrier du bâtiment d’une trentaine d’années : « Je viens d’emménager et je voudrais un baby-foot. Je voudrais un Bonzini, j’en ai essayé d’autres, mais ceux-là c’est les meilleurs. » Georges le renseigne, puis une fois que le visiteur a pris congé, se tourne vers moi : « Tu vois, ce gars, il va revenir. C’est 2000 euros un baby neuf, c’est cher, mais il va revenir. J’ai jamais fait crédit. »
Et les flippers, alors ? « Pfiou, non. Les flippers on n’en vend plus, on en répare seulement. Moi je peux m’occuper des pannes les plus courantes, mais le spécialiste, c’est Gérard. Il n’y a plus que des particuliers qui nous en confient. » C’est le cas de ceux qui sont alignés contre le mur de droite. Il y en a un petit, plus coloré que les autres, qui date de 1973. Celui d’à côté, plus récent, arbore une glace ornée du portrait d’une femme-des-années-80-ayant-réussi-l’amalgame-de-l’autorité-et-du-charme. « J’ai même une photo avec cette fille, là, la Diamond Lady, qu’on a prise au salon de Chicago. Nous, les revendeurs, on était invités. » Il me montre un polaroïd de cet âge d’or, où on le voit plus jeune posant avec Hulk : « Là c’était en… (il cherche dans son répertoire des modèles). Ah voilà, Incredible Hulk, 1979. »
« Jusqu’aux années 90, ça marchait bien, on était une douzaine d’exploitants à Grenoble et aux alentours. Moi, j’avais 250 jeux dans différents établissements. Et puis ça a baissé et petit à petit ils ont tous disparu. De gros fabricants aux États-Unis ont mis la clé sous la porte, Gottlieb, Bally… Aujourd’hui il ne reste plus que Stern. Mais surtout, il n’y a plus de bars. Rien que dans ce petit bout de quartier (il désigne les rues alentour), il y en avait quatre ! Aujourd’hui, plus un seul. Et puis ceux qui marchent encore bien, par exemple quand tu passes boulevard Gambetta, ils ont du monde, mais les gens ne jouent pas. Ils viennent juste boire des bières.
— Ça leur coûtait quelque chose aux bars ?
— Ah non, on s’occupait de tout. Ils avaient une commission sur les parties. Mais c’est vrai qu’à la différence du baby-foot, qui est très robuste, le flipper est souvent en panne et c’est très complexe comme mécanique. Neuf, ça devient rare et c’est très cher, il faut compter près de 7000 euros, voire plus selon les modèles. »
Justement, le Provence, à côté du marché de l’Estacade, fait partie des rares bars à Grenoble où l’on trouve encore un flipper et des amateurs. Les habitués jouent volontiers, certains m’assurent qu’ils viennent aussi pour ça. Justement, Jérôme a fini sa partie et a l’air d’avoir son idée sur la question : « Tu sais, moi aussi j’ai eu des bars où il y avait des flippers, mais ça devient dur de tenir un bar. Du coup, pour garder la tête hors de l’eau, souvent tu fais aussi un peu à manger le midi et un flipper, ça fait du bruit, ça gêne les clients autour, et puis ça prend de la place, t’as meilleur temps de mettre une table, ça te rapporte plus d’argent. » Pour autant, il pense que le flipper n’a pas dit son dernier mot : « Aujourd’hui, il y a un retour des vieux jeux avec le rétro gaming. Et puis c’est stylé de mettre un flipper dans ton salon de tatouage, par exemple, alors ça devient un peu un truc de hipster . » J’avoue que ça me déprime un peu de penser que pour des gens qui en ont les moyens, le flipper devient un élément de décoration qui fait bien en arrière-plan de leur photo sur Instagram. Jérôme m’apprend qu’il existe des flippers numériques construits sur le modèle des traditionnels, et me montre des photos sur son téléphone. En effet de loin, on dirait un flipper normal, sauf qu’en fait au lieu d’une vitre avec en dessous un décor, un parcours, des bumpers, etc. il y a un écran. « Tu vois, l’avantage c’est que tu peux changer de décor sans changer de machine. À part ça, c’est tout à fait similaire, les boutons sur les côtés, tout ça, tu joues exactement pareil. » En effet, le site fait valoir que le joueur retrouve « les mêmes sensations » qu’avec un flipper traditionnel. Je me demande pourquoi le numérique passe son temps à faire des imitations de trucs qu’on connaît pour nous les vendre avec l’argument que c’est pareil. Alors pourquoi on ne s’en tient pas à notre première façon, si c’est pareil ?
« — Et tu peux faire tilt ?
— Tu peux faire tilt, oui, il y a des capteurs. L’autre avantage, c’est que tu peux régler le son ou mettre un casque, ou bien tu peux retransmettre la partie sur un écran plus grand pour que tout le monde voit, ou même jouer en réseau avec des gens du bout du monde. »
Une fois de plus, la version numérique du truc est aseptisée, silencieuse et réservée à des « gamers » qui jouent entre eux, éventuellement d’un bout à l’autre de la planète, mais de moins en moins avec leur voisin de comptoir. Jérôme croit assez à l’avenir du flipper numérique. Les tontons flippers de la rue Bordier en revanche, n’y croient pas trop. « Bof, ça marche pas tellement les flippers numériques, d’ailleurs je crois qu’un des principaux fabricants a fermé », réagit Gérard. Georges renchérit : « Non, la vérité c’est que les gens ne jouent plus de la même façon, le rapport aux jeux a évolué. Depuis l’arrivée des jeux vidéo et d’internet, les gens jouent sur leur écran. » Jérôme en convient volontiers : « Oui, c’est sûr que le déclin du flipper coïncide avec l’arrivée des consoles et des jeux vidéo. Les gens ont pris d’autres habitudes. Ils fréquentent moins les bars, ils jouent chez eux ou sur leurs écrans et les quelques vrais fans se retrouvent dans des salons spécialisés, c’est moins partagé comme pratique. »
Il faut reconnaître que les très jeunes joueurs de flipper sont rares. Globalement, les amateurs sont plutôt des gens qui ont connu les flippers quand on allait dans les bars et qu’on y voyait des flippers. Gérard l’a bien observé : « Moi j’ai un flipper chez moi, donc mes petits-enfants connaissent, mais ils n’y jouent pas. Mon fils oui, mais bon, il a cinquante ans. Avec les jeux vidéo, internet tout ça, les gens ne jouent plus pareil. Je sais pas si c’est mieux ou moins bien, mais ils jouent plus pareil.
— Et vous, vous y jouez ?
— Oh nous tu sais, on n’a jamais été tellement joueurs, ce qui nous intéresse, c’est la mécanique. »