Accueil > Oct / Nov 2012 / N°17

Un reportage dans le sud grésivaudan où les habitants ont maintenant la chance d’avoir des Moloks et des cartes à puces

Quand les poubelles puent le Kafka

Savez-vous que chez vous, prochainement, votre mode de gestion de la collecte et du traitement des déchets devrait changer et passer sous la coupe de la «  redevance incitative  » ? Moi, je ne le savais pas. Alors quand un ami m’a expliqué que ce système est déjà mis en place à quarante kilomètres de Grenoble, que là-bas des «  brigades vertes  » fouillent les poubelles pour trouver les noms des mauvais «  écocitoyens  », que des habitants reçoivent des lettres leur reprochant de ne pas jeter assez de poubelles (et que c’est donc louche), forcément ça a piqué ma curiosité. J’ai donc pris mon vélo pour partir à la rencontre des moloks, des bons et des mauvais «  écocitoyens   ».

« Depuis » le début de l’année 2012, un curieux sujet hante les conversations des habitants du Sud-Grésivaudan, cette région que l’on traverse pour aller de Grenoble à Valence. De Vinay à Saint-Marcellin, de Pont-en-Royans à Saint-Antoine-l’Abbaye, des champs de noyers aux sommets des falaises du Vercors, un thème lancinant revient en boucle et résonne comme un long râle. Ce dont on parle tant dans ce pays, c’est de poubelles. Ou plutôt de «  collecte et de traitement d’ordures ménagères  », selon les mots des communicants.

Car ici, les habitants ont l’honneur de disposer d’un nouveau «  système de gestion des déchets  ». Un système «  innovant   », bien loin de ces antiques et primaires poubelles vertes et grises comme on en voit encore dans les rues des grandes villes. Ce système, en plus d’être «  innovant   », est «  écologique   » voire «  éco-citoyen  », car il n’a officiellement qu’un seul but : «  diminuer la production des Ordures Ménagères Résiduelles   », comme l’énonce si bien la novlangue qui a également inventé une expression pour dénommer le concept global : «  la redevance incitative   ».
Finie la collecte des déchets au porte-à-porte, les camions qui vident chaque poubelle, la taxe d’enlèvement des ordures ménagères égale pour tous, cette manière de faire qui transpire le XXème siècle, la non-écocitoyenneté et le service public. Le Grenelle de l’environnement impose aux collectivités de passer à la «  redevance incitative   » d’ici 2014, c’est-à-dire à mettre en place un système de contraintes financières pour réduire les déchets.
Pour l’instant peu de territoires ont adopté ce système mais il se déploie petit à petit, comme dans le Sud-Grésivaudan. Ici les habitants vont eux-mêmes déposer leurs poubelles dans des «  Points d’Apport Volontaire  », où se trouve une série de moloks, sortes de grandes poubelles à moitié enterrées qu’une société finlandaise a eu la riche idée d’inventer et de commercialiser un peu partout dans le monde. Après avoir déposé librement ce qu’il a trié (le verre, les emballages, les papiers) dans les moloks concernés, l’autochtone doit jeter son sac d’ordures ménagères... Mais ça, il ne peut pas le faire librement. Il lui faut une carte magnétique personnalisée lui permettant d’ouvrir le molok : le nombre de sacs déposés par foyer est ainsi précisément décompté (le dépôt se fait dans des sacs uniformes de 30 litres). Car aujourd’hui, même les poubelles peuvent être «  intelligentes  » et renseigner les autorités sur les habitants : on voit ici tout ce que le progrès a pu faire gagner à l’humanité.

