Accueil > Hiver 2024-2025 / N°75

Tech & Fest

Sans papiers et sans contact humain

Afin de donner du grain à moudre à tous les participants du Tech&Fest (le 5 et 6 Février à Alpexpo), Le Postillon se penche sur la « fête » de la « dématérialisation » permise par les « techs ». Les premiers à la subir sont les étrangers, qui doivent composer avec la fermeture de tout accueil physique à la préfecture de l’Isère, entraînant – outre un immoral marché noir de rendez-vous à la pref’ – quantité de situations kafkaïennes.

Pour les sans-papiers ou pour les personnes devant les renouveler, avoir un rendez-vous à la Préfecture – en Isère comme ailleurs – a toujours été de l’ordre de parcours du combattant. Il y a une dizaine d’années, alors que le jour était à peine levé, il y avait souvent des énormes queues devant la Préfecture. Depuis deux ans, la prise de rendez-vous se faisait en ligne, avec des créneaux mis une fois par semaine, le dimanche à minuit. «  C’était contraignant, mais en maximum deux ou trois dimanches, on parvenait à obtenir un rendez-vous », raconte Robert Seassau, co-président de l’Apardap (association de parrainage républicain des demandeurs d’asile et de protection). «  Et puis on parvenait encore à avoir des contacts avec la directrice du service immigration, ce qui permettait de “rattraper” des dossiers perdus ou bloqués.  »

En juin 2023, sort l’affaire de la gigantesque « fraude » aux titres de séjour : un agent de la Préfecture et cinq complices sont accusés d’avoir organisé un trafic de papiers pour « 7 millions d’euros de gains  ». Une affaire qui accéléra la fin de la possibilité d’avoir un contact humain. D’autant que juste après, en juillet 2023, un nouveau préfet, Louis Laugier, est nommé en Isère. «  En quelques mois, tout s’est encore plus durci » témoigne Robert.

Déjà parce qu’il manque énormément de créneaux de rendez-vous, la faute d’une part à la politique nationale visant à compliquer les démarches des sans-papiers et d’autre part au manque d’effectifs au service immigration de la Préfecture. Les rares créneaux de rendez-vous sont mis en ligne au compte-goutte sur internet, à jours et horaires non fixes. Et pire : «  Des gens ont développé des robots pour automatiser la prise de rendez-vous et prendre tous les créneaux. Quelle que soit l’heure des mises en ligne des rendez-vous, en quelques secondes, il n’y a plus rien.  » Ces rendez-vous sont ensuite revendus au marché noir, «  il y a six mois on nous parlait de 50 euros, dernièrement j’en ai entendu à 100 euros ». Un site internet « Preflib », qui précise « n’être pas le site officiel de la préfecture Isère », propose de s’inscrire pour « recevoir une alerte par SMS et email lorsqu’un rendez-vous est disponible ». Une fois rentré un numéro et une adresse mail, il faut néanmoins débourser 9,99 euros par alerte reçue… Selon leurs stats, ce site enverrait entre 100 et 300 « notifications » par jour.

Ainsi un service public, géré directement par les services de l’État, censé garantir « l’égalité d’accès aux droits  » permet à des petits filous de s’enrichir sur le dos des personnes en galère. Révélé par une conférence de presse du collectif « Bouge ta pref’ », auquel appartient l’Apardap (mais aussi la Cimade, la CGT sans-papiers, la LDH, RESF, etc.), ce scandale – qui touche aussi d’autres préfectures – a suscité des réactions indignées sur le « piratage » d’un site de l’État, censé combattre la cybercriminalité. En réponse, la Préfecture a laconiquement précisé être «  victime d’actes malveillants provoquant de graves dysfonctionnements » et que des «  solutions techniques sont actuellement recherchées pour pallier ces difficultés  » (Le Daubé, 1/11/2024).

