Accueil > Hiver 2024-2025 / N°75

Père chlorate raconte-nous des histoires

Les plateformes chimiques du sud grenoblois ont maintenant plus d’un siècle et approchent peut-être de leur fin, les menaces de fermeture qui planent sur Vencorex pouvant entraîner la fermeture des autres entreprises des plateformes. Elles ont déjà laissé derrière elles quantité de pollutions, de maladies professionnelles et d’armes chimiques. Dans un avenir proche, elles laisseront peut-être en plus des chômeurs (et leurs situations humaines dramatiques) et des friches industrielles polluées. On s’est déjà penchés sur leur histoire à plusieurs reprises (voir notamment les Postillon nº12 et n°54), et voilà qu’on découvre ici quelques nouveaux faits édifiants.

Le gaz lacrymogène est-il du « chlore utile » ?

C’est connu : les plateformes chimiques du sud de l’agglomération sont nées pendant la Première Guerre mondiale afin de produire des gaz de combat (ypérite, phosgène, gaz moutarde). Quand la fin de la guerre sonne le glas du juteux négoce des gaz militaires, il faut trouver d’autres usages pour le chlore et les produits dérivés de sa fabrication, soude et hydrogène. De la même manière qu’on parlera plus tard « d’atomes pour la paix » on parle à ce moment-là de « chlore utile ». Dans les années 1960, à l’arrivée des produits pétroliers, va se développer le marché le plus porteur des plateformes : la plasturgie, soit la fabrication de toutes sortes de plastiques et mousses, notamment pour l’industrie automobile. Mais pas que. Les gaz lacrymogènes sont eux aussi faits en partie avec du chlore. En mai 68, malgré les grèves, une partie du personnel des « Ateliers de chargement », qui conditionne les produits de la plate-forme pour les militaires, «  continue à travailler de manière clandestine. Pont-de-Claix fournira ainsi, toutes les grenades à gaz lacrymogènes utilisées alors par les forces de l’ordre » [1].

Bhopal in memoriam

Le 6 novembre dernier le tribunal de commerce de Lyon examinait la demande de prolongation de la période d’observation du redressement judiciaire de Vencorex. Dans leur intervention auprès du tribunal les représentants des salariés ont tenu à rappeler certaines réalités du site. S’il devait y avoir une fermeture, la mise en sécurité en vue d’un arrêt – avec vidange totale des produits, nettoyage et ouverture des lignes – et d’un démantèlement futur, ne peut pas se faire en trois ou quatre mois. Rien que la préparation pour les arrêts pluriannuels de contrôle des installations demande une préparation de 18 mois. Ils ont ainsi fait comprendre que la période d’observation devrait donc nécessairement être poursuivie au-delà de mars 2025 « sans quoi le site chimique de Pont-de-Claix sera une bombe à retardement, et je ne vous rappellerai pas les événements de Bhopal qui produisaient des isocyanates [NDR : comme Vencorex] et dont la catastrophe a largement dépassé l’enceinte de leur usine.  » Comme preuve il y a Risques, le document d’information communal sur les risques majeurs de la ville de Grenoble, édition 2024. On y voit que le périmètre de danger d’Arkema Jarrie a un rayon de 10 kilomètres et arrive ainsi jusqu’aux quartiers de l’Aigle et des Eaux-Claires. Celui de Vencorex mesure 15 kilomètres, ce qui lui fait largement dépasser le nord de l’agglomération pour bien pénétrer dans le massif de la Chartreuse.

