« La mémoire du charbonnier n’est pas enrichie par l’étude des livres ; nous ne connaissons que la bonté de l’homme et la tradition des vertus particulières de nos pères : les rochers escarpés, les bois, l’eau, l’air, le feu, la végétation, en un mot les merveilles de la nature sont des livres extrêmement savants. [...] La fumée et la cendre d’une charbonnière sont des sermons palpables qui rendent la grâce efficace, suffisante pour nous dégoûter des biens de ce monde. Nous sommes libres et indépendants, nos mains, nos pieds et nos corps ne sont point arrêtés par le poids glorieux des chaînes. Nous ne sommes esclaves ni de certains États ni du préjugé de la réputation, de la mode et des affaires. […] Tous les charbonniers sont hommes et tous les hommes sont frères. »
C’est un extrait d’un vieux texte étonnant, la « délibération extraordinaire des Charbonniers de la Communauté de Quaix en Dauphiné, au sujet du retour du Parlement », datant du 2 mars 1764 et mettant en scène une assemblée de charbonniers. Étonnant, car probablement rédigé non par un charbonnier, mais par un érudit grenoblois projetant, dans l’univers forestier, un idéal politique et moral. Deux-cent-cinquante-huit ans après, si on peut toujours le lire à la bibliothèque d’étude de Grenoble, impossible d’analyser tous les tenants et aboutissants de ce long et joli plaidoyer démocratique.
Ce qui est sûr, c’est qu’à l’époque, les forêts autour de la cuvette étaient remplies de charbonniers. Dès que la pente était trop importante pour exploiter les arbres en bois de construction, ou trop éloignée des habitations pour en faire du bois de chauffage, on charbonnait. Processus long et complexe qui nécessitait de veiller nuit et jour sur une immense meule, en vivant de longs mois dans de petits abris de fortune en pleine forêt, quelle que soit la météo.
Aujourd’hui, Quaix-en-Dauphiné est devenu Quaix-en-Chartreuse, et on ne trouve plus aucune trace de cette activité autrefois omniprésente. Dans cette commune comme dans beaucoup d’autres, il y a bien un « chemin charbonnier ». Mais ici comme ailleurs, plus aucune cabane, plus aucune meule, plus aucune gueule noire. Plutôt des villas cossues, des piscines et des grosses voitures pour faire des allers-retours dans la vallée où la quasi-totalité des habitants de ce village travaille.
En dehors de la toponymie, les charbonniers ont presque disparu de l’histoire officielle locale. Ces dizaines de milliers d’hommes et femmes qui ont couvé le bois charbonnant n’avaient visiblement pas assez d’atouts pour qu’on les célèbre encore : pas de grande industrie, pas de success story, pas d’innovation, pas de grand personnage. Et en plus, la réputation d’une activité sacrément polluante.
Autour de la cuvette comme dans les Alpes, les dernières charbonnières se seraient éteintes dans les années soixante. La toute dernière du coin aurait eu lieu dans les Chambarans pendant l’été 1973 [1].
