Bien planquée derrière le mur de pierres de l’avenue Général de Miribel, la demeure la plus cossue de Villard-Bonnot reste à l’abri des regards. Même en passant la tête au-dessus du mur, les arbres empêchent de voir l’imposante batisse appartenant aux descendants de ce général de Miribel.
Cet ouvrage a pourtant un intérêt patrimonial certain. La première pierre de ce que l’on appelle aujourd’hui le château de Vors a été posée au début du dernier millénaire. Alors composé d’une tour sarrasine, le bâtiment va s’étoffer aux XIIème et XIVème siècle en passant sous la propriété des seigneurs de Commier, une famille de juges et de châtelains qui tiennent toute la vallée du Grésivaudan. Ils y ajoutent une salle basse, creusent des douves et y installent leur cavalerie. C’est là que l’édifice prend le nom de Vors, dérivé du dauphinois « Vorzie » synonyme de marais. Aux XVIIème et XVIIIème siècles, le château passe entre les mains des de Miribel et s’étoffe à nouveau pour prendre l’allure qu’on lui connaît aujourd’hui. Les douves sont comblées et le ruisseau de Vors est dévié afin que les marais alentours se transforment en terres agricoles. En plus du château, le domaine de Vors comprend aujourd’hui deux maisons abritant les domestiques de la famille et une ferme de 2 800 m2, entourée de 40 hectares de forêts et d’espaces agricoles.
« On est arrivé à la ferme au mois de novembre 1975. J’avais 20 ans et aujourd’hui j’en ai 67 » raconte Marie Achard qui nous reçoit dans le petit appartement où elle loge désormais avec son mari, Guy, 73 ans. C’est avec le comte Henry de Miribel qu’ils signent leur premier bail. « Il nous a toujours dit qu’il nous préserverait, nous et nos descendants. On s’entendait bien avec lui » se remémore l’agriculteur. Henry se servait d’ailleurs du château comme résidence principale. En 1998, il décède et c’est son fils aîné, Hugues de Miribel, qui devient comte à la place du comte. C’est là que les ennuis commencent.
Le dernier bail signé entre Henry de Miribel et les Achards stipulait une durée de 18 années, de 1992 à 2010, âge de départ à la retraite de Guy. Le couple Achard souhaite de son côté que le bail soit renouvelé pour leur fils Alexandre qui a toujours travaillé avec eux et qui compte reprendre la ferme.
Dès 2009, le comte, par l’intermédiaire d’un huissier de justice, exige du couple qu’ils quittent les lieux à la fin du bail. Marie se défend et réussit à gagner du temps. Elle obtient de pouvoir quitter la ferme à l’âge de sa retraite soit le 31 octobre 2019. À l’approche de la date butoir, elle conteste cette décision, demandant à ce que le bail soit renouvelé pour son fils Alexandre, ce que le tribunal rejette.
En janvier dernier, Hugues de Miribel assigne Marie devant le juge de l’exécution qui ordonne son expulsion en précisant que les flics pourront s’en charger. Les Achards cèdent et s’en vont au mois de juin sous l’œil des huissiers. « Guy et Alex étaient tenaces. Moi je leur ai dit écoutez, vous savez, y’a un qui gagne et un qui perd et c’est pas le comte qui va perdre... » soupire Marie. « C’était intenable à la fin… Mais bon ils sont chez eux, on peut rien y faire » abonde Guy.
Le tribunal a tranché en faveur du comte qui a plaidé son « droit de reprise » en vertu duquel il peut s’opposer au renouvellement d’un bail rural. C’est qu’on expulse pas des paysans comme de vulgaires locataires. Ce droit lui permet de récupérer ses terres à condition que lui ou quelqu’un de sa famille les exploite personnellement. C’est là que sa femme, Véronique de Miribel, entre en jeu.
Véronique mérite que l’on s’attarde un peu sur son CV. Passée par le RPR puis l’UMP, elle est désormais conseillère nationale et cheffe de file du parti Les Républicains dans le dunkerquois dont elle est originaire. Désormais âgée de 67 ans, on retrouve des traces de ses candidatures jusqu’en 1995 où elle figurait sur la liste du candidat RPR perdant de l’époque. Depuis, bien que présente à de nombreux scrutins, Véronique n’a guère été plébiscitée. Son record absolu est de 11,01 % aux dernières départementales : une véritable machine à perdre !
