Selon les contes et légendes journalistiques, si on habite Grenoble, c’est qu’on aime les montagnes et les nouvelles technologies. Marseille a le pastis, Cambrai les Bêtises, la Bretagne le chouchen, Grenoble les sommets pointus et les technologies de pointe. Tout bon Grenoblois est donc censé être fan de freeride et de high-tech. Un cliché sans cesse entretenu par les élus du coin, qui se servent du prétendu soutien populaire aux nouvelles technologies pour développer la technopole grenobloise et ses « grands projets ».
Côté « montagne », précisons simplement que contrairement aux idées reçues, nombre de Grenoblois n’ont jamais utilisé ni tire-fesses ni cartes IGN. Il y a certes, comme l’écrivait Stendhal, « au bout de chaque rue, une montagne », mais s’y rendre et en profiter a un coût et ce sont donc essentiellement les Grenoblois les plus aisés qui les arpentent.
Passons au high-tech. Une fois n’est pas coutume, Le Daubé (30/11/2009) a sorti une information
intéressante qui – une fois n’est pas coutume – provenait de la droite. Matthieu Chamussy, leader d’un des sous-groupes de l’UMP grenobloise, a dégoté, après avoir épluché les comptes de la ville, la commande d’une enquête qualitative à l’institut de sondage CSA. Or cette enquête, menée en décembre 2008 auprès d’une vingtaine de citoyens sélectionnés sur critères, n’a jamais été publiée, bien qu’elle ait coûté 21 000 euros à la ville. Que faisait-elle ressortir ?
Tout d’abord un fort scepticisme sur la candidature grenobloise aux J.O. : « c’est un projet dont les Grenoblois ne voient pas la nécessité, que seule une minorité des personnes interrogées adhère. Le plus grand nombre n’y voit qu’une opération de communication de grande envergure. » Cette enquête ayant été réalisée au beau milieu de la compétition inter-villes pour obtenir la candidature française, on comprend pourquoi la municipalité n’a pas daigné rendre public ses résultats. Cela ne l’a pas empêchée de prétendre par la suite à un soutien populaire à la candidature grenobloise, en se basant sur un sondage datant de 2005 aux références jamais mentionnées. Ou en avançant des chiffres très grossièrement exagérés du nombre de spectateurs présents à des évènements comme le 40ème anniversaire des jeux de 1968 ou les Jeux de neige, et des chiffres non vérifiables de cartes postales de soutien envoyées.
Cette enquête montrait également que « la population de classe moyenne témoigne une méfiance sur les projets high-tech ». « Le groupe dit "des catégories populaires et moyennes" se dit inquiet pour les emplois de demain : ils ont le sentiment que leurs enfants, sauf à atteindre des niveaux de qualification très supérieurs aux leurs, auront des difficultés à trouver leur place dans le développement de Grenoble. » Un sentiment d’exclusion renforcé par le fait que « les catégories sociales auxquelles ils appartiennent ont de plus en plus de mal à se loger ».
Un mythe s’effondre ! Le développement grenoblois ne serait pas partagé et laisserait sur le carreau la population la moins aisée. Voilà qui va à l’encontre de tout ce que disent les élus à chaque inauguration ou vote de subvention à ses projets de développement technologique. Eh non ! Tout le monde n’est pas heureux d’habiter dans la « Silicon Valley européenne » et c’est assurément une autre raison pour la mairie de laisser cette enquête moisir au fond de ses tiroirs. A la mairie PS de Grenoble comme à l’Elysée, on ne publie les enquêtes que lorsqu’elles sont favorables.
Quand il ne s’agit que de « documents de travail », comme l’a prétendu le cabinet du maire pour se défendre d’avoir caché cette enquête, elles ne servent même pas à corriger l’action municipale. Un an plus tard, à l’occasion du conseil municipal du 14 décembre, une subvention de 700 000 euros est votée pour l’aide aux pôles de compétitivité. Au même moment, les représentants des Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC) manifestent devant la mairie pour protester contre la baisse de leurs subventions.