Enchlore et enchlore

Chlorure de polyvinyle, ça vous dit quelque chose ? Et oui, c’est le PVC. La moitié de la production mondiale de chlore sert à faire des plastiques. Si certains contiennent du chlore, comme le PVC, d’autres, comme le polyuréthane, non. Mais de toute façon le chlore est indispensable pour produire les substances intermédiaires nécessaires, les « isocyanates ». Le polyuréthane, avec lequel on peut faire des mousses plus ou moins rigides, est partout, et surtout dans les voitures : mousse des sièges, revêtements de ceux-ci, tableau de bord, recouvrement intérieur des portes, certaines pièces du moteur… Après une longue histoire de production de toute sortes de dérivés du chlore et de ses sous-produits (dont les pesticides et défoliants comme l’agent orange, voir les Postillon nº 58 et 59), Vencorex s’est recentré sur la production des isocyanates, qui servent notamment à faire des vernis et des peintures. Depuis le début de la lutte des Vencorex, on parle surtout de ces applications… Parce que les vernis et les peintures, aussi chimiques soient-ils, c’est presque mignon par rapport à d’autres applications réalisées ici – et évoquées par la cohorte de représentants politiques défilant sur le piquet de grève pour défendre la « souveraineté » française – autrement plus « stratégiques » : le combustible nucléaire ou celui des fusées Ariane.

Comment sont-ils produits ? En fabriquant du chlore avec la technique de l’électrolyse de la saumure, on peut produire – outre du chlore – de la soude et de l’hydrogène. Et on récupère une bonne quantité de sel sous une forme très purifiée. C’est à partir de ça qu’Arkema fabrique notamment du perchlorate de sodium, un précurseur d’explosif qui est transformé par Ariane en combustible pour ses fusées… et ses missiles. Pour le combustible nucléaire c’est le même produit qui rentre dans l’obtention du zirconium qu’utilise Framatome pour les alliages qui contiennent les barres d’uranium dans les centrales nucléaires.

La chimie sous nos pieds

Les 18 plateformes chimiques qui maillent la France sont connectées par un réseau de 51 000 km de canalisations : 37 000 km pour le gaz naturel, 10 000 km pour les hydrocarbures (dont 2 200 dits de « défense commune » qui relèvent du ministère de la Défense et de l’OTAN) et 4 000 km pour les produits chimiques, comme par exemple l’éthylène. Ce dérivé du pétrole est un gaz incolore et inflammable très utilisé pour faire des plastiques. Le réseau d’éthylènoducs français est long de 1 034 km et commence à la raffinerie Lavéra, à côté de Martigues et de l’étang de Berre. Ensuite il part vers le nord jusqu’à Jarrie et Pont-de-Claix. Du sud de l’agglo, il va se connecter à un autre réseau d’éthylènoducs qui part de Feyzin pour aller vers le nord, d’usine en entrepôt, jusqu’en Moselle pour continuer son chemin vers l’Allemagne.
On n’utilise plus d’éthylène à Vencorex, mais il y a des travailleurs qualifiés pour ouvrir ou fermer la vanne du pipe-line. Alors, comme moyen de pression, ils l’ont fermée dès que les salariés se sont mis en grève le 23 octobre. Cela devrait mettre à mal tous les sites en aval, mais on en entend très peu parler... De l’avis d’un salarié « si on ne parle pas trop des pipelines c’est qu’on ne veut pas qu’on sache qu’il y a des pipelines de produits chimiques qui traversent la France ». On ne le dira à personne.

Sel de Pologne

Comme on l’a vu dans le dernier numéro, c’est Vencorex qui gère le saumoduc amenant du sel aux plateformes chimiques depuis Hauterives. L’entreprise revend ensuite du sel aux autres entreprises. Mais depuis que Vencorex a été placée en redressement judiciaire, Arkema préfère acheter le sel… en Pologne. Ce qui permet de rajouter quelques camions sur les routes (la production d’Hauterives correspond à 58 camions longue distance par jour). C’est d’autant plus bizarre que le sel polonais est plus cher que celui de Vencorex. Pour Jean-Claude Garcia, de la CFE-CGC, il y a anguille sous roche : « Je ne comprends pas pourquoi Arkema privilégie d’acheter du sel en Pologne à 147 € la tonne et refuse de la payer 110 € à Vencorex. » Pour la CGT d’Arkema c’est peut-être un moyen, pour l’entreprise, de demander à l’avenir des subventions pour prolonger le saumoduc (s’arrêtant pour l’instant à Pont-de-Claix) jusqu’à Jarrie, en faisant valoir que cela éviterait la circulation de camions depuis la Pologne...

Notes

[1De la chimie et des hommes, histoire d’une entreprise, Rhône-Poulenc Pont-de-Claix, Jean Domenichio, Presses universitaires de Grenole, 1994.