C’est une réunion un soir de janvier, qui raconte bien les impasses actuelles de « l’autre gauche ». Ce soir-là, les militants de la France insoumise choisissent leurs candidats aux élections législatives sur les circonscriptions 1 et 3, comprenant notamment Grenoble.
Ce n’est pas exactement la réunion d’un parti politique : la France insoumise, fondée pour servir Jean-Luc Mélenchon, prétend être un « mouvement ». Il y a donc là des personnes non encartées, l’enjeu étant de faire vivre le slogan phare « le pouvoir au peuple ».
Mais les foules ne se précipitent pas, ni les candidats à la candidature. Il y a à peine un mois, ils étaient seize à candidater pour représenter la France insoumise sur ces deux circonscriptions. Ce soir, ils ne seront finalement que quatre à se départager les voix de la quarantaine de militants.
Il y a ceux qui finalement n’avaient plus le temps. Et puis, il y a les autres, qui ont abandonné parce qu’ils ne voulaient pas se soumettre aux règles de la France insoumise.
« Dégagez » le naturel, il revient au galop. Même s’il n’y a plus de parti, il reste la discipline et l’impossibilité de frayer des chemins de traverse.
Pour être candidat, ou pour voter pour choisir le candidat, il faut notamment signer la « Charte des Insoumis ». Elle impose de soutenir Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles et de rejoindre l’association financière et le groupe parlementaire de la France insoumise, où l’élu est obligé de suivre la ligne du national. Pas de liberté de conscience, pas de possibilité de penser par soi-même. À la France insoumise comme au parti de gauche, on n’imagine pas qu’un élu puisse discuter la ligne du bureau national. Parmi les candidates potentielles se trouvaient une certaine Mathilde Dupré. Plus connue pour son engagement dans diverses structures (CCFD Terres-solidaires, plateforme paradis fiscaux et judiciaires) contre « le dumping fiscal et social et la captation du pouvoir des États par les multinationales » que pour son implantation à Grenoble (elle y est née mais n’y habite plus), elle veut rassembler toute la gauche du parti socialiste sur la troisième circonscription pour avoir une chance de gagner. Son profil fait un peu penser à celui de Piolle, et certains pensent qu’elle a été « parachutée » par le maire de Grenoble. Même si elle s’engage à « porter haut et fort les idées et les valeurs de la France insoumise », elle est finalement déclarée inéligible – parce qu’elle refuse de signer la charte. Il n’a même pas été discuté de la pertinence de ses idées (ou de son manque d’enracinement) : la décision s’est faite sur une seule question de discipline.
La forme de « mouvement » de la France insoumise était également parvenue à attirer pas mal de militants non-encartés, notamment d’anciens participants à Nuit Debout. Parmi les candidats à la candidature, se trouvait également Thomas, un des visages beaucoup vus près de la MC2 au printemps dernier. Lui voulait être candidat afin de mener une « expérimentation démocratique » en portant l’idée d’une « assemblée locale décisionnelle » : en gros l’assemblée déciderait collectivement des votes du député qui serait plutôt un « porte-parole » révocable par l’assemblée, en cas de non-tenue des engagements.
De telles velléités expérimentales sont bien entendu critiquables, surtout quand on a observé à Nuit Debout comment les meilleures énergies pouvaient s’enliser dans une véritable bureaucratie démocratique inefficace. Mais ici aussi, le fond ne sera abordé lors des réunions qu’à regret devant l’insistance de l’assemblée puis définitivement balayé, les membres du Parti de gauche ne voulant même pas entendre parler du principe d’« assemblée locale décisionnelle » ou de révocabilité d’un candidat. Thomas finit donc par retirer sa candidature : l’obligation de la charte enferme selon lui le mouvement dans une logique de parti. Au fil des réunions, les citoyens non-encartés qui avaient rejoint le mouvement se sont progressivement désengagés pour ne devenir dans le meilleur des cas que les participants silencieux de la mécanique bien huilée du PG Grenoblois.
Un retrait qui inspirera une remarque éloquente de l’adjointe Elisa Martin : « On veut s’attacher au procédé démocratique, c’est bien. Mais attention, attention ! Ce qui est principal, c’est le programme ! Plus que le procédé démocratique. » Vu comment Piolle et Martin maltraitent leur programme et leurs 120 engagements de 2014, il faut donc comprendre qu’au parti de gauche on se fout autant du programme que du procédé démocratique.
Bref, finalement il reste trois candidats pour deux places sur la première circonscription et après un vote, Caroline Schreiber (titulaire) et Tristan Sanchez (suppléant) sont élus. Sur la troisième circonscription, par contre, il n’y en a plus qu’un (Amin Benali). De toute façon, le vote de l’assemblée n’est que consultatif, le but étant de faire ressortir un « vivier de candidats ». In fine c’est le national qui décide : entre les beaux discours participatifs et les actes, il y a toujours un grand écart, et on peut l’observer à peu près dans tous les partis.
Bref, toutes ces pratiques tellement communes donnent envie de relire Simone Weil et son livre percutant Note sur la suppression générale des partis politiques : « Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel pas un esprit ne donne son attention à l’effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité. Il en résulte que – sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites – il n’est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité (...) Presque partout, l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée. C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée. Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques ».