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Un héritage détourné depuis 36 ans

C’est une des plus vieilles « affaires » encombrant le tribunal de Grenoble. Ce qui aurait pu être une banale histoire de succession, et ses inévitables péripéties, traîne depuis maintenant trente-six ans – quand même – et a occasionné des dizaines d’audiences, sans que les plaignants aient pu obtenir satisfaction. Un des grands bénéficiaires de cette lenteur de la justice n’est pas un inconnu de nos services : Édouard Ytournel est une des figures des Républicains de l’Isère, ancien candidat aux municipales de La Tronche et donc grand gagnant au jeu du détournement d’héritage.

Mr X est décédé en 1988. Issu d’une lignée de colporteurs, il avait perpétué la tradition familiale, en développant un commerce de linge de maison qui a prospéré, grâce à sa force de travail, conjuguée à celle de sa femme et de ses deux fils qui ont longtemps travaillé à ses côtés. Peu dépensier, habile pour faire fructifier son capital, il a amassé un « actif successoral » de près de 14 millions d’euros, selon un rapport d’expertise (1). Le problème, c’est que sur ses dix enfants, une seule a vu la couleur de cet argent…

Cette « héritière » s’appelle Thérèse Ytournel. C’est l’aînée de la fratrie et une des deux enfants que Mr X a eu avec sa première femme, morte lors de son deuxième accouchement. Remarié peu de temps après, Mr X aura ensuite dix enfants dont huit encore vivants aujourd’hui. Soit dix potentiels héritiers… Neuf de trop pour Thérèse Ytournel, comme le racontent les « conclusions récapitulatives » d’un jugement du 7 juin 2001 : après son mariage, le « seul but » de madame Ytournel était «  visiblement de devenir l’unique héritière de la fortune de son père. Elle n’a eu de cesse de détourner Mr X de sa femme et de ses enfants, pour obtenir leur séparation et avoir ainsi seule la mainmise sur la totalité de son argent. Son but fut atteint, puisque Mr X a quitté le domicile conjugual en 1985 pour s’attacher, sous l’influence de madame Ytournel à transférer à cette dernière la totalité de son patrimoine.  » En 1987, elle parvint à être nommée « légataire universel » de Mr X, un an avant son décès.

En droit, ce rôle privilégié ne prive pas les ayants droit de leur part d’héritage, et c’est pourtant ce qu’elle parviendra à faire. Mais quelques mois après le décès, en septembre 1989, alors que la fratrie se retrouve chez le notaire, Thérèse Ytournel annonce que la succession se résume à peu de choses : une voiture plutôt ancienne, un magasin cours Berriat et quelques dizaines de milliers de francs. Rien à voir avec les dizaines de millions de francs qui constituaient la fortune paternelle. Mais où sont-ils passés ?

Une partie semble avoir eu un destin assez « rocambolesque », comme le raconte un jugement du 9 février 2009 : «  De son vivant Mr X avait déclaré à ses enfants qu’il déplorait la disparition fin 1987 de la marmite enfouie dans le sol de [la résidence familiale], dans laquelle avec sa fille Thérèse, il avait placé les valeurs, pièces et lingots retirés du coffre-fort de la Banque de France le 17 novembre 1986. » Rien ne prouvera jamais que c’est la seule personne avec qui il avait enterré cette marmite, sa fille Thérèse, qui l’a ensuite déterrée… Mais ses frères et sœurs ne peuvent pas s’empêcher de se questionner… surtout sur la véracité de cette « fable ».
Surtout qu’en dehors de cette mystérieuse « marmite », d’autres transferts de patrimoine semblent avoir eu lieu entre la fille et son père avant son décès. Le jugement de la cour d’appel du 9 février 2009 raconte : « Par l’intermédiaire de Y qui avait, dans ses différents postes d’agent du Trésor, transformé les espèces amenées par Mr X et sa fille Thérèse Ytournel en bons du Trésor, il a été établi qu’en 1987, la Trésorerie Générale de Grenoble avait procédé au remboursement de bons du Trésor à une personne anonyme pour la somme de 2,864 millions de francs. » Mais qui peut bien être cette « personne anonyme » ?

En diversifiant ses placements afin d’en maximiser les revenus, et de les dissimuler aux investigations des ayants droit, Thérèse Ytournel a optimisé le capital durant de nombreuses décennies. Les frères et sœurs, floués de leur part d’héritage, ont dû se défendre en portant l’affaire devant les tribunaux pour que justice soit rendue. Ce qui, trente ans plus tard, n’est toujours pas le cas...

On vous passe les (très longs) détails sur les procédures concernant la (très petite) partie des détournements qui ont pu être prouvés en justice. Le jugement de 2009 condamne Thérèse Ytournel à « rapporter à la succession » les sommes de 1,219 million d’euros et 765 000 euros. Soit près de deux millions d’euros dont ses frères et sœurs, quatorze ans plus tard, n’ont toujours pas vu la couleur.

Car entre-temps, Thérèse Ytournel a « organisé son insolvabilité » (selon le tribunal) en transmettant la plus grosse partie de son patrimoine à son fils unique. Edouard Ytournel n’est pas un inconnu de la vie politique grenobloise : c’est notamment lui qui a mené la liste d’opposition de droite aux dernières élections municipales sur la commune de La Tronche (il avait recueilli 29 % des voix). De son vrai nom Bernard Edouard Ytournel, il partage la vie d’une autre personnalité grenobloise, Nathalie Béranger, éternelle conseillère municipale d’opposition à Grenoble (depuis 2001), conseillère régionale en charge des « ressources humaines », secrétaire départementale des Républicains et présidente d’Alpexpo (entre autres). Leur fils de 19 ans, Maximim Ytournel, est également militant, récemment désigné responsable des jeunes républicains de l’Isère, et président de l’association « Nous Tronchois », association visant à donner un vernis citoyen aux ambitions politiques de la droite tronchoise.

