Accueil > Oct. / Nov. 2013 / N°22

« Les patrons, ils n’ont quand même pas tous les droits »

Bien moins visibles que les facteurs, ils traînent dans les rues leur chariot chargé de publicités, poussent les portes des immeubles et glissent leurs prospectus dans les boîtes aux lettres. Invisibles si l’on n’y prend pas garde. Ils sont, en novlangue, des « distributeurs d’imprimés ».
Alpagué dans la rue, Fabien (pseudo) a accepté de nous parler de son taf. Son témoignage permet de réaliser que même si ces travailleurs précaires polluent nos boîtes aux lettres et parfois nos esprits, ils n’ont que rarement d’autres solutions pour croûter ou compléter leur maigre retraite. D’autant que les dépassements d’heures sont monnaie courante et non rémunérés. Un vrai boulot de merde.

Tu es officiellement « distributeur d’imprimés », ce travail consiste en quoi ?

Je distribue dans les boîtes aux lettres tout ce qui est publicité, magazines et journaux municipaux à Grenoble et aux alentours. Je commence à sept heures du matin. Je gare ma voiture et je rentre dans l’entrepôt et là on me dit ce qu’il y a à faire pour la journée. Ils me donnent une feuille avec le secteur que je dois faire et le nombre de documents à distribuer. Mon secteur change selon les semaines, je ne sais pas où je vais travailler, c’est la surprise.

Un secteur correspond à quoi ? Une rue, plusieurs, un quartier ?

[Il sort un plan] Tous les secteurs ont été redécoupés, là maintenant par exemple tout ça comprend le secteur 2, avant c’était le 3 et le 4. C’était un secteur de 800 boîtes aux lettres et maintenant ils l’ont monté à 1700, ça fait plus de boulot, plus de prospectus dans la voiture à transporter.

Tu travailles combien d’heures par jour ?

Ça dépend. Je travaille toute la matinée et je termine souvent entre 14h et 16h. Ce qui fait que je dépasse les horaires de mon contrat et je ne suis pas payé pour ces dépassements.
En plus l’inconvénient c’est qu’il y a beaucoup de clés pour ouvrir les entrées d’immeubles qui ne fonctionnent plus après 13h.

Ils ont l’autorisation de te donner des clés de facteur et des badges pour ouvrir les portes ?

Oui on a le droit de les avoir. Je pense que c’est légal si le patron le fait. Mais on accède à un espace privé, c’est pas normal...

T’as combien de kilos à charger dans ta voiture ?

Vendredi j’en avais 210, c’était léger, ça peut aller jusqu’à 600. Ce matin j’ai distribué un magazine qui est assez lourd.

Et sur ton chariot ?

Je suis passé de quatre roues à deux roues parce qu’il était tout cassé, les roues commençaient à être usées. Je pourrais pas te dire en poids. Je fais beaucoup d’allers retours à la voiture. Ce matin c’était le bordel parce que j’avais plein de magazines très lourds. J’ai même pas compté combien d’allers retours j’ai fait.

Qu’est-ce que tu fais quand tu tombes sur des boîtes aux lettres où est inscrit « stop pub », « pas de pub » ?

Quand c’est de la publicité je n’en mets jamais. Sinon je la pose sur les tablettes quand il y en a. Nous on respecte ça mais je sais que d’autres sociétés ne le respectent pas. Les magazines, comme ce n’est pas considéré comme de la publicité, je les mets dans les boîtes aux lettres qui indiquent « stop pub » et aussi les documents des mairies ou de collectivités locales, ça je les mets aussi.

S’il te reste des publicités, qu’est-ce que tu en fais ?

Je recompte tout et je leur fais un compte rendu. Il faut faire ça à chaque fois où il y en a trop ou pas assez. Je retourne déposer ce que j’ai en trop à l’entrepôt.

Qu’est ce que tu as comme contrat ?

J’ai un CDI. Ils te font un contrat de travail de 16 heures par mois mais t’en fais toujours plus. Le minimum en fait c’est 40 heures, payées au SMIC. Selon les semaines, j’ai un ou deux secteurs par jour. Un secteur, c’est quatre ou cinq heures. Si je fais des dépassements, je ne suis pas payé. À chaque fois je le signale, j’ai fait remonter, mais il ne se passe rien. Il y a aussi beaucoup de retraités qui travaillent et eux, ça leur passe par dessus la tête.

Combien tu te fais par mois ?