Ce système «  intelligent   » permet, paraît-il, une grande avancée sociale : l’application du principe du pollueur-payeur où plus on pose de sacs, plus on paye de redevance à la fin de l’année. Cette grande idée est portée et appliquée par le Sictom (Syndicat intercommunal de collecte et de traitement des ordures ménagères) du Sud-Grésivaudan auxquelles les communautés de communes (celle du pays de Saint-Marcellin, celle de la Bourne à l’Isère, et celle de Vinay) ont délégué la maîtrise d’ouvrage de la gestion des déchets. Concrètement, chaque foyer doit payer 110 euros de part fixe par an plus 11 euros par personne résidente. Auxquels il faut rajouter 0,75 euros par sac déposé, sachant que six sont facturés au minimum par an et par habitant, même si le foyer n’en dépose aucun. En dépassant les 18 sacs par an et par personne, le résident doit payer 1,50 euros par sac déposé.
Le but étant – vous l’aurez compris – d’inciter les gens à trier au maximum pour qu’ils payent moins. C’est le principe de base de l’écologie dite «  punitive  » où on oblige les gens à changer de comportement en attaquant leur porte-monnaie. Sauf que là ça ne marche pas. Mais alors pas du tout.

En tout cas, pas sur le marché de Saint-Marcellin, où je suis allé traîner mon calepin et mon stylo un samedi matin début septembre. C’est bien simple : la totalité des avis que j’ai recueilli ont été négatifs. Au plus court, j’ai eu droit à quelques soupirs blasés et phrases vite maugréées du style «  C’est n’importe quoi mais que voulez-vous qu’on y fasse ?   » ou «  Pour moi c’est clair c’est une régression  ». Le reste de mes interlocuteurs se sont plutôt lancés dans des monologues exaspérés. Comme cette vendeuse de saint-marcellin (le fromage) qui m’a encouragé : «  C’est n’importe quoi, il faut vraiment faire un article, je suis très en colère, ça doit être un homme qui a inventé ça c’est obligé   » avant de souligner que «  pour les personnes incontinentes, c’est injuste car elles ont forcément plus de déchets. Et puis pour les personnes âgées aussi. Les infirmières ou les assistantes se trouvent à aller jeter les poubelles de toutes les personnes qu’elles visitent mais elles en ont marre parce qu’elles ne sont pas payées pour être éboueuses   ». Une jeune habitante déplore que «  maintenant c’est plus cher pour les locataires. Avant j’avais une taxe genre quarante ou cinquante euros par an pour la collecte des déchets. Maintenant je paye plus de cent vingt euros par an, quel que soit le nombre de sacs que je dépose  ». Un vieux baba-cool regrette que «  c’est dommage parce que la dynamique du tri prenait bien mais là ça a été très vite et très menaçant alors les gens se sont braqués  ». Un vendeur de volailles juge que «  c’est débile pour nous paysans. Je suis obligé d’aller une fois par semaine à la déchetterie pour poser mes cartons et elle est à 20 kilomètres de chez moi. Alors l’écologie....  ». Paulette, retraitée qui habite dans le centre de Saint-Marcellin, d’habitude, «  ne s’énerve pas  ». Mais là «  ça pue dans les appartements, il faut qu’on garde le sac deux ou trois semaines au moins. Forcément même si on met le compost ailleurs, ça pue, parce qu’il y a des emballages qui puent et donc ce n’est vraiment pas agréable. Et les moloks puent vraiment quand ça fait longtemps qu’ils ne les ont pas vidés, c’est une horreur on comprend à cinquante mètres qu’on s’approche d’un molok alors je vous raconte pas pour l’hygiène. Surtout avec tous les sacs qui restent à côté. Les chiens les éventrent. On voit de plus en plus de rats. C’est beaucoup plus sale qu’avant.   »

