Je dois avouer un certain penchant pour le sadomasochisme. J’aime me faire mal, et c’est comme ça que je me retrouve régulièrement dans des soirées horripilantes. Le 18 janvier dernier, je me suis par exemple fadé le lancement du festival Transfo, « le premier festival numérique 100 % alpin », à la Belle électrique.
J’avoue, j’y suis allé avec des a priori : je me doutais bien que me retrouver au milieu de combats de drones, de sets techno et de geeks bêtement enthousiastes n’allait pas me mettre en joie. Mais j’y suis allé avec une quête : voir s’il y avait une place, dans ce genre de grand-messe, pour des avis critiques du numérique. Le matin, même, dans Le Daubé, un des organisateurs de Transfo était longuement interrogé.
Le Daubé : « vous espérez pouvoir discuter avec les détracteurs [NDR : du numérique] ? »
Laurent Ponthieu : « Oui, clairement (…). On voit parfois donc des critiques de la science elle-même, on entend des personnes dire qu’on va trop loin. C’est une véritable question de société. On ne prétend pas y répondre, mais fournir des moyens pour permettre à chacun de rentrer [sic] d’autres personnes avec d’autres opinions pour échanger et se faire son avis ».
La soirée débute avec un speech des organisateurs, arborant tous un bonnet rose à pompon aux couleurs du festival. L’ambiance est détendue, tout le monde est so cool. Au micro, le directeur des ventes de Hewlett-Packard (HP), Philippe Rase, vante avec insistance la « démarche collective » et le fait que la plupart des personnes investies dans ce festival sont bénévoles. Lui a « réfléchi à ce festival au mois d’août pendant ses vacances », bénévolement comme une vingtaine d’autres personnes d’HP. La multinationale, qui veut créer « un monde où tout est connecté et possède une puissance de calcul — la technologie sera intégrée partout — tout et tout le monde sera connecté – nous pourrons tout comprendre » (voir Le Postillon n°43), est d’ailleurs un des deux partenaires « platinium » du festival, avec la Métropole.
S’impliquer de manière « bénévole » dans ce festival promouvant les débouchés de leur boîte est donc une marque de grand dévouement de la part de ces salariés d’HP. C’est beau l’engagement citoyen. Et en plus ça n’empêche pas d’être lucide. Laurence Commandeur, une autre personne d’HP, vante « la capacité de changement, parce que ça va aller, vous le savez, de plus en plus vite. Et ceux qui n’auront pas la capacité de changer... »
Mais justement alors, ces changements ? Sont-ils désirables ? Vont-ils favoriser l’émancipation et la liberté des humains ? Vastes questions qui ne seront pas du tout abordées dans tous les speechs d’inauguration. Ici on est là pour célébrer le numérique et le monde virtuel en construction, pas pour le questionner.
La Casemate brûle, et on regarde Twitter
Et forcément, ça me rappelle l’incendie de la Casemate. Parce que ce lieu a brûlé. Enfin, pas totalement : dans la nuit du 20 au 21 novembre dernier, le premier étage du CCSTI (Centre de culture scientifique technique et industriel – autre nom de la Casemate) a été incendié volontairement. Dans ce premier étage, il y avait notamment un « Fablab », c’est-à-dire « un lieu ouvert au public où sont mis à sa disposition toutes sortes d’outils, notamment des machines pilotées par ordinateur, pour la conception et la réalisation d’objets ». Toutes les machines ont brûlé, tout comme les « œuvres de plasticiens ». « En fait, ils ont fait brûler la culture », se lamente la chargée de communication de la Casemate.
C’est qui, « ils » ? Le 24 novembre, cet incendie est revendiqué. Un long texte anonyme posté sur le site internet Indymedia Grenoble dénonce le « totalitarisme technologique, finement modélisé, une version toujours plus autoritairement administrée de nos vies ». Un texte énervé contre le « leurre numérique », le « projet cybernétique », et tous les lieux comme les Fablabs qui participent à faire accepter ce déferlement technologique : « “Ville internet” se joint désormais à “Ville fleurie”, les dernières camelotes technologiques sont toutes “smart”, les bureaucrates de l’éducation nationale refilent aux bambin.e.s des cartables numériques. On introduit partout de nouvelles interfaces digitales ludiques. Les gestionnaires des villes satisfont les start-ups avides de fric et les masses tendanciellement geek en ouvrant des Fablabs dans les quartiers branchés. Ces dispositifs en apparence extrêmement hétérogènes visent tous à accélérer l’acceptation et l’usage social des technologies de notre sinistre époque ».