Quel est le rapport entre la dame du Nord et les Achards ? Véronique, que tout le monde surnomme ici « la comtesse », a dû mettre les mains dans la terre – du moins en apparence – pour récupérer ce qu’il lui revenait de droit. « Vers 2013, on a vu la comtesse loger dans son château puisqu’elle a suivi une formation de neuf mois au lycée agricole de St Ismier » se remémore Alexandre. En 2019 elle fonde en effet la société « Domaine de Vors » ayant comme activité la « culture de plantes à épices, aromatiques, médicinales et pharmaceutiques ». Cette dernière est domiciliée à l’adresse où se trouve un manoir et des écuries appartenant également au comte sur la commune de Villard-Bonnot. Selon des témoins, des brins de safran sont cultivés sur quelques mètres carrés ces dernières années, mais aucun projet d’envergure sur les quarante hectares. « Qu’est-ce qu’ils vont faire de la ferme ? » interroge Guy.
« Moi j’appelle ça une reprise déguisée » tranche Marie avant de poursuivre : « Pour reprendre l’exploitation ils se sont fait domicilier là et en plus ils ont acheté du matériel pour 30 ou 50 000 euros. » Guy confirme : « Ils ont acheté un petit tracteur mais ils savent même pas s’en servir ! » et Alexandre d’enfoncer le clou : « Un jour j’ai vu leur jardinier engueuler la comtesse qui allait écraser les pommes de terre avec son tracteur... » sourit-il. De Véronique, les riverains et anciens employés des de Miribel n’ont que peu de souvenirs. À peine l’ont-ils aperçue lors de sa formation. Quant au comte, un de ses anciens jardiniers confie l’avoir rarement vu. Exception faite de quelques vacances ou lorsqu’il travaillait à Lausanne, en Suisse, pour le géant du tabac Philip Morris. Le comte passait alors ses week-ends au château.
Et quel château ! Selon le magazine de l’Isère, au delà de son architecture, « l’aspect le plus remarquable reste sa situation, au cœur d’un parc ombragé et d’arbres séculaires. La façade nord donne sur un jardin à la française, aux parterres de pelouses soigneusement ordonnées et agrémentées d’un jet d’eau pouvant jaillir jusqu’à 15 mètres de haut » (Isère Magazine, octobre 2011). Le magazine de la commune est lui amoureux des chiffres : « 45 : C’est le nombre de pièces qui composent le château, soit 2 000 m2 répartis sur 4 étages ! 40 : le parc s’étend sur 40 hectares. Les terres du château sont, depuis le début du siècle dernier, entretenues et gérées par des agriculteurs (sic !) » (Villard-Bonnot infos n°60).
« Moi j’aurai voulu partir tranquillement tu vois au lieu de tirer des procédures pendant des années et puis surtout être aussi méchants... » raconte Marie avant de poursuivre : « Un soir, le comte nous a dit “faut dégager !” Il nous a même traités de squatteurs. Moi ce qui m’a fait le plus mal, c’est qu’on parte comme ça en se faisant presque traiter de voleurs. Nous on a toujours payé la ferme, pour ça on a jamais eu de problèmes hein ! » Leur habitation, également comprise dans la location était vétuste « Y’avait pas de confort, y’avait pas de chauffage, y’avait rien » détaille Marie : « J’ai changé une fois le chauffe-eau, j’ai demandé à me faire rembourser ça a été le bout du monde. »
Pendant cette longue procédure de 13 années, le comte ne leur a pas fait de cadeaux. « Un coup, je vais botteler du foin pour le pépé de 80 ans qui habite à côté pour lui rendre service, il avait des lapins » raconte Guy : « Pas sitôt fini de botteler qu’y a l’huissier qui arrive ! Il me dit “Vous avez volé le foin de M. De Miribel !” Je lui ai dit “Qu’est-ce que j’en ai à foutre de voler le foin du comte ? J’en ai une pleine grange !” C’est pour vous dire le degré de méchanceté... » Cet épisode a été retenu jusqu’au tribunal par le comte afin de résilier le bail avant son terme. Guy avait effectivement fauché sur une parcelle lui appartenant mais il avait préalablement demandé l’autorisation au pépé qu’il pensait être locataire des de Miribel. « Ça a été dur au tribunal, on a dû y aller une dizaine de fois... » se remémore Marie : « Rien que cette histoire de foin ça a pris une journée à savoir si le Guy était un voleur ou pas. »
