Accueil > ÉTÉ 2022 / N°65

Grenoble sous terre – épisode 3

Les vestiges de l’abri-culture

Où aller se réfugier en 2023, quand Poutine (après l’Ukraine, la Pologne et l’Allemagne) se mettra à vouloir dé-nazifier Grenoble ? Dans les années 1980, deux abris anti-atomiques ont été construits dans des parkings grenoblois. Partons à la découverte de ces lieux à l’abandon depuis vingt-cinq ans.

Rue Nicolas Chorier, au 33, crépi rugueux et beige sur le bâtiment. Au rez-de-chaussée, à gauche, le local du PS. À droite, l’entrée du parking Lionel Terray (maintenant, il s’appelle « parking Grenoble Saint-Bruno »). Il y a des barrières qui se lèvent, la loge du gardien, tout comme d’hab. La petite particularité, c’est que derrière l’entrée, sur la gauche, se trouve une porte longue en béton armé d’une dizaine de mètres, épaisse de 30 cm. Elle est censée sceller ce parking qui cache une double identité. C’est aussi un abri de « protection civile  » comprendre : un lieu où en cas de catastrophe, genre une explosion chimique, nucléaire, de simples bombes et même une inondation, les Grenoblois pourraient se réfugier.

En se baladant sur les deux étages du parking, on trouve les indices qui le confirment : des robinets le long des murs, un système de ventilation et de trappes d’air avec des filtres et des écoutilles, et, évidemment ces portes imposantes, remplies de béton avec doubles fermetures qui sont aujourd’hui maintenues ouvertes par un cadenas. Certaines portes du parking, closes, cachent les autres équipements de l’abri : une infirmerie, une cuisine avec de grands bacs, des hottes et une pompe d’eau. Il y a même des toilettes – une cabine faite de toile, avec un sac poubelle comme cuvette, le tout posé dans un couloir. Mais pas de lit de camp à l’horizon.

Sous le musée de Grenoble, il y a un autre abri, plus discret, qui s’étend le long de l’avenue Maréchal Randon. L’abri est séparé du reste du parking par une porte. Un agent de passage nous ouvre après quelques minutes de négociations. Il rigole : « Vous êtes pas le premier à me demander de visiter, y’a des étudiants qui viennent parfois. » Derrière la porte s’alignent des box de parkings privés. Là aussi, il y a les écoutilles. Et puis une cuisine, et des grands bassins pour stocker l’eau potable (qu’on n’a pas vus, là non plus). L’agent désigne le fond du parking : «  Ici, il y a une porte blindée, mais elle est tellement massive, il faudrait utiliser un cric pour la fermer.  »

Si on additionne les capacités de ces deux abris, on compte 3 000 places environ. Vu qu’il y a plus de 160 000 habitants, comment choisir les Grenoblois à sauver ? L’agent répond : «  J’en ai discuté avec un abonné présent depuis la construction du parking. Il m’a expliqué qu’il a dû signer un document afin que, en cas de catastrophe, il ne puisse pas venir se réfugier dans son propre box.  »

Mais qui a eu la brillante idée de protéger une minorité de Grenoblois ? C’est sous le mandat d’Alain Carignon qu’ils ont été construits. « C ’est Haroun Tazieff qui a conseillé de construire ces abris  », nous raconte-t-il. Tazieff, c’est un vulcanologue célèbre, sous-secrétaire aux risques majeurs (1981-1986) puis élu municipal et départemental en Isère aux côtés d’Alain Carignon (qui lui, était ministre de l’Environnement en 1986 à 1988). « J ’ai beaucoup de sympathie pour Haroun Tazieff. Je lui ai demandé de faire une liste des risques majeurs, il les a recensés. Il y avait le besoin d‘intégrer le risque de radioactivité. Du coup, quand il a fallu construire de grands équipements, on y a ajouté des abris. Si on avait fait un tunnel sous la Bastille, on en aurait sans doute ajouté un.  »

Ça tombe bien, Alain Carignon adorait construire lors de ses mandats, surtout des parkings (il en a commandé au moins quatre). Ainsi, la construction du parking-abri Terray s’accompagne d’une reconstruction totale du bloc, entre les rues Terray, New-York et Chorier. Un endroit décrit à l’époque comme une « une friche industrielle devenue un abcès de fixation pour les marginaux ». Comme pour Europole, la municipalité va faire disparaître un lieu de vie en coulant du béton et en magouillant allègrement.

Comme le raconte le bouquin de Raymond Avrillier et Philippe Descamps Le Système Carignon (1996), dans le domaine du BTP «  l’entente semble avoir fait intégralement partie des mœurs grenobloises ». La société choisie pour construire l’îlot Terray, Enbatra, n’y déroge pas, puisqu’elle est impliquée comme «  sponsor » de la campagne d’Alain Carignon en 1993. « Certains confondent parfois les dons très officiels qu’ils ont pu faire aux partis politiques et les enveloppes occultes », remarquent les auteurs du livre. Le cas des parkings aux abris anti-atomiques est même cité en illustration dans le livre. Le patron d’une entreprise de BTP écrit à un proche de Carignon, en novembre 1989 : « En ce qui concerne le bureau d’étude, le [X] a l’air de faire le forcing pour obtenir la maîtrise d’œuvre de l’opération. Il faut savoir qu’actuellement [X] réalise les parkings Musée, Lionel Terray et Verdun. Il serait donc plus logique pour respecter une juste répartition que [Y] ait seul la main-d’œuvre au CHU.  »

Inaugurés en 1989 et 1991, les abris sont à peu près entretenus jusqu’en 1997 environ. À cette date, après le départ de Carignon en prison, la Ville s’en désintéresse petit à petit. Les visites des services s’espacent, et deviennent trimestrielles. En 2005, l’adjoint à l’urbanisme Pierre Kermen répond à un journaliste du Daubé (19/02/2005) : «  Des abris à Grenoble ? Personnellement, j’en ai jamais entendu parler.  » Tout comme Henri de Choudens, actuel président d’honneur d’IRMA (Institut des risques majeurs) et ami d’Haroun Tazieff. Selon une représentante d’Irma, il n’en a «  jamais entendu parler, il est vraiment étonné  ».

En 2007, le conseil municipal décide finalement de désaffecter ces deux abris puisque « plusieurs dysfonctionnements les rendent impropres à l’utilisation et très coûteuse la poursuite des entretiens.  » Ils sont simplement devenus l’objet d’articles dans la catégorie « insolite » des journaux. 

Ça fait cher le papier occasionnel. Pour à peine dix ans de non-service, les deux ont coûté respectivement 9 et 12 millions de francs, soit 5 millions d’euros en tout. Il y a d’autres endroits sous terre bien plus charmants et moins chers. Promis, une prochaine fois, on vous y amène.