Cette attaque est incompréhensible pour beaucoup de personnes. Alors la Casemate est devenue pendant quelques jours notre nouveau « Je suis Charlie » local. Sur Kocoriko.fr, il y avait un appel à dons « solidarité avec la Casemate » qui a récolté 31 298 euros en quelques semaines « exceptionnellement, Kocoriko ne prélèvera pas de frais sur les dons que vous nous faites. Merci Kocoriko ! ». Le 29 novembre, les bénéfices du spectacle d’impro au bar La Bobine à Grenoble étaient reversés à la Casemate. Des subventions exceptionnelles sont votées par des mairies de l’agglomération et par le conseil régional. Les réseaux sociaux pullulent de messages de soutien et de « solidarité indéfectible ».
Sur Twitter, on s’indigne : « Détruire un Fablab pour dénoncer le “totalitarisme technologique”, c’est un peu comme détruire une AMAP pour dénoncer l’agriculture industrielle. #casemate #grenoble #idiots ». Cet incendie, qui serait le « stade ultime de la stupidité anti-technologies » laisse plein de commentateurs virtuels dubitatifs : « Je ne comprends pas l’incendie de la Casemate. Même d’un point de vue symbolique c’est complètement con ».
La Casemate en profite pour redorer son blason et se faire passer pour un gentil centre culturel. Pour l’adjointe de la ville de Grenoble au numérique Laurence Comparat, c’est « un lieu d’émancipation, un endroit de partage ». Pour le conseiller municipal de la majorité Thierry Chastagner, c’est un « bel outil de formation citoyenne et d’éducation populaire ». Pour l’ancienne ministre Fioraso, c’est « un symbole de culture, de créativité et d’intelligence collective ». Pour la directrice de la Casemate, « ils se trompent d’ennemi lorsqu’ils parlent de “dictature du numérique”. La Casemate, ça n’est pas du tout ça, on est justement dans le développement de l’esprit critique ».
« Émancipation », « éducation populaire », « esprit critique », c’est beau, c’est mignon, ça claque. Je suis pour : d’ailleurs comment peut-on être contre ?
Qu’est-ce que la Casemate ?
Dans un article du Postillon n° 32, on racontait l’histoire de Juliette (c’est un pseudo), une ancienne stagiaire de la Casemate. Elle avait été embauchée pour préparer une exposition autour du changement climatique. C’était un peu avant la fameuse Cop21 de Paris en 2015, et Juliette était bien motivée par ce sujet. Alors elle avait beaucoup lu et réfléchi à comment élaborer une exposition. Mais au fil des mois, elle avait déchanté : pour parler du dérèglement climatique, les responsables de la Casemate voulaient absolument utiliser des gadgets, comme des « masques de réalité virtuelle » ou une « forêt d’arbres incrustés d’écrans numériques ». Au sein de cette institution « symbole de créativité et d’intelligence collective », le réchauffement climatique était simplement perçu comme un bon prétexte pour populariser des masques de réalité virtuelle (dans lesquels on pouvait « voir » l’avancée du désert ou la fonte des banquises ).
Juliette trouvait stupide cette idée : « Comment peut-on mettre un masque à des gens pour leur faire ouvrir les yeux sur quelque chose ? (...) Je m’étais dit qu’il serait pertinent de proposer une exposition sur le cœur de métier de la Casemate : les nouvelles technologies, le numérique, le processus d’innovation, et leur impact sur le réchauffement climatique. (…) Je voulais d’abord provoquer des débats en réunion. Mais la proposition a été écartée et on n’en a jamais discuté. » Car à la Casemate, les nouvelles technologies ne sont pas un questionnement, mais un réflexe. Il faut avant tout les mettre en avant, les rendre attrayantes, sans jamais questionner leur utilité. C’est ce qui avait sidéré Juliette et l’avait poussée à témoigner dans notre journal. Avant de nous causer, Juliette avait prévenu ses anciens collègues de travail — elle ne voulait pas les trahir, mais les questionner. « On te dira ce qu’on en a pensé » avait promis l’un d’eux. Mais après la parution, elle n’a eu aucun retour. « L’esprit critique », « le débat » et « l’intelligence collective » tant vantés par les défenseurs de la Casemate, comme par les promoteurs du festival Transfo, ne s’appliquent jamais aux nouvelles technologies et aux dégâts qu’elles causent.