De leurs passages au tribunal, Alexandre en garde également de mauvais souvenirs. Notamment lorsqu’il demandait à ce que le bail lui soit reconduit, contre le projet de reprise de la comtesse. « Leur avocat m’a dit que c’est pas parce que j’avais réparé une moissonneuse batteuse une fois que je savais gérer une ferme ! Ça, ça restera dans ma tête toute ma vie. D’ailleurs on n’a jamais eu de moissonneuse batteuse c’est une ensileuse qu’on a. Ils m’ont attaqué comme quoi j’avais qu’un CAP de mécanique agricole et pas le BAC pro. » Pourtant, à presque 40 ans, Alexandre a suivi la meilleure des formations : il a toujours travaillé avec ses parents depuis qu’il est en âge de le faire. « J’étais aide familiale depuis 2001 et en 2006 je suis passé chef d’exploitation » poursuit Alex : « Depuis, je paye la MSA [Mutuelle sociale agricole NDLR] et au bout de cinq ans c’est comme si tu avais le BAC agricole. Ils m’ont aussi dévalorisé comme quoi j’avais pas le financement alors qu’aujourd’hui les banques peuvent me suivre car j’ai un joli projet. » Le tribunal a pourtant débouté Alexandre en 2012 arguant qu’il n’avait ni diplôme agricole, ni fait une demande d’autorisation d’exploiter les terres. Le droit de reprise de la comtesse a lui été validé puisqu’elle préparait « une formation agricole en vue de reprendre l’exploitation à la date de libération des parcelles » (extrait d’un jugement de 2012). Elle avait 57 ans à l’époque, elle en a 67 aujourd’hui. « Moi j’ai envie de les prendre au mot, j’aimerais bien les voir au bout d’un ou deux jours voir comment ils font tourner une ferme. Aujourd’hui j’suis retourné voir. Oh pauvre... Ils ont du boulot hein. C’est une friche maintenant, c’est pire que les papeteries ! La ferme avant y’avait du vivant, y’avait les bêtes, les écuries tout. Nous on leur rentrait du bois même pour la famille De Miribel, on nettoyait l’eau, on nettoyait la merde, on faisait les entretiens on faisait tout et ça il m’a jamais dit t’as pas de diplôme pour faire ça. »
Marie est à la retraite depuis le 1er janvier dernier. « Je touche 556 euros par mois... » soupire-t-elle. Si elle veut toucher le minimum vieillesse de 900 euros, la différence de revenus perçus devra être payée par ses descendants au moment de son décès. Guy, lui, ne veut pas raccrocher. Marie fait les gros yeux lorsque l’on évoque le sujet : « Oh la il veut pas la prendre ! Ne lui parle pas de la retraite, il sera mort il l’aura jamais prise et nous, on ne lui en parle plus. » Depuis leur expulsion, ils ont mis leurs bêtes sur les quelques terrains qu’ils possèdent encore. Aujourd’hui, Guy se porte mieux mais le départ de la ferme l’a bouleversé. Si Marie a tout de suite trouvé un petit appartement, lui ne voulait pas l’y rejoindre. Il logeait dans un taudis sur l’un de ses terrains au Versoud. « Il est quand même mieux là puis pour manger, pour se laver, pour regarder la télé parce que là-bas il n’y avait pas d’eau ni d’électricité » raconte Marie.
Alexandre compte monter un tunnel sur le terrain de son frère Sébastien pour que ses vaches puissent y passer l’hiver. « Moi je fais tout ce qui fait de la viande. Steaks hachés, saucisses, merguez, viande sous vide. Maintenant ce qu’il nous faut c’est un siège d’exploitation » détaille-t-il : « J’peux pas continuer à être à l’appartement et avoir des bêtes de partout. Puis normalement t’arrives avec ton foin l’été, après tu stockes pour l’hiver. » Pour anticiper, Alexandre a bien tenté de s’installer avec ses vaches dans l’Allier l’année dernière : « J’avais loué un bâtiment et une grande stabule mais partir quand tu connais pas, quand tu t’installes dans un pays, que tu connais pas la région tout ça... » Guy ne veut, lui, pas vendre ce qu’il lui reste. « Déjà quand Alex est parti cet hiver il me disait : “Oh maman ! Marie je vois plus mes vaches, j’vois plus mes vaches, j’vois plus mes vaches...” » raconte Marie. Il a encore 130 vaches, une centaine de brebis, une quarantaine de chevaux et des ânes. « Pour lui c’est très difficile, il veut les garder mais ça va coincer cet hiver... » 40 hectares étaient loués aux Achards sur les 110 que possèdent les de Miribel en terres agricoles sur la commune. Dessus paissaient 250 bovins, 200 ovins, 50 chevaux sans compter la vingtaine de cochons, dindons et autres oies.