Un système pas du tout incitatif

Ce qui est chic avec les poubelles «  électroniques   » par rapport aux poubelles classiques, c’est qu’elles aussi peuvent avoir des problèmes techniques : il n’est régulièrement pas possible de les ouvrir, soit parce que le lecteur de badges ne fonctionne pas, soit parce que le molok est plein et qu’on ne peut plus mettre de sacs dedans. Forcément, cette «  innovation  » énerve quelques esprits «  réfractaires au changement   » comme celui de Bernard, ouvrier agricole : «  Il faut compter environ trois quart d’heures pour aller jeter ses poubelles. On arrive au premier molok, soit il est plein, soit il ne fonctionne pas, alors on va au deuxième, et on en fait trois-quatre à chaque fois. Ils disent que c’est écolo parce qu’il n’y a plus de camions mais nous qu’est-ce qu’on roule pour jeter nos poubelles...  ».
La plupart ont beaucoup moins de patience et jettent leur sac à côté du molok en cas de panne. Certains les laissent de toute façon à côté du molok, soit parce qu’ils utilisent trop de sacs et qu’ils ne veulent pas payer plus, soit parce qu’ils refusent de cautionner ce système jugé stupide. D’autres vont déposer leurs poubelles dans d’autres territoires où les poubelles sont librement accessibles, en allant travailler ou se balader : plusieurs habitants de commune limitrophes, comme Saint-Nazaire-en-Royans ou Eymeux m’ont assuré avoir vu depuis le début de l’année une nette augmentation de dépôts dans leurs poubelles. Et d’autres enfin, jettent leurs sacs un peu n’importe où, le long de la route, dans la forêt – certains les balanceraient même dans l’Isère. Je ne suis pas allé jusqu’à plonger dans le fleuve pour vérifier cette affirmation. Mais dans l’après-midi, alors que je pédalais sous la pluie pour relier Saint-Marcellin à Presles pour aller rendre visite à un ami, je suis passé à côté de dizaines de tas de poubelles gisant le long de la route.

Aucune personne satisfaite

«  On passe trop de temps à ramasser les poubelles, alors on n’arrive pas à respecter notre planning   ». Les employés municipaux de Saint-Marcellin sont aux premières loges pour se rendre compte de la recrudescence de poubelles «  sauvages  » un peu partout dans la ville. Dire que cette augmentation de travail les irrite est un euphémisme  : «  C’était sûr que ça n’allait pas marcher. Les Français n’aiment pas qu’on leur impose des choses. Ils auraient dû le faire gratuit parce que là ça ne marche pas. Les gens n’aiment pas ce système donc sont pleins de mauvaise volonté, on retrouve beaucoup de sacs d’ordures ménagères dans les corbeilles de la ville. Avec la chaleur, l’odeur des poubelles est insupportable et puis ça fait le retour des rats, des fouines, du blaireau... Cet été, on aurait pu quitter notre boulot à la ville pour faire de la vente d’asticots pour les pêcheurs.   » La porte du bureau où ils m’ont accueilli s’ouvre tout d’un coup : c’est un de leurs collègues qui vient de nettoyer le marché et qui demande ce qu’il doit faire des déchets laissés par un exposant. Une question qui relance la conversation et qui agrandit la liste de leurs doléances : «  Pour les exposants du marché, c’est pas facile, il faut qu’ils remballent leurs merdes, alors souvent on se retrouve à les ramasser alors qu’on ne devrait pas. Les commerçants qui ont plein de déchets doivent faire appel à une société de ramassage privée, tout comme les cantines, les hôpitaux, les industriels, les boucheries, etc. Pareil pour les associations, quand elles font des fêtes, elles sont obligées de louer des bacs alors qu’avant c’était gratuit. (...) Ça ne marchait déjà pas dans un village, à Vinay [NDR : ville où le système a été expérimenté avant d’être étendu sur trois communautés de communes], comment ça aurait pu marcher dans un plus grand périmètre ? En décembre ils nous ont imposé un système en nous promettant monts et merveilles. Maintenant le Sictom [NDR – Rappel : c’est le syndicat intercommunal qui s’occupe de la gestion des déchets] ne veut pas reconnaître que c’est un échec   ».

Au bout de trois heures de micro-trottoir ce samedi matin, l’ampleur de l’échec populaire de cette «  innovation  » est indéniable. Même à l’office de tourisme, la dame de l’accueil m’assure que les habitants en sont tous mécontents : tous ceux qui passent devant son comptoir ne font que pester. Au tabac-presse, comme auprès des exposants du marché, et à la boucherie, les commerçants m’assurent que leurs clients n’en disent que du mal. La plupart des personnes rencontrées ont toutes tenu à me préciser qu’elles étaient «  pour le tri et la réduction des déchets   » mais contre ce système. J’ai vainement demandé à chacun s’il connaissait une personne favorable à ce système : aucune réponse positive, «  à part peut-être les élus  ».