Cette enquête aura tout de même fait réfléchir – à retardement – les membres de GO-citoyenneté, sous-groupe de la majorité. A l’occasion de ce même conseil, soit, on le répète, un an après cette enquête, Paul Bron, au nom de GO, essaye d’en tirer les leçons : « A Grenoble, gardons de mettre trop en avant le "Grenoble qui gagne" à travers les pôles de compétitivité, la haute technologie, les hautes filières scientifiques... Alors que nous savons que les écarts se creusent irrémédiablement avec le "Grenoble qui subit et qui souffre". (…) Notre commune s’est engagée dans un processus de développement de grande envergure. Mais aurons-nous la capacité de mener de front l’ensemble de nos engagements avec autant de détermination en matière d’urbanisme que de solidarité ? Notre politique de développement liée aux grands projets d’urbanisme ne va-t-elle pas prendre le pas sur notre engagement solidaire ? » (Le Daubé, 15/12/2009). Admirons le pragmatisme de Paul Bron : il se garde de remettre en cause le développement du high-tech, mais souhaite simplement ne pas le « mettre trop en avant ». Où l’on voit que la politique est avant tout affaire de communication.
Si les propos de Paul Bron « ont généré un silence prenant dans l’hémicycle », selon Le Daubé, c’est qu’ils mettent le doigt sur un état des lieux peu mis en avant dans la communication municipale, contrairement aux éco-quartiers et pôles de compétitivité. « 22% des Grenoblois vivent en-dessous du seuil de pauvreté, contre 13% au niveau national. Soit 32 600 personnes. (…) Un chiffre qui ne prend pas en compte les étudiants, faute de données Caf les concernant. "La réalité est donc encore certainement supérieure à ce chiffre", reconnaît l’élu [Olivier Noblecourt, adjoint chargé de l’action sociale et familiale]. (...) A Grenoble, un enfant sur trois grandit dans une famille en dessous du seuil de pauvreté », nous apprend Acteurs de l’Economie Rhône-Alpes (janvier 2010), qui titre pour l’occasion « Pauvre Grenoble ». Or, selon Jean-François Parent, ancien président de l’office HLM, cité dans ce même article, « l’orientation municipale reste plus portée sur l’aide à l’économie qu’au logement social ».
Les élus répondront qu’une économie dopée par les subventions publiques permet de lutter contre la pauvreté. Mais le chômeur-en-fin-de-droit ou la mère-de-famille-célibataire-sans-revenus se demanderont certainement en quoi la mise en route de Crolles 3, que la ville de Grenoble subventionne à hauteur de 20 millions d’euros, les sortiront de leur galère quotidienne. Ou si Minatec, implanté depuis 4 ans et qui a bénéficié de 10 millions d’euros de la part de la ville de Grenoble, a amélioré quoi que ce soit dans leur vie.
Minatec, d’ailleurs, parlons-en. Cettte extension du CEA se veut « le premier centre européen pour les nanotechnologies ». Sa construction a été décidée en 2002, sans aucun débat préalable avec la population sur l’opportunité de développer les nanos. C’est seulement maintenant, trois ans après sa mise en route, que les élus proposent à la population de débattre du sujet. Sans que cela n’ait de réelles incidences sur le monde réel, étant donné qu’aucun responsable n’est prêt à envisager la fermeture de Minatec.
Le 1er décembre dernier à Alpexpo devait se tenir un de ces débats, organisé par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP), embauchée par le gouvernement pour donner une illusion démocratique autour du développement des nanos. Un débat refusé par les opposants, qui appelaient au boycott (1) et qui avaient fait monter la pression les jours précédents : débats agités dans d’autres villes, conférence de presse de la CNDP perturbée, incursion d’opposants à Minatec, affiches, tracts, tags... Malgré la forte présence policière (vigiles, RG, BAC et gendarmes) et l’assurance de la CNDP (« Le débat aura lieu, c’est certain. »), le débat a été annulé avant même d’avoir commencé. Le président de séance a eu le temps de prononcer 5 mots « Bonsoir, je m’appelle Jean Bergougnoux » avant qu’environ 150 personnes ne se mettent à taper des mains, à hurler des slogans « Fermez Minatec et le CEA, après on discutera... », à chanter « No nano » sur l’air de « Ti amo » et à lancer confettis et avions en papier.