Une famille qui défend ardemment « la valeur travail » (comme Nathalie Béranger dans Le Daubé, 9/07/2023) mais qui a avant tout pu compter sur la « valeur détournement d’héritage ». Ni Thérèse Ytournel, ni Edouard Ytournel, ni Nathalie Béranger n’ont souhaité répondre à nos questions. Impossible donc de connaître la totalité du patrimoine des Ytournel, même si quelques traces permettent d’en esquisser l’importance. Ainsi Thérèse Ytournel, qui a gagné sa vie en tant que médecin à mi-temps à la Sécurité sociale (ce qui apporte un salaire honorable mais pas non plus mirobolant) a porté pendant plusieurs années le projet de maison de retraite de la Rochette, des plans prévoyant un investissement de plus de 15 millions de francs. Pour Edouard Ytournel, on peut noter l’acquisition en 2016 d’un appartement dans le 8ème arrondissement de Paris pour 710 000 euros avec un « embellissement » à hauteur de 450 000 euros. Mais la plupart des traces trouvables sont dans les donations effectuées – coïncidence incroyable – toujours quelques mois avant un des nombreux jugements du tribunal ayant émaillé ces trente années de procédure.

Ainsi, trois mois avant le délibéré du 6 septembre 2001, Thérèse Ytournel a transmis à son fils une maison dans les montagnes et les terrains attenants, ainsi qu’un grand appartement sur la place Victor Hugo (cinq pièces plus cuisine) à Grenoble, lieu de la résidence de la famille (la boîte aux lettres est au nom de Nathalie Béranger mais c’est également ici que le candidat de La Tronche réside, comme l’attestent les convocations du tribunal).

Huit ans plus tard, rebelote ! Quelques mois avant l’arrêt de la cour d’appel du 9 février 2009, elle a effectué une donation pour son fils d’un autre appartement situé rue Génissieu à Grenoble et d’une maison d’habitation dite « castel saint-Pierre » située à la Tronche, entourée d’une superficie de 1 800 mètres carrés (c’est le lieu de résidence de Thérèse Ytournel et elle y garde un « droit d’usage »). Au tribunal, Thérèse Ytournel explique ses donations par la volonté de payer moins d’impôts.

Entre les deux, le tribunal a retrouvé la trace d’une vente d’un immeuble de Villefranche-sur Mer à une SCI de Monaco, pour une valeur de 750 000 euros. «  Cependant, le fruit de la vente n’a pas été retrouvé au rang des actifs détenus par elle  » note le tribunal dans le dernier jugement en date, celui du 12 juin 2023. « Il est reconnu en conséquence l’existence de trois actes d’appauvrissement, deux actes à titre gratuit et un acte onéreux mais dont le produit n’a manifestement pas enrichi le patrimoine de la défenderesse.  »

Ainsi Thérèse Ytournel prétend qu’elle ne peut rembourser ses frères et sœurs uniquement avec sa pension de retraite de 700 euros par mois. «  À ce rythme, les créanciers de Madame Ytournel ne percevront les sommes qui leur sont dues qu’aux termes de plus de cinquante années pour les sommes dues depuis 2009, quatre-vingt années pour tout le reste (…). Il est rappelé que madame Ytournel est née en 1941 et est âgée de quatre-vingt deux ans. Dans ces conditions, il ne peut être que retenu que les actes de donation de madame Ytournel ont eu pour effet, à défaut de la rendre totalement insolvable ce que n’imposent pas les textes, de rendre impossible le recouvrement des sommes dues à ses créanciers et de faire échec aux décisions de justice désormais définitives. » Le jugement affirme que Thérèse Ytournel est coupable d’un «  recel successoral » et qu’elle a « agi en fraude ».

Le tribunal conclut donc que les donations effectuées par Thérèse Ytournel à son fils sont « déclarées inopposables » aux créanciers de Thérèse Ytournel, « lesquelles pourront en conséquence exercer leur droit de recouvrement et de poursuite sur l’ensemble des biens mobiliers et immobiliers visés par ces deux actes ». Une (petite) victoire pour les frères et sœurs de Thérèse ? Et non… Comme d’habitude, elle et son fils ont fait appel, le prochain jugement n’aura pas lieu avant 2025 ou 2026, soit presque quarante ans après la mort du paternel. Le coût des procédures judiciaires pour les « créanciers » est déjà estimé à plusieurs centaines de milliers d’euros depuis 1988. Pendant ce temps-là, Edouard Ytournel peut toujours profiter pleinement de l’héritage de son grand-père tout en prétendant être « chef d’entreprise ». Sur internet, les traces de bilan comptable de son entreprise évoquent pourtant un chiffre d’affaires à zéro euro. À moins qu’il ne s’agisse de son « entreprise » de rentier ? C’est vrai que gérer tous ses biens immobiliers doit être une occupation à part entière.

(1) Rapport d’expertise établi par Michel Bruyas, expert-comptable judiciaire nommé par la cour d’appel de Grenoble le 4 mars 2003.