Héritiers d’une famille anoblie au XVIIème siècle, les De Miribel comptent plusieurs grands noms dans leur généalogie. Ainsi Marie de Miribel, infirmière et résistante et Élisabeth, un temps secrétaire du général de Gaulle. Il y a aussi Artus de Miribel, maire de Grenoble de 1842 à 1845 ou encore son fils, Joseph, qui massacra les communards en 1871 avant d’être promu chef d’état-major de l’Armée. Enfin, on n’est pas responsable des agissements de ses ancêtres. Mais les De Miribel possédaient et possèdent encore aujourd’hui de nombreuses terres dans la région, à Villard-Bonnot notamment. De l’autre côté de l’avenue « Général de Miribel » (en référence au boucher) se trouve le collège Belledonne, construit sur des terres leur appartenant. Idem pour le lotissement des Terres du Moulin. Plus loin se trouve le lycée, également construit sur leurs terres, tout comme le lotissement qui se trouve derrière. Difficile de savoir pour combien ils en ont vendu à l’époque des différentes constructions. Pour se faire une idée, il y a le centre médico-social de la commune inauguré cette année et également situé sur l’avenue. En 2019, le comte avait reçu la coquette somme de 265 000 euros de la part de la ville pour acheter les 1 386 m2 de terrains nécessaires à sa construction.
Contacté par Le Postillon, le comte de Miribel n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations ou plutôt si, par l’intermédiaire de son avocat. Après avoir communiqué son numéro de téléphone au comte, notre journaliste a été rappelé le lendemain par Me Robbe, qui lui tint à peu près ce langage : « Qu’est-ce que c’est que ces méthodes !? Pour qui vous travaillez !? On veut relire l’article avant parution ! » Après lui avoir signalé que cela n’était pas possible et que le comte aurait tout intérêt à nous causer, nous nous sommes quittés. Nous restons pour l’instant sans nouvelles.
Difficile aujourd’hui de prédire le futur de ces terres agricoles. On l’a vu, le comte et la comtesse âgés respectivement de 65 et 67 ans, malgré leur projet de reprise, ne devraient pas les exploiter personnellement. Ils peuvent toujours faire appel à une entreprise qui s’en chargera pour eux comme c’était le cas pour certaines de leurs parcelles sur lesquelles se cultivaient du maïs. Peut-être veulent-ils simplement passer une retraite ou des séjours peinards dans leur château sans être dérangés par le bruit du tracteur ou l’odeur du fumier ?
« Y’aurait tant de jeunes qui auraient besoin de ça » regrette Marie : « Y’a 40 hectares qui partent là, y’a 88 hectares entre le Versoud et Villard-Bonnot qui sont partis pour une zone d’activité et encore 15 hectares qui vont partir à Crolles pour STMicro » renchérit Alexandre. « On nous demande de faire des produits locaux mais dans quelques années, à force de bouffer du terrain y’aura plus de terres et ça faut bien s’en rendre compte. » Marie lui emboîte le pas : « C’est bien beau aussi Crolles de ramener je sais pas combien d’emplois mais il faut bien mettre les logements. » Et Alexandre de conclure : « Faut les logements puis faut les nourrir les gars ! Là les terrains ils y cultivent même pas putain c’est dégueulasse ! »
Si toute cette affaire est parfaitement légale, est-elle morale pour autant ? Le fait du prince est un concept qui désigne un acte arbitraire de la part d’un gouvernant. Il est nommé ainsi car il était, sous l’Ancien Régime, la prérogative du souverain. Plus de deux siècles plus tard, le fait du comte semble encore pouvoir dicter le régime d’une vallée entière. Peut-être serait-t-il temps d’évoluer ? À moins que les serfs d’aujourd’hui décident également de renouer avec les pratiques ancestrales.