Accueil > Hiver 2024-2025 / N°75

Du ciment sous les cimes – épisode 4

Un greenwashing en béton armé

Mais qu’est-ce qui unit le Lyon-Turin, les JO de 2030, les grands projets d’aménagement urbain ? Le béton, bien entendu, qui dans le coin est surtout coulé par un de nos « fleurons » grenoblois : Vicat. Alors que le cimentier proclame partout ses bonnes intentions écologiques, plongeons dans un de ses méfaits actuels très concrets : le projet de ligne à grande vitesse reliant Lyon à Turin.

« Béton et écologie sont tout à fait compatibles. Vous savez, on ne reproche pas à un artiste-peintre la production de sa peinture. On ne va pas reprocher aux fabricants de matériaux l’usage qui en est fait.  » Ainsi parlait Guy Sidos (France Bleu, 22/02/2021), PDG d’un des fleurons grenoblois : le marchand de béton Vicat. Dans le grand bêtisier du foutage de gueule écologiste, les producteurs de béton ne sont pas les derniers à nous faire rire.

Comme toutes les grandes boîtes polluantes, « le groupe cimentier international et multi-local » s’est lancé depuis quelques années dans une opération de com’ visant à faire croire aux gogos que son béton fait du bien à la planète. « Béton bas carbone », « lier béton et hydrogène pour s’engager dans la transition écologique », « béton vert », « éléments modulaires en béton destinés à la nidification des abeilles sauvages présentes en milieu urbain » : presque tous les concepts écolos à la mode sont passés dans la bétonneuse.

Il en faut des efforts pour faire oublier que l’industrie cimentière est responsable, à elle seule, de 8 % de émissions de CO2 dans le monde. En novembre 2022, Vicat est convié à l’Elysée avec les plus grands pollueurs français, afin de réfléchir à la baisse de leur empreinte carbone. Faut dire que le site de Vicat à Montalieu, en Nord-Isère, est le septième site émetteur de CO2 en France… Le classement « des 50 sites industriels les plus émetteurs de CO2 », réalisé par Réseau Action Climat et France Nature Environnement l’été dernier, compte trois autres sites Vicat. Alors la machine à langue de bois tourne à plein régime sur leur site internet : « Conscients de l’empreinte carbone liée à notre activité, nous sommes engagés dans la transition écologique en réduisant l’empreinte carbone de l’ensemble de nos activités, en déployant les vertus de l’économie circulaire et en préservant la biodiversité sur nos lieux d’implantation. »

La « décarbonation  » est le nouveau totem de tous les pollueurs faisant semblant d’œuvrer pour l’écologie en remplaçant une nuisance par une autre. Alors Vicat « décarbone » à tout va, avec une gamme de béton DECA (pour décarboné) et son liant CARAT à empreinte carbone négative. Oui oui à empreinte négative ! « Grâce à une composition réduite en clinker [composant de base du ciment obtenue par la cuisson de calcaire et d’argile] et enrichi d’une matière biosourcée, Carat bénéficie d’un bilan carbone correspondant à un niveau d’émissions nettes négatif, de -15 kg équivalent CO2/t » apprend-on sur leur site. Où vont-ils s’arrêter ? Bientôt produire du béton permettra le retour des espèces disparues et la fertilisation du sol...

Au-delà des concepts fumeux et des déclarations d’intention, Vicat reste très discret sur les chantiers où il s’implique, soit « l’usage » des matériaux qu’il fabrique. Bizarrement l’artiste-peintre du béton ne veut pas montrer ses tableaux. Excès de timidité ou peur de voir toute prétention écologique s’effondrer ?

À voir l’une de ses principales œuvres actuelles, on ne peut que pencher pour la deuxième solution. Car Vicat est le principal bétonneur engagé sur la nouvelle ligne de train à grande vitesse Lyon-Turin, chantier à plus de 30 milliards d’euros que ses promoteurs osent présenter comme « écologique » (blague dans le top 10 du bêtisier sus-mentionné).