Mais au-delà de ces « actes malveillants » qui cesseront peut-être (ou pas) grâce à des « solutions techniques », la « dématérialisation » – ou plutôt serait-il plus juste de dire « l’écranisation » – des démarches à la Préfecture entraîne tout un tas de situations kafkaïennes pour les usagers – et même pour ceux qui sont en situation « régulière ». Robert Seassau en détaille quelques-unes :

• Quand un titre de séjour est accordé, la personne reçoit un texto lui annonçant que son titre de séjour est prêt et qu’il faut prendre un rendez-vous. Mais le temps d’y parvenir, quand le titre de séjour ne dure qu’un an, il ne reste que neuf mois… Trois mois de perdus pour avoir « le droit » de travailler.

• Il y a régulièrement des problèmes techniques où des personnes ne reçoivent pas le texto leur annonçant qu’elles ont obtenu le titre de séjour. Elles prennent donc un rendez-vous (en galérant) pour renouveler leur récépissé de demande de titre de séjour. Là, on leur dit que leur titre de séjour est prêt et qu’il faut qu’elles reprennent un rendez-vous pour le retirer en venant avec un timbre fiscal. Le temps qu’elles parviennent à faire ça, elles n’ont ni titre ni récépissé, donc ne peuvent plus travailler…

• Il y a quantité d’autres problèmes techniques. Des fois il est impossible de se créer son « espace personnel ». D’autres fois, un dossier est déposé sur cet espace avec toutes les pièces demandées, mais deux mois plus tard, une des pièces est réclamée alors qu’elle avait été déposée…

• Avant, il y avait la possibilité d’aller poser des questions à l’accueil de la Préfecture. Maintenant tout est sur internet. Personne ne répond (ou au bout de très longtemps) aux mails ou aux numéros de téléphones. Quantité de personnes souffrant « d’illectronisme » n’ont aucun moyen d’avoir un contact humain pour réaliser les démarches nécessaires.

• Ces difficultés touchent aussi les personnes en situation régulière, qu’elles soient réfugiées, étudiantes, en alternance, présentes ici depuis des décennies. « On voit des demandes d’aide désespérées de personnes qu’on ne voyait jamais auparavant, régularisées depuis vingt ans, mais qui doivent renouveler leur titre de séjour et qui n’y arrivent pas. »

• Les délais de traitement des dossiers s’allongent… Avant, les dossiers étaient toujours traités dans les six mois après la demande de renouvellement de titre de séjour, quand le récépissé délivré à l’occasion de la demande leur permet de travailler. Maintenant il arrive souvent que le délai de six mois soit dépassé, alors le récépissé expire aussi et les personnes ne peuvent plus travailler ni avoir de droits (caf, sécurité sociale, etc.)

Liste non exhaustive. Ainsi se multiplient les situations humaines dramatiques, au mieux laborieusement gérées par des bénévoles d’associations d’aide aux migrants débordés ou par des personnes embauchées pour tout autre chose. Ainsi d’Ésilia, passée dans une maison des habitants pour faire « écrivaine publique ». « J’étais censée expliquer des documents écrits ou aider à la rédaction de documents écrits. Mais en fait, je me retrouvais à aider – sans formation ni compétences – une masse de gens qui arrivaient paniqués en disant “je n’arrive pas à obtenir de rendez-vous pour renouveler mon titre de séjour”. On ne peut rien faire, on est complètement désemparés... »

Bien entendu, cette dystopie doit beaucoup à la volonté de l’État de compliquer la vie des étrangers. N’empêche qu’elle préfigure ce qui attend tous les citoyens à l’heure de la « dématérialisation ». En mars dernier, la Préfecture annonçait que les rendez-vous en ligne allaient être obligatoires « pour mieux répondre aux demandes des usagers et améliorer les délais d’instruction des dossiers  » (Place Gre’net, 12/03/2024). Le même genre d’arguments utilisés pour tous les processus de « dématérialisation », qui entraîneront forcément le même genre de résultats. Rematérialisation générale !