Une mission : faire accepter les nouvelles technologies
Grenoble se veut avant tout « innovante » et à la pointe des nouvelles technologies. Des petites start-ups, des grandes entreprises, des laboratoires financés par l’argent public : des milliers de personnes bossent tous les jours pour « innover » et trouver de nouvelles manières de faire du business. Selon le festival Transfo, 25 % des salariés bossent dans le numérique à Grenoble. Mais pour que tout ça fonctionne, il faut que ça se vende et que cela soit bien vu. Il faut que ces innovations, potentiellement sécuritaires, flippantes, inutiles, énergivores, ou polluantes, voire tout ça à la fois, soient avant tout perçues comme fun. Alors il y a les publicités à la télévision ou dans le monde virtuel, et puis il y a des endroits comme la Casemate, ou comme la scène nationale l’Hexagone à Meylan, et son célèbre festival des rencontres Arts-Sciences coorganisé et financé par le CEA.
Bien entendu, ces lieux ne se présentent pas comme ça. L’Hexagone, ou la Casemate, prétendent surtout faire de la Culture, avec un grand Q. « On est là pour faire de la médiation, pour que chacun se fasse son avis. On présente des technologies, mais ce n’est pas pour les promouvoir », m’assure Jeany Jean-Baptiste, la nouvelle directrice de la Casemate depuis septembre dernier. « On se demande comment ces technologies peuvent être détournées dans des missions de médiation culturelle et technique. C’est le socle de notre activité. On veut donner à comprendre. Un centre de science sert à donner des clefs de compréhension. » J’ai papoté pendant une heure avec Jeany Jean-Baptiste. Sur les bienfaits et méfaits des nouvelles technologies. Et puis sur le rôle d’un centre de science. On n’était pas d’accord, la discussion étant néanmoins cordiale. Mais j’en suis ressorti avec le même goût amer que j’avais à la soirée de lancement du festival Transfo : avec l’impression d’être enseveli par une avalanche et de ne pouvoir discuter avec ceux qui l’ont déclenchée que de la qualité de la neige.
Aujourd’hui, la vague numérique est un tsunami. Des milliards d’euros et de dollars sont mis dans la promotion de l’e-monde qui vient. Les nouveaux maîtres du monde, Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et compagnie, sont prêts à mettre des sommes pharaoniques dans la culture ou même dans le social, pour accompagner leur projet de domination cybernétique du monde.
Alors si un « centre culturel » voulait avoir un minimum de crédibilité pour revendiquer un « esprit critique » ou une « éducation populaire » sur ces sujets, il devrait commencer par refuser tout partenariat avec les acteurs de ce domaine.
Des partenaires particuliers
Parmi les nombreux partenaires de la Casemate, il y a une flopée d’institutions œuvrant sans aucun « esprit critique » au développement des nouvelles technologies : Génération Robots, Xérox, l’institut des neurosciences, Orange, Minatec, l’Union des industries et métiers de la métallurgie... Parmi les membres de son conseil d’administration, il y a même des représentants du CEA-Grenoble, du Synchrotron, du réacteur nucléaire l’Institut Laue-Langevin. Jeany Jean-Baptiste a beau m’assurer que « nous n’avons pas de lien mercantile avec les membres du conseil d’administration, nous ne sommes pas du tout le service com’ de nos partenaires : eux ne nous imposent rien, on construit nos expositions comme on veut », je ne peux que voir dans ces partenariats une preuve que la Casemate ne posera jamais de questions dérangeantes autour des sources de profit de leurs partenaires.
Au conseil d’administration, il y a aussi une structure grenobloise assez discrète : l’Idea’s Lab. Qu’est-ce que c’est que ce machin ? Ce « plateau d’innovation ouvert multipartenaires collectivement créé par le CEA Tech, France Telecom, ST Microelectronics et Hewlett Packard » a pour but de trouver des idées pour travailler à l’acceptabilité des nouvelles technologies. Pour que tous les nouveaux produits inventés puis commercialisés par ces multinationales puissent immédiatement trouver un public. La Casemate est en quelque sorte l’interface grand public de l’Idea’s lab : ses expositions, ateliers ou visites guidées font partie de la « relation clients » de ces grandes entreprises.
Voilà toute l’habilité des promoteurs de la Casemate : alors qu’ils œuvrent pour les winners, pour ceux qui mènent la marche du monde, ils parviennent à susciter une empathie généreuse : 564 personnes ont répondu à un appel à dons.
