Accueil > ÉTÉ 2023 / N°69

Transition, attrape-couillon

Depuis trois numéros, un chercheur mathématicien raconte sa prise de conscience récente sur les méfaits de son domaine de recherche (l’intelligence artificielle) et sa proposition d’étudier sérieusement l’option du «  démantèlement du numérique ». Pour cette fournée, il nous immerge dans une de ces innombrables causeries à la gloire de la technoscience et de la « transition  ».

Début septembre, j’étais convié à prendre part à une table ronde sur « la transition énergétique » dans le cadre de la conférence GRETSI (Groupe de recherche et d’études de traitement du signal et des images) sur le numérique, dont la mouture 2023 aura lieu à Grenoble. Y participaient des représentants (que des hommes, comme il se doit) d’AirLiquide, RTE, Huawei ainsi que trois chercheurs en numérique et en énergie, dont moi-même. Plateau séduisant pour répondre à la question brûlante : pourquoi, en dépit d’investissements colossaux dans ladite « transition », rien ne marche et la situation au contraire ne fait que s’aggraver ?

L’animateur, très souriant au début – sûrement convaincu qu’avec un tel panel on allait assister à l’avènement de « la solution » (ou alors plus probablement il anticipait déjà le ramassis d’âneries à venir) –, attaque d’emblée en nous demandant d’évoquer, en deux minutes, notre vision de la transition énergétique. AirLiquide ouvre le bal. Selon lui, la transition énergétique viendra, ô surprise, de… la voiture à hydrogène. Bon, déjà tu te demandes si le monsieur a bien compris la question posée. Alors, admettons que par « voiture » il sous-entendait « tout truc qui bouge tout seul », « toute machine » ou n’importe quoi. Dans tous les cas, c’est absurde. Parce que, pas de chance, de l’hydrogène, il n’y en a plus sur Terre depuis sa formation il y a 4 milliards d’années où tout a été soufflé par le vent solaire. Alors l’hydrogène, on doit le fabriquer. Problème : avec un mix énergétique global dont l’aiguille est bloquée sur 83 % d’énergie fossile depuis 30 ans, même pour fabriquer de l’hydrogène dit « vert » (à partir de l’électrolyse de l’eau) il faudra un paquet de charbon – ou alors on va mobiliser toutes les énergies renouvelables à ça et avoir besoin de pléthore de charbon pour tout le reste. Et ça, c’est sans mentionner que c’est complètement inefficace : la chaleur générée en brûlant la source fossile produit de l’électricité qui produit de l’hydrogène par électrolyse, qui est comprimé (avec encore de l’énergie) afin de… reproduire de l’électricité (pour le moteur de la bagnole) qui produit alors du mouvement qui finalement fait tourner les roues. Ouf ! Et, à nouveau, pas de bol, toutes ces conversions d’énergie ont des rendements au mieux bof bof, au pire tout pourris.

C’est comme dans un concert : parfois la première partie n’est pas bonne. Mais heureusement, le protagoniste de cette affaire de transition, c’est RTE (anciennement EDF) qui parle ensuite. Toujours sans surprise (ou avec dépit et lassitude, c’est selon), on nous annonce qu’il faut continuer de développer, mais plus vite encore, les énergies renouvelables et l’électrification de la société, dont celle du parc automobile. Alors en effet, en trente ans on a « bondi », grâce à des investissements colossaux dans le renouvelable, de 1 % d’énergie éolienne et photovoltaïque dans le mix global à… 3 %. Ce qui, pour utiliser le jargon scientifique consacré, ne casse pas trois pattes à un canard. Par ailleurs, si on voulait vraiment opérer cette transition à l’échelle mondiale, il faudrait multiplier par vingt les extractions de lithium, par quatre les extractions de cobalt, par deux les extractions de cuivre, etc., etc., ce qui en plus d’être éco(sui)cidaire est de toute façon physiquement impossible. Et puis, il faut ajouter que passer ne serait-ce qu’uniquement le parc automobile français au tout électrique (en supposant l’inexistence du reste du monde) demanderait de doubler la production totale d’électricité nationale alors qu’on est déjà charrette l’hiver… Bon, au moins RTE nous avoue que ça pose en fait quelques soucis, et que c’est pour cette raison précise que « nous avons besoin de vous, les ingénieurs, pour nous aider ! » La magie du marché de l’emploi.

