Lucas a aussi tenu à nous faire savoir ce qui lui était arrivé : « J’ai été arrêté par la BAC alors que je rentrais chez moi après un blocage dénonçant l’optimisation fiscale d’un fast-food. Un blocage sans violence, encadré d’un cordon de CRS devant l’entrée du restaurant, et une équipe de la BAC derrière avec des chiens en cage dans une voiture. Un policier se balade, appareil photo en main à hauteur de visage, il vient me voir toujours en filmant et me demande si je cache mon visage parce que j’ai quelque chose à me reprocher. Je réponds que non, et lui fais remarquer que certains policiers ont également le visage dissimulé.
Je dissimule mon visage car je ne veux pas apparaître sur des photos publiques. En tant qu’enseignant dans un lycée privé, je préférais jusque-là ne pas avoir à expliquer à une classe ma participation à des actions plus ou moins radicales. Je participe à ces actions de protestation contre les lois (du travail et autres) présentes et futures qui créent l’inégalité des richesses et des chances car je suis surtout dans une situation précaire et bientôt en procédure de licenciement économique. Mon école est rachetée par un plus grand groupe, financé par des fonds de pensions, dirigé par un ancien employé de Goldman Sachs... Une histoire classique.
Après une heure sur place je vois du mouvement et préfère rentrer chez moi. En m’éloignant de l’attroupement, je vois cinq BACeux me courir après, par réflexe, je me mets à courir . Mais très vite, je préfère me mettre à terre avant le croche-patte. Je les laisse me menotter en essayant de reprendre mon souffle, mais c’est dur avec leurs genoux sur mes côtes. Ils me relèvent et je me mets à crier : ‘‘j’ai rien fait’’, “qu’est-ce que j’ai fait ?”, “Il n’y a rien dans mon sac, regarde ce qu’il y a dans mon sac, tu sais qu’il n’y a rien’’. Je répète les mêmes phrases sans insultes, en restant sur les faits. Le policier vidéaste arrive alors et me dit “Ivresse sur la voie publique, monsieur, vous êtes ivre !”. J’enrage (d’autant plus) mais je ne suis pas ivre.
Une voiture arrive, ils me soulèvent et me mettent dedans. Je me tais dès que j’y suis, car ils changent complètement de visage. Un des types s’assoit sur mes poignets menottés et ça fait super mal. Quand je leur ai appris que j’étais enseignant, l’atmosphère s’est détendue. Ils ont ensuite essayé de soigner leur image.
Ils me répéteront plusieurs fois « tu vois, on te traite bien », même en me raccrochant au banc avec les menottes. Je comprends peu à peu que j’ai été utilisé pour disperser l’action du soir. Ils m’accusent de dissimulation de visage en manifestation, sans même me faire souffler dans le ballon, et me fixent un rendez-vous pour une audition libre la semaine d’après.
Lors de cette audition j’ai été entendu par un agent compréhensif et abasourdi par l’histoire. Il y avait dans ce bureau de l’hôtel de police un petit pied de cannabis dans un pot de yaourt marqué « Sweet Afghan Delicious ».
Je dois maintenant être convoqué chez le procureur pour qu’il fixe le montant de l’amende pouvant aller jusqu’à 1500 euros. Quelques jours après, et toutes ces vidéos de violences policières vues sur le net, je me dis qu’au moins j’ai mis des visages sur mes agresseurs, j’ai confronté leurs actions, et j’ai eu un droit de réponse cathartique, ce que les nombreuses victimes de coups de matraque à l’aveugle n’ont pas pu avoir. C’est surtout la présence des manifestants qui ont suivi, ainsi que leurs appareils photos, qui m’ont permis d’éviter les coups. »