Des bonnes causes, des associations en galère, des gens qui manquent de tout, il y en a plein. La Casemate, malgré cet incendie, ne sera jamais en danger. Il ne manquera jamais d’argent public pour accompagner l’acceptabilité des nouvelles technologies : ces dernières années, la Casemate a touché des millions d’euros de la part du programme d’investissement d’avenir Inmédiats, dont le but est de « développer et d’expérimenter de nouveaux outils de médiation culturelle exploitant le potentiel des nouvelles technologies numériques ». Aujourd’hui, le lieu postule à d’autres « financements d’avenir » (notamment via le projet Grenoble Alps Together, abrégé en « Great »), en plus des près de 1,7 million d’euros d’argent public que touche la Casemate chaque année (de la part de la Métropole, la Ville de Grenoble, la Région, l’État, l’Europe).
Les makers idiots utiles ?
Bien entendu, parfois, il peut y avoir à la Casemate des activités sympas, des expositions instructives ou des jeux rigolos pour les enfants. Au Fablab, le lieu qui a brûlé, il paraît que chacun pouvait venir bricoler et être un maker : comment peut-on critiquer une telle initiative ? Peut-être en relisant une partie du reportage du Postillon n° 40 au sujet du salon Maker Faire, organisé par la Casemate : « La diversité des pratiques exhibées permet de légitimer celles qui sont nuisibles et tentent de se faire passer pour des créations de passionnés de bricolage. Le plaisir évident de faire soi-même de la petite bidouille réalisée avec ses petites menottes est détourné au profit de technologies et de grosses firmes qui veulent avant tout que “l’autonomie” des bricoleurs passe par leurs services. Le mouvement maker ne se contente pas de l’autonomie vers laquelle chacun pourrait tendre en répondant à ses besoins basiques (alimentation, logement, habillement...). Ici on produit des robots, du numérique, on fait de la publicité pour des multinationales et des start-ups présentes en masse sur le salon et on compte sur les sympathiques makers pour dorer le blason des technosciences. »
J’ai échangé avec un habitué du Fablab, en désaccord avec cette analyse : « Pour toutes les entreprises qui venaient ici, le Fablab était une grosse bande de hippies. Pour tous les gens qui n’ont pas de smartphone, le Fablab était l’antichambre du monde surconnecté. Bref, c’était un peu tout et son contraire. (…) Il y avait un regard aiguisé, modéré, sur les technologies, sur les notions de techniques, de numériques, et nous les partagions beaucoup avec nos utilisateurs. (...) Le problème, c’est que les questionnements sur le numérique ont vraiment du mal à trouver leur place, car ils se résument bien souvent à des raccourcis du “progrès” versus “hippie qui veut vivre dans des arbres”. »
Il y a, je crois, parmi les makers des personnes sincèrement critiques sur le développement des nouvelles technologies, et désirant œuvrer à une réappropriation des nouvelles technologies. Mais tant qu’ils seront associés à des lieux comme la Casemate, elle-même associée à des partenaires privés, je pense qu’ils ne pourront servir que d’idiots utiles aux intérêts des multinationales.
Retour à la soirée de lancement du festival Transfo. Après les discours, il y a eu des DJ sets de techno et puis dans les couloirs il y avait des animations. J’ai pu me balader et scruter tout le programme du festival et de la centaine d’événements proposés : aucun d’entre eux ne proposait le moindre recul critique par rapport au déferlement technologique. à l’étage, la Casemate proposait, en collaboration avec le Labo des histoires, d’« écrire avec le numérique » grâce à plusieurs dispositifs. L’un d’eux permettait de « dialoguer avec une intelligence artificielle, un chatbot nommé Jeanneton » censé aider à faire des vers. Un chatbot est un « agent conversationnel, un logiciel programmé pour simuler une conversation en langage naturel ». En discutant avec la personne chargée de cette animation, elle m’explique avoir passé beaucoup de temps à trouver un « chatbot » adéquat : elle en avait d’abord choisi un, mais, pas de chance, il était devenu djihadiste suite à des discussions virtuelles avec des personnes mal intentionnées...