Un molok brûlé entre Chatte et Saint-Antoine-l'Abbayer.
Un molok brûlé entre Chatte et Saint-Antoine-l’Abbayer

Au téléphone, le maire de Saint-Marcellin Jean-Marie Revol ne déborde pas d’enthousiasme pour défendre ce système. Il avait pourtant plaidé sa cause lors de trois réunions publiques organisées sur sa commune avant sa mise en place. « Qu’est-ce qui fait que ça ne fonctionne pas bien aujourd’hui ? Je m’interroge. (…) Le maire de Tullins [NDR : une commune limitrophe] récupère des déchets de toute sorte sur le territoire voisin. Il m’a envoyé la semaine dernière une lettre comme à tous les autres maires pour dire que ce n’était plus possible et qu’il fallait trouver une solution. (…) De fait la ville est plus sale qu’elle ne l’était du temps de la collecte des ordures ménagères deux fois par semaine. Au bout de huit mois les choses se sont aggravées. On retrouve même sur les points d’apport volontaire des micro-ordinateurs usagés, des planches, etc. tout ce qui relève de la déchetterie qui fonctionnait bien auparavant. Je trouve que pour le coup on a régressé. Mais après je n’ai pas l’explication du pourquoi. (...) Il y a eu trop de défauts du matériel et donc les gens sont excédés, je me suis surpris moi même certains matins, bon j’ai joué le jeu, mais quand le molok est sale, la ferraille d’ouverture est grasse, franchement vous avez pas envie de déposer et vous vous dites ‘’c’est bon je le dépose à côté’’, vous vous dites ça. Mais bon en dehors de ces problèmes techniques, c’est pas tout du fait du Sictom il y a aussi un problème de responsabilité des habitants par rapport à ça. Certes il y a du mécontentement. Mais est-ce que le mécontentement justifie que demain on fasse n’importe quoi, on jette ses ordures partout et qu’on vive dans un cadre de vie plus sale qu’avant  ? Il y a une explication qu’on a pas.   »

Désemparé, Jean-Marie Revol ne voit pas bien comment améliorer la situation : «  Je pense que le Sictom s’est enfermé dans un système qui n’est guère évolutif. Je ne sais pas comment aborder le problème. Il va falloir qu’on trouve une réaction, un moyen d’action, nous, les communes parce qu’on ne peut pas continuer comme ça... J’ai demandé au Sictom qu’on refasse des réunions publiques notamment en invitant les personnes qui ne participent pas, parce qu’on peut les identifier vu qu’elles n’ont pas retiré leur badge ou qu’elles ne l’utilisent pas. Je pense qu’il faut retourner faire des réunions publiques, tant pis les mécontents vont nous dire que c’est mal foutu et se plaindre, mais à un moment donné faut assumer les choix que les collectivités ont faits.  »

Comment le Sictom analyse-t-il ce franc enthousiasme des habitants et des élus ? Au téléphone, le directeur Richard Verney m’assure que «  comme toute modification, il y a un certain nombre de personnes qui ne sont pas complètement satisfaites dès le départ. Dans un certain nombre de collectivités en France où il y a le même système, il y a les mêmes états d’âme. Provisoirement on a toujours ce type de problématiques au début d’un nouveau projet. On a plusieurs phénomènes parasites entre guillemets. On a les personnes qui vont aller déposer en dehors du territoire et puis les personnes qui résistent entre guillemets en déposant au pied des conteneurs. Mais globalement, on est sur 90 % de gens qui rentrent dans le système et 10% qui sont en dehors du système  ».
Magie des chiffres. Dans la bouche de ce technicien, le vécu n’a pas de place. Seule compte la statistique (que seul le Sictom produit et qu’il peut donc utiliser à sa guise sans qu’il y ait possibilité de vérifier) pour assurer qu’une minorité est «  en dehors du système  ».