Bref, un beau bordel qui eût le mérite de faire couler beaucoup de salive les jours suivants. Tandis que certains se réjouirent de l’échec de cette « mascarade participative », les élus PS et Modem s’indignèrent vivement contre ces « méthodes totalitaires ». Et Geneviève Fioraso de se lamenter en plein conseil municipal sur la mauvaise publicité donnée à Grenoble-ville-de-la-science-et-de-la-démocratie : « J’ai été désolée et meurtrie que l’on ne soit pas capable de tenir un débat sans qu’il soit sabordé par des méthodes à l’inverse du débat démocratique. J’avais honte de l’image qu’a donnée notre ville à l’extérieur. » (Le Daubé, 15/12/2009). On en revient aux raisons de la non-publication du sondage : ce qui inquiète le plus les élus, ce n’est pas la réalité mais l’apparence. Peu importe que le débat n’ait aucun enjeu, tant qu’on communique sur son existence. Peu importe que les Grenoblois soient pour ou contre les nanos et les nouvelles technologies, tant qu’on réussit à vendre aux investisseurs étrangers l’image de « Grenoble-high-tech. »
Au milieu des « anti » et des « pro », certains se posent des questions. Comme ce salarié de Minatec rencontré devant un tag anti-nano qui « comprend les opposants » mais déplore « l’impasse actuelle. Comment on fait maintenant ? Il faut qu’on discute. Si tout le monde reste sur ses positions, rien ne va bouger... » Ou ce militant communiste rencontré sur le marché de l’Estacade pour qui « c’est sûr que nous aussi on n’est pas pour les nanos qui vont créer plein de saloperies. Mais on peut pas être d’accord avec un slogan comme "Fermez Minatec" parce que ça veut dire qu’on s’en fout du sort des salariés. - Mais c’est pas les salariés les plus à plaindre... - Oui mais c’est quand même des salariés. Et nous on les défend tous ».
« Ça crée de l’emploi. » Voilà l’argument ultime des pro-nanos, de ceux que ça fait croûter et de ceux qui défendent « tous les salariés », bourreaux compris.
Même si les nanos leur apportent un salaire, peu sont prêts à défendre leur développement en public, comme on l’a vu lors de la soirée du 1er décembre. Sur les 600 personnes présentes, si on retire les opposants et leurs sympathisants (au moins 200), les hôtesses, vigiles et membres des forces de l’ordre (au moins une centaine), les membres des ministères et de la CNDP (au moins une cinquantaine), les curieux (combien ?), il ne reste plus grand monde. Alors que des mails insistants avaient été envoyés aux employés de l’université Joseph Fourrier, du CNRS et du CEA afin qu’ils viennent défendre leur travail à ce débat, peu se sont déplacés.
Cela semble être le résultat du travail des opposants qui ont réussi à infliger au développement des nanos ce que leurs promoteurs voulaient à tout prix éviter : « le syndrôme OGM ». C’est-à-dire la diffusion dans la population d’un scepticisme vis-à-vis des promesses du nanomonde. Et le pire, pour les pro-nanos, c’est que ce manque d’enthousiasme et cette méfiance vis-à-vis de la « prochaine révolution industrielle » est particulièrement présent à Grenoble, censée pourtant être la capitale européenne des nanos.
Conscients du décalage grandissant entre l’image véhiculée d’un « Grenoble high-tech » et l’opinion de beaucoup d’habitants, les stratèges de la mairie recentrent la communication municipale sur le prétendu côté « vert », « développement durable » de la ville. Le but ? Essayer de créer un consensus autour d’un sujet moins polémique, sans arrêter de financer laboratoires, start-ups et entreprises high-tech ... et ce quel que soit l’avis des Grenoblois.
« Oui, mais ils ont été élus... »
Dès qu’on avance qu’une part importante de la population est en désaccord avec la politique municipale, on nous rétorque que ceux qui l’ont mise en œuvre ont la légitimité pour agir car ils ont été élus. Rappelons simplement les chiffres des dernières élections municipales où l’équipe de Michel Destot avait recueilli 19 000 voix sur plus de 127 000 électeurs potentiels (et 80 000 inscrits sur les listes électorales). Soit un Grenoblois sur 7, ce qui ne permet pas de prétendre les représenter.
Qui est totalitaire ?
Anecdote amusante : le 1er décembre, lors du débat sur les nanos annulé par les opposants, on aperçut Jean Caune, membre de Go-Citoyenneté, s’empourprer et s’égosiller en traitant les opposants de « totalitaires ». On se souvient qu’en mai 2006, Télégrenoble avait organisé un débat sur les nanos entre un opposant aux nanos et Jean Caune, alors adjoint aux nouvelles technologies et fervent défenseur des nanos. Suite à cette émission - où Jean Caune n’avait guère réussi à convaincre -, le cabinet du maire s’était plaint à la direction de la chaîne de la trop grande bienveillance de l’animateur, Pierre-Yves Schneider, envers l’opposition aux nanos. Soucieuse de ne pas froisser la susceptibilité de la municipalité, la direction de la chaîne licencia Schneider peu après. Jamais on n’entendit Jean Caune dénoncer cet épisode, qui, assurément, relève bien plus du totalitarisme qu’un sabotage de débat pipé.