Juste à côté, un stand présentait l’animation proposée par Drone interactive, la start-up grenobloise « star » de ce festival Transfo : elle revenait tout juste du CES de Las Vegas (le plus grand salon mondial de la high-tech) et avait obtenu un prix « best-of CES 2018 ». C’est une start-up qui a la road-map de son business plan positionnée sur le marché du gaming, et spécialement celui des parcs d’attractions. Son truc c’est de proposer des « combats de drones » en réalité virtuelle. En gros deux personnes sont assises avec des gros masques de réalité virtuelle et pilotent avec un joystick des drones volants dans une volière derrière eux. Dans leur masque, ils voient un décor fantastique et des monstres à buter, alors ils leur tirent dessus, et l’image est aussi projetée sur un écran à côté, pour que les curieux puissent voir. De constater que des millions d’années d’évolution peuvent aboutir à cette vision du loisir et de l’épanouissement humain, c’est quand même désarçonnant.
La radicalité augmentée
Alors pendant que j’observais ces scènes, un peu triste et désemparé, je repensais à ma discussion avec la directrice de la Casemate. À un moment, elle m’avait dit qu’elle trouvait que notre journal était intéressant, mais quand même trop radical.
Trop radical. La bonne blague. J’ai l’impression qu’on est plutôt très modérés. Qu’on tente simplement de remettre en cause assez gentiment l’unanimisme forcené accompagnant le développement des gadgets, des robots envahissants et du monde-machine.
Les promoteurs de ce monde-là sont eux très radicaux, c’est sûr. On le sait désormais : ils iront jusqu’au bout. Ils dématérialiseront toutes les démarches administratives et fermeront tous les services publics avec des humains derrière un guichet. Ils rendront très compliquées des choses auparavant très simples (je profite de l’occasion pour insulter les dirigeants de SFR, vu que je me débats depuis des semaines avec leurs larbins du centre d’appel pour simplement avoir le téléphone sans payer cinquante euros par mois : bande de furoncles putrides sans morale, je vous méprise du plus profond de mon âme). Ils mettront des robots partout et pourriront de beaux métiers. Ils transformeront les menuisiers, les boulangers ou les paysans en opérateurs informatiques. Ils installeront des écrans et des interfaces partout, multipliant les sollicitations incessantes. Ils uberiseront, privatiseront, désorganiseront les luttes collectives et feront régner le chacun pour soi. Ils automatiseront, rationaliseront, calculeront, à peu près tout. Ils programmeront l’avenir avec des algorithmes. Ils feront de gigantesques banques de données pour les vendre à des intérêts privés. Ils pilleront les métaux rares partout dans le monde, et qu’importent les guerres et l’exploitation que ce pillage induit. Ils s’émerveilleront des progrès de l’intelligence artificielle, sans se rendre compte de ceux de l’indigence humaine. Ils écouteront gentiment les voix discordantes en disant que c’est intéressant, mais, quand même, vous ne voulez pas revenir à l’époque des bougies. Ils prétexteront soit la compétition internationale, soit la médecine, soit le sens du progrès, pour couper court à tout véritable débat. Ils rendront l’humain de plus en plus dépendant à la technologie, à l’électricité, aux multinationales. Ils rendront l’humain de plus en plus fainéant, de moins en moins autonome, de moins en moins imprévisible. Ils nous feront petit à petit ressembler à des robots. Qu’on les laisse faire, et ils le feront.
L’hommage à Johnny, ça fait un moment qu’il dure à Grenoble et dans sa cuvette. Avant celui de la Casemate, cinq autres incendies dans l’agglomération ont été revendiqués sur le site internet Indymedia Grenoble depuis mars 2017 (il faut aller sur ce site pour lire les communiqués de revendication en entier).
22 mars 2017 : des voitures du CCAS (Centre communal d’action sociale) sont incendiées. Le communiqué énonce : « (…) On avait envie d’aiguiser nos critiques et de pas se contenter d’évidences. Du coup quand on est tombés sur trois véhicules du CCAS (charognard de l’humanitaire) on y a foutu le feu. Le CCAS cogère la misère, donnant ainsi une caution morale à la démocratie. La police sociale nous paraît plus dangereuse encore que les coups de matraques de leurs collègues en uniforme.(...) » Brûler des voitures de travailleurs sociaux, le début de la révolution ?
27 mars 2017 : sept voitures de la Métropole sont incendiées.
29 mai 2017 : une douzaine de véhicules d’Enedis (qui installe notamment le compteur électrique Linky) sont pris pour cible.
21 septembre 2017 : plusieurs dizaines de véhicules et un gros local technique de la gendarmerie de Grenoble prennent feu. Les dégâts sont évalués à « plus de deux millions d’euros » selon France 3. Indymedia Grenoble doit retirer le communiqué de revendication suite à une demande de l’OCLCTIC (Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication).
25 octobre 2017 : dans l’enceinte de la gendarmerie de Meylan, cinq véhicules personnels de gendarmes sont enflammés et commencent à mettre le feu aux bâtiments d’habitation au-dessus. Depuis, il paraît que « la douzaine d’enquêteurs mobilisés à plein temps patinent » (France 3 Alpes, 30/11/2017).
« On nous prend pour des fous
Ce qu’on peut penser de nous
On s’en fout
On se fout de tout
On se fout d’être malheureux
On s’aime encore mieux
Quand on n’a plus rien à perdre
Quand on n’a plus rien à perdre »
C’est un passage de Quand on a plus rien à perdre, une chanson de France Gall (spéciale dédicace). Et ça me fait penser aux incendiaires de la Casemate, qui concluent leur communiqué par une envolée bravache et nihiliste : « Cette dernière nuit nous brûlions la Casemate, demain ce sera autre chose et nos vies seront trop courtes, qu’on soit en taule ou à l’air libre, pour que tout ce que nous haïssons se consume ». Leur texte se veut avant tout plus-radical-que-moi-tu-meurs avec des précisions comme « si nous combattons le projet cybernétique qui accélère notre soumission, c’est la totalité de cet abject monde que nous attaquons ».
C’est une posture qui peut avoir un certain charme. Le refus de toute compromission et un certain romantisme. Dans une chanson, je peux trouver ça beau. Mais dans la vraie vie, pour moi c’est l’intériorisation d’une défaite. C’est la certitude de ne pas pouvoir changer le cours des choses.
Ce que m’évoque cet incendie, c’est avant tout la faiblesse de l’opposition aux nouvelles technologies. Le déferlement technologique est permanent, les robots remplacent progressivement les humains, la vie virtuelle pourrit de plus en plus la vraie vie, l’intelligence artificielle façonne peu à peu nos manières de penser, les gadgets inutiles pullulent, l’homme augmenté s’apprête à supplanter les « chimpanzés du futur » (1).
Pour contrer ça, il y a quoi ? Rien, ou presque. Des désertions, des choix de vie individuels et marginaux refusant de rentrer dans le moule numérique. Des débats ou quelques pratiques « techno-critiques ». Surtout des textes diffusés la plupart du temps dans des médias confidentiels. À Grenoble, il y a Pièces et Main d’œuvre, qui tente de faire voler les idées de cervelle en cervelle en faisant des bouquins et du mailing. Au Postillon, on publie souvent des reportages ou analyses critiques sur le monde augmenté et les ingénieurs, managers ou start-uppers qui le développent. Quand on distribue notre journal, on rencontre plein de personnes globalement d’accord avec nos analyses, en tous cas pas du tout enthousiastes par rapport au déferlement technologique. On a l’impression que notre sensibilité « rétrograde », préférant les joies de la « vraie » vie aux affres du monde virtuel, est relativement partagée. Et pourtant, rien ne bouge, ou plutôt tout bouge sans arrêt et le flot d’innovations ne s’arrête jamais. Malgré la quantité d’éléments critiques amenés par des articles ou des bouquins, le déferlement n’est jamais ralenti, ni même débattu : il paraît qu’on n’arrête pas le progrès. Ce qui est sûr, c’est qu’on n’a pas encore trouvé comment s’y opposer efficacement.
La pratique du sabotage a déjà été rudement efficace. Encore faut-il, pour qu’il fasse tache d’huile, qu’il inspire des réflexions, ou d’autres actions, que la cible visée soit un minimum haïe, ou alors que les explications soient suffisamment limpides. Pendant la guerre, les résistants ont été soutenus même dans certaines actions autrement plus spectaculaires que des petits incendies (explosion de plusieurs dépôts de munitions à Grenoble) parce qu’ils avaient la même haine des occupants que la majeure partie de la population.
Aujourd’hui, pour la quasi-totalité des Grenoblois la Casemate est avant tout un endroit où leurs gosses peuvent s’amuser, alors ils ne comprennent pas qu’on veuille le détruire. Et cet incendie leur donne même envie de soutenir encore plus ce lieu. J’ai l’impression que cet épisode a avant tout créé un mouvement d’opinion positif en faveur de la Casemate : tout bénéf’ pour un lieu qui a justement pour but d’accompagner des mouvements d’opinion positifs autour des nouvelles technologies.