Ce serpent de mer du défonçage des montagnes, nécessitant – côté français, en plus des ravages côté italien – de creuser de nombreux immenses tunnels (un de 57 kilomètres sous le massif du Mont-Cenis en plus d’autres tunnels sous Belledonne et la Chartreuse) traîne depuis plus de vingt ans maintenant. En 2000, Chirac visitait le chantier d’étude qui promettait la fin du tunnel pour 2015. « C’est un projet magnifique et naturel, mais il ne faut pas qu’on traîne trop.  » déclarait notre ancien président. Raté sur toute la ligne : ni naturel ni magnifique, et 20 ans plus tard seulement moins d’un quart du plus grand tunnel est creusé. Si le chantier traîne, il pourrit très concrètement les vallées menacées.

Il y a tout ce qui est bétonné ou prochainement bétonné. On avait déjà évoqué la situation de la pépinière de la Devinière, située à Détrier, commune savoyarde limitrophe de l’Isère. Après avoir obtenu ce terrain en 2020 suite à un long parcours du combattant (voir Le Postillon n°69), Anthony et Donatien ont appris que leur parcelle d’un hectare était expropriable en cas de démarrage des travaux de la partie concernant les « accès » du Lyon-Turin. À l’époque, le chantier du tunnel transfrontalier étant à l’arrêt depuis 15 ans, ni la commune, ni les nouveaux installés ne s’en sont alarmés…

« Aujourd’hui on apprend que notre parcelle est comprise dans le plan de construction de la base logistique pour la descenderie d’accès du tunnel Savoie Belledonne », raconte Anthony. Une descenderie c’est un petit tunnel qui permet d’accéder au tunnel principal. «  Vu ce qu’ils ont fait a Villarodin-Bourget [descenderie du tunnel transfrontalier], on sait à quoi s’attendre. En plus des 4 hectares artificialisés pour la base logistique, il faut un endroit pour entreposer tous les déblais excavés. Là-bas, ils ont rasé plus de 15 hectares de forêts pour y mettre leur montagne de gravats...  »

D’autres ont déjà dû dégager : en Maurienne, Max a été exproprié de sa petite scierie qui se trouvait pile sur le tracé. Pas de bol elle était juste en face de l’entrée du tunnel. Aujourd’hui elle est ensevelie sous les milliers de mètres cubes de gravats sortis de la montagne, qui servent de remblais pour soutenir la partie « aérienne » de la ligne. Pour faire rouler un train à grande vitesse, il faut une ligne la plus droite et la plus plate possible, cela implique de lisser les courbes et les pentes, en déplaçant des millions de tonnes de terre et granulats. « Aujourd’hui la Maurienne c’est une vaste carrière », nous dit-il depuis son nouvel atelier quelques kilomètres plus bas, juste en face d’une centrale à béton. De nombreuses autres ont poussé pour approvisionner le chantier. « Sur beaucoup de centrales, les silos de ciment sont aux couleurs de Vicat  » remarque Max.

Aux cotés de tous les géants du BTP, (Vinci, Eiffage, Spie Batignolles, etc.) Vicat a décroché de gros contrats sur le chantier, comme on l’apprend sur son site. Notamment « l’industrialisation et la gestion des 23 millions de tonnes extraites côté français. Ce chantier comprend trois sites de mise en dépôt définitif, trois stations de traitement de matériaux, huit plateformes logistiques, 15 km de convoyeurs à bande et un site complet de chargement ferroviaire. » Il va en falloir des « éléments modulaires de nidification d’abeilles » pour compenser tous ces ravages.