La traque du manque de civisme écocitoyen

Le but du Sictom est bien entendu d’arriver à une statistique bien ronde et que 100% des gens «  rentrent dans le système  ». Pour s’occuper des «  en dehors  » et de leur intolérable manque de civisme écocitoyen, une nouvelle force répressive a été crée  : les brigades vertes. Le responsable du Sictom s’en explique : «  Les brigades vertes n’ont pas vraiment un pouvoir de police, elles ne sont pas assermentées. Elles sont mandatées pour récupérer un certain nombre d’informations sur les sacs non jetés dans les moloks. Leur boulot c’est d’ouvrir les sacs et de trouver les noms des gens dedans. On a mis en place un système entre guillemets de répression où on met une facture à l’usager contrevenant qui aurait déposé un sac qui était identifié sur la voie publique. On lui facture un prix de nettoiement de la voie publique   ». Il ajoute, grand seigneur : «  Sauf bien entendu s’il y a un problème sur les moloks. S’il y a un problème sur le conteneur, même si au sens de la loi la personne ne doit pas déposer son sac au pied du conteneur, on va dire qu’on est compréhensifs et on laisse courir l’affaire   ». Quelle gentillesse.

Voilà à quoi aboutit ce système «  écocitoyen   » : à tout faire pour retrouver les noms des coupables, qu’importent l’intimité et la vie privée. Les brigades vertes seront-elles amenées à faire des fiches des «  mauvais écocitoyens   » à partir des détails trouvés dans les poubelles, avec leurs habitudes alimentaires, leurs analyses médicales, leurs lectures ?
Le développement du contrôle et de la surveillance est indispensable au système de redevance incitative. À Saint-Marcellin, plusieurs habitants m’ont assuré que la mairie avait installé des caméras de vidéosurveillance près des moloks pour relever l’identité de ceux qui déposent leurs ordures à côté. Après discussion avec les employés municipaux de Saint-Marcellin, il s’avère que les caméras ne sont a priori pas du tout utilisées pour ça. Mais cette croyance, même si elle est erronée, révèle bien la mentalité sécuritaire accompagnant la mise en place de ce système, qui transforme n’importe quel citoyen en potentiel suspect pour un geste quotidien.

Le plus orwellien, c’est qu’il ne faut pas nécessairement commettre une infraction (poser un sac à côté d’un molok) pour être suspecté. On peut aussi l’être si on ne «  rentre pas dans le système  » même sans rien faire de visiblement répréhensible. Plusieurs habitants de la communauté de communes de Vinay (zone où le système a été expérimenté avant d’être élargi) ont ainsi reçu des lettres déplorant que «  selon les éléments dont disposent les services de régie, aucun dépôt d’ordures ménagères résiduelles vous concernant n’a pu être identifié entre le 1er octobre 2010 et le 10 octobre 2011   ». Après avoir asséné qu’«  il est aisé de constater l’adhésion majoritaire des habitants de la communauté de communes  », l’autorité essaie de culpabiliser le citoyen en insistant sur le fait que «  l’importance et les enjeux de ce changement vont vous l’avez compris bien au-delà de notre petit territoire  » et en lui demandant de s’ «  associer à l’attitude éco-citoyenne que nous devons solidairement mettre en œuvre  » [1].
Pour Richard Verney, le responsable du Sictom, «  on a mis en place un minimum de facturation pour éviter les déviances de la personne qui irait déposer n’importe où, dans les poubelles des territoires voisins. On considère que le minimum de sacs qu’une personne résidente à l’année doit déposer même en triant très bien, c’est six sacs de trente litres par an. La personne qui ne dépose rien du tout, il y a quand même un petit souci sur lequel il faut se poser des questions. Donc il y a des courriers qui ont circulé en disant ‘’écoutez vous avez déposé zéro sacs depuis six mois’’, ça nous paraît un peu bizarre donc il y a un petit souci là-derrière : ça veut dire que forcément cette personne là, si elle est résidente, elle pose ses sacs ailleurs  ».
En clair, il est possible d’être un mauvais écocitoyen en étant simplement «  en dehors du système  », même en ne faisant rien de pénalement répréhensible. Des amendes viendront-elles bientôt sanctionner la non-utilisation des poubelles électroniques ?

L’écofascisme pour sauver la planète ?