À ce moment du concert, une fois passés les deux industriels supposés experts de l’énergie, tu commences sérieusement à flipper. Heureusement, il y a un entracte loufoque pour détendre l’atmosphère avec Huawei. Sans transition et sans s’encombrer d’aucune espèce d’argument, le gars de Huawei nous annonce que la solution est technologique : 6G et intelligence artificielle ! Bam ! Il faut avouer que c’était assez drôle ; le suspense était haletant : «  Va-t-il oser vendre ses smartphones comme solution au désastre environnemental ? » Yes he can. Des fois on me demande pourquoi les gens ne réagissent pas, ne se révoltent pas plus que ça devant l’évidence de notre fuite en avant suicidaire. Dans le cas présent, personne n’a réagi, je pense, tellement on est restés cons et connes, affalés dans nos fauteuils, tant l’absurde avait franchi un nouveau seuil. L’enchaînement est somme toute classique, mais intéressant pour la suite : évidemment, souci ici il y a encore, vu que la 6G et l’IA crament pas mal de CO2 et donc « nous avons besoin de vous les ingénieurs pour nous aider » à estimer la borne inférieure théorique de leur consommation énergétique. Scientisme quand tu nous tiens…

Dans mon fauteuil et mon short d’été (face à mes cinq collègues en costard alors qu’on sortait à peine de l’enfer caniculaire de l’été dernier), je bouillonne intérieurement. D’ailleurs, sur la vidéo qui a été prise de la table ronde, je semble être dans un état de « loose » profond. Heureusement c’est à mon tour de parler. L’envie étant trop forte, j’ai commencé par expliquer à M. Huawei que la fameuse borne inférieure de consommation de la 6G et de l’IA est en réalité bien connue : c’est 0 joule ! La 6G, tu la fais pas et l’IA tu la démantèles avant que le carnage social et environnemental nous amène à un point de non-retour. Il me semble plus sage d’euthanasier tout ça vite fait. Ce qui, pour le coup, est bien plus facile à faire que de devoir accueillir un milliard de migrants en Europe et polliniser nos champs à la main. Suite à ça, au lieu de « donner ma vision », je raconte surtout ce que je crois avoir compris de deux ans de lectures, podcasts, vidéos et reportages sur le sujet. À savoir qu’il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il n’y aura très vraisemblablement pas de transition énergétique. Pas au sein d’une société aussi vorace en énergie (pour rappel, chacun et chacune d’entre nous, en France, se balade avec 450 esclaves énergétiques (1) collés aux basques grâce à qui on mange, on se chauffe, on se soigne et on joue à FIFA2023). Cette énergie composée à 83 % de combustible fossile, on n’a plus le droit de l’utiliser, question bête de survie de l’espèce humaine. En plus, comme on a bourré d’électronique à peu près tous nos moyens de survie (agriculture 4.0, tous nos réseaux de distribution, numérisation d’absolument tous les services) alors que, pas de bol encore, de nombreux métaux sont déjà en tension et qu’on a bientôt plus d’électricité l’hiver, on ne se facilite franchement pas nos perspectives d’atterrissage dans un avenir durable.

J’ai été le seul à être applaudi. Mais aussi le seul à qui, la semaine suivante, certains grincheux parmi les organisateurs ont précisé que mon comportement général pendant la conférence ne devrait plus jamais se reproduire. J’aurais remis en question l’existence même de la conférence m’ont-ils dit. OK. Et alors ?

En réalité, j’ai un peu menti parce que, si, il y aura nécessairement une transition énergétique : des énergies fossiles vers l’énergie métabolique (nos bras, nos jambes, etc.) comme ça a toujours été le cas pendant 99,93 % de l’histoire d’Homo Sapiens. Et finalement c’est vachement facile : on ferme juste la parenthèse absurde dans laquelle on s’est foutue et on recommence, en mieux.

(1) C’est-à-dire que si nous devions produire à la main l’énergie dont nous avons besoin pour alimenter notre mode de vie, il nous faudrait 450 esclaves.