Vicat a également obtenu la mise en service de « deux centrales à béton sur le chantier pour livrer les 280 000 m3 nécessaires à la construction du tunnel de base.  » 280 000 m3, vous voyez pas ce que ça fait ? Sachant qu’un camion toupie standard transporte 7 m3 de béton, ça représente 40 000 camions-toupies, soit bout à bout 400 km de camions-toupies ! Une telle distance équivaut à presque deux fois le trajet entre Lyon et Turin… Au fait, on vous avait dit que selon la communication du Lyon-Turin, « la construction de la nouvelle ligne permettra de réduire d’environ 3 millions de tonnes d’équivalent de CO2 par an les émissions de gaz à effet de serre  » ?

Autre contrat : celui des usines à voussoirs. Mais qu’est-ce qu’un voussoir ? Pour percer le tunnel, une énorme machine, un tunnelier, creuse lentement la roche. Pour consolider l’ouvrage, il doit déposer derrière lui, au fur et à mesure, des éléments bétonnés préfabriqués formant la voûte : les voussoirs. Huit voussoirs assemblés forment un « anneau » de voûte, sur lequel le tunnelier prend appui pour continuer le forage, et ainsi de suite.

Sur la commune de La Chapelle, en bas de la vallée de la Maurienne, une usine à voussoirs est en fin de construction. Elle produira près de 100 000 voussoirs (!), transportés 3 par 3 sur des camions jusqu’au chantier, chacun pesant 10 tonnes. Construite par une filiale de Vinci, elle utilisera le ciment Vicat pour son béton. Un béton décarboné à 80 %, a expliqué un responsable à Charles Costel, maire de la commune et opposant au Lyon-Turin : «  Ils m’expliquent que leur béton est décarboné car ils y incorporent des cendres, qui viennent de Corse actuellement, mais ils réfléchissent à s’approvisionner en cendres des centrales à charbon d’Allemagne. Avec tout le transport j’ai du mal à y voir quelque chose d’écologique... La véritable raison c’est que ça rend le béton plus solide. »

La valorisation des cendres volantes issues des centrales à charbon ou des aciéries n’est pas nouvelle. Depuis les années 50 ces déchets sont « valorisés » par l’industrie cimentière, remplacent une partie du clinker, et rendent le béton plus résistant. La substitution du très polluant clinker par les déchets d’industries elles aussi très polluantes pose de nombreuses questions, comme l’interdépendance entre toutes ces industries et leur impossible décroissance. La très relative « verdification » des cimentiers implique le maintien, si ce n’est la croissance, des aciéries ou des centrales a charbon... [1]

Bref : avec ou sans les cendres des centrales à charbon d’Allemagne, les 100 000 voussoirs de 10 tonnes chacun du tunnel du Lyon-Turin vont avant tout artificialiser et dévaster la Maurienne. Le déversement de béton n’étant pas (loin de là !) la seule nuisance du chantier : le creusement des nombreux tunnels perturbe de nombreux réseaux hydriques et prive certains villages de leur eau naturelle... Récemment un appel d’offres de 2,5 millions d’euros a été lancé pour « sécuriser » l’approvisionnement en eau de plusieurs communes de Maurienne : « Mise à disposition de camions citernes, distribution d’eau en bouteilles, création de zones de déchargement... Ce marché, qui sera attribué au printemps 2025 pour six ans, interpelle sur les effets du creusement du tunnel ferroviaire sur la ressource en eau » (La Tribune, 4/10/2024).

Vicat est un des principaux acteurs de ce carnage et n’hésite pas à passer en force. Son projet de rouvrir la carrière de Saint-Martin-la-Porte a rencontré la vive opposition des habitants et du conseil municipal. Après avoir gagné les jugements au tribunal administratif en 2022, le cimentier est passé en force, comme le raconte le collectif d’habitants : « Suite à l’arrêté de défrichement, les travaux d’abattage d’arbres ont débuté le 14 novembre, sans l’autorisation de l’ONF. (…) La progression des bûcherons a été stoppée sur la piste d’ Albanne par des propriétaires de la piste. Qu’à cela ne tienne, Vicat a fait héliporter les bûcherons pour terminer les travaux. »