Le dimanche, lendemain de ma visite au marché de Saint-Marcellin, je me rends au festival de «  L’avenir au naturel   », «  plus grande foire bio de Rhône-Alpes en plein air  ». Après avoir encore une fois tenté de compter du haut de mon vélo les dizaines de sacs poubelles posés à côté des moloks, j’arrive à l’Albenc, commune située également dans le territoire du Sictom du Sud-Grésivaudan. Je viens ici car j’ai vu que le système de la redevance incitative était défendu par beaucoup d’associations écologistes  : je pourrais enfin peut-être trouver dans cette foire des personnes satisfaites du système mis en place par le Sictom. J’aborde donc les personnes tenant le stand de la Frapna (Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature) et de Greenpeace, mais elles ne veulent pas se mouiller et me disent de contacter les membres de leur association spécialistes de cette question.
Déçu, j’aborde quelques quidams, leur demande si ils habitent les environs, c’est-à-dire s’ils connaissent la joie des moloks. Ils m’exposent globalement les mêmes motifs de mécontentement que les habitants de Saint-Marcellin. Seul un vieux monsieur d’origine anglaise me dit «  être pour  » mais regrette «  que les gens ne jouent pas le jeu   ».
À force d’errance, je finis par trouver la perle rare : des personnes enthousiastes. Il s’agit de deux organisateurs du festival, membres de l’association «  Espace Nature Isère  », rencontrés séparément. Le premier «  trouve ça bien   » et que «  ça va dans le bon sens  » : «  Dans ma commune ça marche bien. C’est bon pour la planète, après s’il faut en venir à un système de contrainte pour que les gens comprennent, c’est pas grave  ». Un autre, Benjamin, est catégorique : «  C’est un bon système. 85% des ménages participent. Les gens sont toujours réfractaires au changement mais après ils s’y font. Quand il a fallu jeter les bouteilles en verre à part, tout le monde râlait. Maintenant ça paraît normal à tout le monde  ». Pressé, il m’a proposé de le rappeler pour continuer la discussion. Finalement, après plusieurs coups de fil, il n’a pas désiré exposer plus ses arguments.

Alors que je rentre à Grenoble par la piste cyclable le long de l’Isère, ce constat me questionne : les seules personnes interrogées qui ont vraiment défendu ce système sont des militants écologistes. Eux croient qu’un tel dispositif peut contribuer à «  sauver la planète  », moi je trouve qu’il symbolise une dérive totalitaire de l’écologie, où les changements de comportement sont imposés autoritairement, où la technologie est omniprésente pour tout contrôler et où le «  syndicat   » dresse des fiches des mauvais écocitoyens.
Ce paradoxe me rappelle une lecture récente, celle de L’enfer vert, écrit par Tomjo [2]. Ce livre démontre, à partir du cas de Lille-métropole, comment les cadres écologistes peuvent être les meilleurs techniciens du système, ceux qui pour «  sauver la planète  » et leurs carrières sont prêts à renforcer la société du contrôle, de la surveillance et de la contrainte. Ceux qui participent à l’avènement d’ «  une dictature technique au nom de l’urgence écologique. Laquelle utilise l’effondrement de la société, du lien social jusqu’à la biodiversité, pour justifier son emprise totale  ». Ceux qui sont plus enclins à culpabiliser les simples citoyens sur les gestes de la vie quotidienne qu’à attaquer les grandes entreprises bénéficiaires de la mode du développement durable. Veolia travaille par exemple à la «  valorisation des déchets  » et milite pour «  faire du déchet une ressource  ». Tout un programme qui, à n’en pas douter, ne manquera pas d’œuvrer au développement durable... de leurs bénéfices.

Ce paradoxe me rappelle également une autre lecture, d’un livre beaucoup plus vieux, datant de la fin des années 1970 : «  Ou bien nous nous regroupons pour imposer à la production institutionnelle et aux techniques des limites qui ménagent les ressources naturelles et favorisent l’épanouissement et la souveraineté des communautés et des individus – c’est l’option conviviale – , ou (…) la production programmée d’un milieu de vie optimal sera confiée à des institutions centralisées et à des techniques lourdes. C’est l’option technofasciste, sur la voie de laquelle nous sommes déjà plus qu’à moitié engagés   » [3]. N’est-ce pas fou d’en venir à de si grandes considérations en partant de banales poubelles ?

Notes

[1Lettres disponibles sur le site de l’Arco Isère, Association de Réflexion sur la Collecte des Ordures : http://arco-isere.blogspot.fr/

[2Éditions Badaboum, 2012.

[3André Gorz, Écologie et politique, éditions Galilée, 1975.