Ceci dit, l’incendie a aussi occasionné quelques articles intéressants, et sûrement des réflexions personnelles chez les personnes ciblées par le texte de revendication.
J’avoue : je n’y connais pas grand chose en théorie révolutionnaire. Action directe ? Diffusion d’écrits ? Infiltration des masses ? Un mélange des trois ? Quelle doit être la stratégie ? Vaut-il mieux ne pas avoir de stratégie et simplement « poser des gestes » ? J’en sais rien.
Je sais juste que certains peuvent faire des thèses entières sur « l’empowerment du feu : une praxis qui vient » et considérer avec dédain et mépris tous ceux qui critiqueraient leurs gestes comme des chiens de garde du système. Et je vois juste que ces postures « pures » et arrogantes ne créent pas grand chose d’intéressant, si ce n’est du dégoût et des crispations.
Je sais juste que notre époque est dominée par la résignation et que l’enjeu principal est de redonner envie aux gens de se battre et de s’opposer au cours des choses. Le projet cybernétique n’est pas une fatalité : il a été fait par des humains, il peut être défait par des humains.
Je sais juste que l’ensemble de ce monde n’est pas « abject ». Je trouve par contre que plein de choses belles sont en train d’être enlaidies, notamment par le déferlement technologique. Je rêve donc que plein de cerveaux s’enflamment pour se demander comment enrayer la marche vers un monde entièrement connecté. Et fassent enfin bouger les lignes sur ce front là.
(1) Voir Pièces et Main d’Oeuvre, Manifeste des Chimpanzés du futur, éditions Service Compris, 2017.
Toujours pendant la soirée de lancement du festival Transfo, une des organisatrices propose une activité au public : « On a envie de lancer une ola numérique, à travers un outil qui s’appelle le thunderclap. Qu’est-ce que c’est qu’une ola numérique ? C’est l’idée de pouvoir lancer un tweet identique au même moment, à la même minute, à la même seconde depuis tous nos comptes Twitter et Facebook ». Docteur, là je crois que c’est grave : vous avez des traitements pour ce genre de cas ?
C’est un document de travail qui n’aurait pas dû être rendu public. Il est signé de la main de Patrick Levy, le nouveau président de l’UGA (Université Grenoble-Alpes) et présente les enjeux d’une rencontre les 19 et 20 décembre 2017 autour des « innovations pédagogiques numériques » à mettre en place. On pourrait résumer ces vingt pages ainsi : « les jeunes sont bêtes, rendons les encore plus cons ». Les premières pages dressent un constat sur les « jeunes de la génération Z », nés après 1995 et qui seraient « ultra-connectés ». C’est tout du moins ce qu’affirme une étude du Swiss Education Group, sur laquelle s’est basée l’université pour élaborer ce document, comme s’il n’avait pas une tripotée de chercheurs français à disposition. Selon cette étude donc, « 70 % des jeunes avouent plus communiquer en ligne que dans la vie réelle » et tous penseraient qu’« un événement n’existe que s’il est publié sur les réseaux sociaux ». La suite envoie du lourd : « le cerveau des jeunes Z a changé » : « 70 % pensent que Argent = Stabilité + Succès = Bonheur » ; « 12 minutes : temps qu’il faut pour que les jeunes Z se désintéressent d’une activité pourtant plaisante ». Et face à ce « constat », que faire ? Développer toujours plus le numérique. C’est l’unique piste que propose ce document qui pense que le « levier essentiel » est « d’inciter la création d’innovations pédagogiques numériques ». Il recommande donc de « former les enseignants à l’usage des nouvelles technologies pour l’enseignement (plateformes pédagogiques, boîtiers de vote, Pix, Spoc, screencasts, ludification, évaluations dématérialisées) », de développer les moocs (cours en ligne), la « pédagogie inversée » (des cours à base de vidéos et de podcasts), les « espaces numériques de travail ». Et c’est pas fini, il faudrait aussi favoriser la « création d’objets numériques au sein des formations (Fablab, LearningLab, imprimantes 3D, réalité virtuelle, réalité augmentée) », ou « structurer l’usage du numérique à grande échelle (Santé, Staps, Droit) (...) et l’usage de la réalité virtuelle ». Pas une seule mesure envisagée en revanche pour que les « jeunes Z » puissent se concentrer plus de douze minutes sur quelque chose, ou qu’ils aient une vision du monde autre que Argent = Bonheur. Rien non plus sur les dégâts environnementaux et sociaux causés par le développement des technologies numériques : il y aurait pourtant tant « d’innovations pédagogiques » à mettre en place pour faire réfléchir les jeunes aux enjeux du monde virtuel. Mais l’université de Patrick Levy a-t-elle encore pour ambition d’apprendre à réfléchir, ou veut-elle juste formater les jeunes et les enseignants au monde-machine qui vient ?