De quoi donner du relief à cette belle phrase de Sophie Sidos, vice-présidente de Vicat, actuelle présidente du Medef de l’Isère et « très attachée à l’écologie et à la sauvegarde de la planète ». À propos de son aïeul n’ayant pas voulu déposer de brevet après avoir « inventé » le ciment, elle s’enflamme : «  C’est vraiment notre marque de fabrique dans l’entreprise où l’intérêt général prend le dessus sur les intérêts particuliers et cela conduit toute notre vie » (classe-export.com, 29/03/2023). Et tant que «  l’intérêt général  » impose de raser des forêts, défoncer la montagne, remplir les routes de camions et l’atmosphère de CO2, « l’intérêt particulier » de Vicat y trouvera son compte.

Laissez béton le Lyon-Turin !

Malgré le début du chantier gigantesque, la contestation (qui durera encore au moins une bonne décennie) persiste dans la vallée de la Maurienne. Le pépinieriste Anthony, avec l’association Belledonne a Sa’Voix, informe sur ce chantier à venir. Les habitant-es de la Maurienne s’organisent au travers de l’association Vivre et Agir en Maurienne et les comités contre le Lyon-Turin fleurissent sur le tracé de la ligne, organisant réunions publiques, manifestations et visites des chantiers en Maurienne. Plus d’infos sur https://stopaulyonturin.fr
Par ailleurs une soirée « Sortir de la bétonnière, discussion autour de l’empire du béton dans la région » aura lieu le 31 janvier prochain, à 19h à la salle rouge de Grenoble.

Les 1001 sites de Vicat

Rien qu’en France, Vicat en brasse de la matière ! La société cotée en bourse, employant 10 000 « collaborateurs » dans le monde, possède 16 cimenteries produisant 29 millions de tonnes de ciment, 273 centrales pour 10 millions de m3 de béton, 71 carrières charriant 24 millions de tonnes de granulat... Elle est aussi présente dans 11 autres pays, où elle réalise deux tiers de son chiffre d’affaires, de l’Égypte aux États-Unis en passant par le Kazakhstan et le Mali. L’internationale du béton n’a pas de frontières.
Dans la région, Vicat n’est pas la seule entreprise à fournir du béton et du granulat au BTP : il y a aussi Lafarge, Eiffage, Carron ainsi que diverses PME. N’empêche que Vicat reste la plus grosse, et la seule à avoir des cimenteries par chez nous.
Il y en a trois en Isère, celle de Saint-Egrève avec ses fameux chariots au-dessus de l’autoroute qui fabrique des ciments spéciaux, la petite de Saint-Laurent-du-Pont qui fournit le ciment prompt naturel et la plus grosse, celle de Montalieu en Nord-Isère.
Ce n’est qu’une petite partie de leurs activités… Comme tout bon cimentier, Vicat s’occupe aussi de l’extraction de granulats (qui rentreront dans la composition du béton) en exploitant les carrières de Chapareillan, Barraux, Montmélian et Chambéry. Dans ses centrales à béton – à Voreppe, Villard-Bonnot, Saint-Martin-d’Hères, Varces, Villard-de-Lans, Rives, Montmélian, Saint Jean d’Hérans, Auberives-en-Royans, Saint-Marcellin, Bourg-d’Oisans –, elle mélange son granulat et ciment pour approvisionner les chantiers dans un rayon de 30 km autour de chaque centrale. Tout cela nécessite un gros investissement de machines et de camions : Vicat fait aussi du transport avec sa filiale SATM, valorisant ainsi sa flotte de camions.
Particularité locale, vu que la région a un fort historique dans la papeterie, les papeteries Vicat de Vizille (160 employés) fabriquent les sacs de ciment, et ont diversifié leur activité avec la production de papier de luxe. Sur son site internet, Vicat se vante d’être un « groupe international et multilocal  ». Pour le coup, c’est vrai !

Notes

[1Lire à ce sujet Nelo Magalhes, Accumuler du béton, tracer des routes, La Fabrique, 2024