Au maximum 700 euros mais le plus souvent c’est entre 300 et 500 euros. Je suis défrayé pour l’essence et les tickets d’horodateur. J’ai commencé il y a quelques années parce que je ne trouvais rien d’autre dans le secteur dans lequel je suis diplômé. J’ai fait plein d’autres boulots différents avant d’être distributeur, toujours en intérim.

Comment tu fais pour vivre avec ce salaire ?

J’ai le complément RSA, ça me fait 100 euros en plus et je vis encore chez mes parents. Sans ça je ne pourrais pas. 

Il ne te plaît pas ce boulot...

Non pas du tout. C’est de plus en plus dur et moi je n’évolue pas. C’est la routine et j’aimerais bien trouver autre chose. Je fais toujours plus d’heures que ce que je devrais faire. La semaine dernière, il y a une journée où je me suis bien débrouillé, j’ai fait que 39 minutes en plus. Mais sinon c’est une ou deux heures de plus par jour. La boîte pour laquelle je bosse est dans l’illégalité. Les patrons, ils n’ont quand même pas tous les droits. Je note tout, j’ai calculé que j’avais plus de 100 heures de dépassement dans l’année. Un jour peut être que j’irai au boulot et je dirai : « ben tant que je suis pas payé, je bosse pas ! ».

Tu t’es déjà adressé à un syndicat ?

Non, mais j’ai rencontré un inspecteur du travail pour lui expliquer ce qui se passait, il est au courant. Il m’a dit que c’était illégal.

Tu discutes avec tes collègues de ces heures non payées ?

Je les vois que le matin mais c’est très individualiste comme travail donc on n’en parle pas et de toute façon ils ne veulent pas gueuler.

On peut dire que c’est un boulot de merde ?

Oui. Il y a pas mal de gens qui me le disent.

Qu’est-ce que tu penses de tout ce gaspillage de papier ?

Nos chefs nous disent que c’est du papier recyclé mais ça on n’en sait rien. Il y a des gens qui me font la remarque à propos de ce gaspillage. Et puis en général, les gens prennent la publicité et la jettent tout de suite.

Et physiquement c’est dur ?

L’an passé j’avais mal dans le bas du dos à force de me baisser. J’ai des collègues qui ont eu des soucis. C’est physique comme travail.

Comment ils font les retraités ?

Ils sont fatigués mais ils le font quand même. Souvent ils le font à deux.

Est-ce qu’il y a des contrôles pour savoir si t’as bien distribué ta pub et que tu l’as pas jetée à la poubelle ? Comment ça marche ?

Ils passent après nous et vérifient de partout, ils ouvrent les boiîes aux lettres, ils ont des lampes de poche. Ils font des fiches et on doit justifier pour quelle raison telle rue n’a pas été faite. C’est pour ça qu’on doit tout noter, les immeubles où je n’ai pas pu rentrer par exemple.

Si t’as une opportunité pour changer de boulot...

J’arrête. Mais il y a pas grand chose à part des petits contrats.



À Grenoble, Adrexo condamné pour travail dissimulé

En décembre 2012, la société Adrexo, « spécialiste de la communication opérationnelle locale » comme elle se définit elle-même, a été reconnue coupable de « travail dissimulé ». Et ça se passait à Grenoble. Treize salariés se sont cotisés et ont sollicité un huissier pour faire constater que leur temps de travail de distribution était bien plus long que celui pour lequel ils étaient payés. Ils ont ensuite frappé à la porte du conseil des prud’hommes qui, via des conseillers et un greffier ont eux aussi « constaté des temps de distribution supérieurs de 40 à 50% du temps de travail rémunéré. » Résultat après quatre ans de lutte et d’attente : Adrexo a été condamnée à verser 480 000 euros aux salariés. Avis aux 23000 autres salariés de la boite...
Source : La Tribune.


Lu sur les sites internet de deux sociétés de « distribution d’imprimés », Adrexo et Médiapost.
« Pour Adrexo, le capital humain est plus important que tout, il représente notre force et notre fierté. »
« Entreprise responsable, Mediapost s’emploie à réduire son empreinte écologique en agissant sur le transport, l’immobilier, la maîtrise de ses consommations, les achats responsables... »
« Chez Adrexo, notre politique de ressources humaines a toujours été dynamique et ambitieuse, et elle le sera toujours. »
« Mediapost conduit une politique volontariste afin de favoriser l’épanouissement de ses salariés (...) »
Petite annonce

Toi aussi tu estimes faire un boulot de merde, n’hésite pas à nous contacter pour témoigner. Le Postillon te tirera les vers du nez. À lire : le témoignage d’un agent de nettoyage dans le numéro 19 du Postillon. Contact : lepostillon@gresille.org