« On peut être entrepreneur social aussi (…) utiliser l’outil numérique au service de l’intérêt général, et oui c’est possible, et on va vous le montrer ». C’était une promesse, lors de la soirée de présentation du festival Transfo, qui annonçait un « grand défi ». À la tribune, Jean-Marc Potdevin argumente : « la transformation numérique c’est bien, mais à condition qu’elle ait un sens pour la transformation de l’humain. La French Tech c’est bien, mais nous, on aimerait faire la “social tech”, pour mettre la technique au service de la transformation de l’humain pour un monde un peu plus solidaire ». Pour ce faire, il a fondé un nouveau réseau social baptisé Entourages. Il a du passif, ce Potdevin : dans une autre vie il était directeur de Kelkoo et vice-président de Yahoo Europe. Après un accident en montagne, il démissionne, prend quelques années pour lui, part marcher sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle où il fait une « rencontre mystique » et devient fervent croyant. De retour, il replonge dans le high-tech, mais veut concilier sa foi avec sa passion pour le numérique. Alors il crée Entourages, « le premier réseau social de solidarité de proximité sur smartphone, qui permet de mettre en mouvement la population et de soutenir ce mouvement par la technologie », comme il a dit sur la scène de Transfo. En gros, cette application a pour but de « faciliter la coordination des associations d’aide aux sans-abri et de les mettre en lien avec les riverains ».
Mais si Potdevin est venu au festival, ce n’est pas simplement pour présenter son bébé, mais aussi lancer « un défi » : « Grenoble, c’est déjà le leader de l’innovation et de la technique, mais est-ce qu’on pourrait pas aussi devenir leader de la solidarité ? C’est un peu ce défi qu’on voulait vous lancer pendant ce festival. (…) Il faut qu’un maximum de personnes télécharge l’application. (…) À la fin du festival, on va venir faire les comptes et voir si Grenoble est bien ce qu’on pense, la ville où la transformation numérique peut s’appliquer au social et à la solidarité, la ville la plus solidaire de France. » Organiser une compétition entre villes sur la « solidarité », mesurer la « solidarité » par le nombre de téléchargements d’applis : il faut au moins avoir la grâce de Dieu pour en venir à de telles absurdités.
Surtout que ce défi a l’air d’avoir fait un bide total. À la fin du festival, il n’y a eu aucune communication dessus, aucun commentaire sur la page Facebook de l’événement. C’est pas cette année que Grenoble va être la ville la plus solidaire de France. Mais que fait Éric Piolle ?
Laurent Chicoineau, l’ancien directeur de la Casemate, a réagi à l’incendie en affirmant : « La critique des techniques et des sciences est un véritable enjeu démocratique. C’est facile de dénoncer, encore faut-il proposer des alternatives » (markery.info, 28/11/2017).
Visiblement Chicoineau a souffert d’une petite erreur de programmation : normalement ce genre de rhétorique, on la sort pour rembarrer des opposants à des choses qui peuvent difficilement être stoppées du jour au lendemain, comme le nucléaire par exemple. Pour les choses dont l’arrêt ne pose pas de problème, on ne s’embête pas trop avec ce genre de rhétorique : imagine-t-on les Inquisiteurs argumentant « c’est facile de dénoncer l’écartèlement, encore faut-il proposer des alternatives » ?
A-t-on besoin d’alternatives à la réalité virtuelle, à la surveillance ubiquitaire, à l’intelligence artificielle ? Il y a quinze ans, on vivait sans, et on n’était pas plus malheureux qu’aujourd’hui. Toutes les innovations numériques ne viennent pas régler des problèmes, elles viennent simplement rajouter de la complexité. C’est donc très pratique, car on peut les enlever sans se creuser la tête : il suffit de débrancher. C’est vrai qu’après avoir été habitués pendant des années à éteindre la lumière en parlant à son enceinte connectée Google Home, la réadaptation risque d’être dure ; néanmoins on peut penser que réapprendre à appuyer sur l’interrupteur ne devrait pas non plus être un parcours du combattant.