« Une charbonnière, c’est vraiment fédérateur »
Jusqu’à ce qu’il y a une vingtaine d’années, deux initiatives distinctes fassent revivre ces techniques ancestrales. Il y a d’abord l’association Atra Vercors, dont Stéphane est un des fondateurs. « Ça a commencé à Rencurel [dans le sud-Vercors] en 1998, où un copain était président de l’office du tourisme. Comme il voulait créer un évènement fédérant le village, il a eu l’idée de proposer à deux anciens charbonniers, les frères Locatelli qui avaient autour de 75 ans, de refaire une charbonnière. On a passé trois semaines en forêt, à faire les manards avec les deux anciens. Nous on n’y connaissait rien du tout, alors ils nous guidaient. Ce qui était sympa c’est que c’était une énergie collective, où il y avait presque tout le village. C’était vraiment fédérateur. »
Quelques années plus tard, Stéphane déménage de Rencurel à Saint-Martin-en-Vercors « où il ne se passait rien au niveau culturel ». Il crée une asso pour organiser différents évènements « et pour commencer, comme c’était fédérateur, on a proposé de faire une charbonnière ». La première eut lieu en 2005, à Saint-Julien-en-Vercors. « Tous les week-ends, et même en semaine, il y avait beaucoup de monde qui venait. On était dans un site magnifique, avec peu de marche. » Les frères Locatelli, piliers de la charbonnière de Rencurel, étaient décédés. « Mais d’autres anciens montaient régulièrement les week-ends voir comment ça se passait, nous dire que telle chose n’allait pas trop, celle-là non plus, etc. Les anciens faisaient un kilo de charbon avec 5 kilos de bois. Nous on en était loin, pour un kilo de charbon je dirais plutôt 7 ou 8 kilos de bois. Eux c’était leur gagne-pain donc forcément chaque kilo compte. Nous on prenait un mois de vacances pour faire ça avec les potes, donc on se mettait moins la pression et puis on avait tout simplement beaucoup moins de savoir-faire. »
Depuis, tous les deux ans, une charbonnière est réalisée par AtraVercors sur un terrain différent, surtout dans le sud-Vercors. À chaque fois, ce sont d’intenses semaines d’activité. Plusieurs jours pour couper 20 ou 30 m3 de bois au printemps. Puis un mois de vie en forêt, généralement entre mi-septembre et mi-octobre, avec entre dix et trente personnes qui s’activent quotidiennement dans les différentes étapes du charbonnage. D’abord, une semaine pour monter la charbonnière. Puis une dizaine de jours où elle brûle, et où il faut la veiller jour et nuit. Enfin une grosse semaine pour la « caver » et mettre le charbon en sacs. Et pour conclure, une grosse fête, réunissant plusieurs centaines de personnes dans des endroits perdus de la forêt.
Des initiatives globalement bien accueillies par les autochtones, même si « on retrouve le même genre d’imaginaires qu’il y a un siècle en arrière où les charbonniers, quand ils descendaient de la forêt pour aller au village, étaient montrés du doigt. C’était “les gueules noires”, qui avaient une mauvaise réputation, les gens avaient peur d’eux, aussi parce que c’était des immigrés, italiens pour la plupart. Aujourd’hui, nous à Atra Vercors, on est une bande plutôt de néoruraux, même s’il y a des locaux dans notre association. Alors certains médisent “mais qu’est-ce qu’ils vont foutre en forêt, et puis ils ne sont pas chez eux et nani et nana”. C’est un milieu forestier et montagnard un peu rude, où il faut s’imposer, surtout quand tu fais des trucs un peu punks comme nous. Pour plein de montagnards, t’es quelqu’un de bien à partir du moment ou t’es un bosseur. Comme beaucoup ont vu qu’on était des bosseurs, ils nous respectent. Donc on s’attire seulement les foudres de ceux qui n’aiment rien et qui veulent juste que les villages continuent à mourir tranquillement. Il y a cinq ans, un habitant avait balancé de l’huile de vidange sur le tas de bois qu’on avait empilé après la coupe du printemps… »
La pire marque d’hostilité, c’était à Presles en 2012. Le maire de l’époque, « carrément réfractaire à l’initiative » avait ressorti un vieil arrêté municipal interdisant d’allumer des feux avant le 1er octobre. « Nous on allume toujours le 15 septembre pour pouvoir finir avant les premiers froids. On a essayé de négocier, mais il ne voulait pas démordre de son interdiction. Le 15 septembre, on a mis un gros panneau à l’entrée du terrain “aujourd’hui 1er octobre” et on a allumé. »
Forcément, ça n’a pas plu au maire qui a donc porté plainte, ce qui a entraîné la venue des flics pendant la charbonnière et une convocation à la gendarmerie. « Au final, l’affaire été classée sans suite et un des flics nous a même acheté du charbon ! Faut dire que cette charbo’ avait été très réussie, tout le village était là presque tous les soirs. À la fin de la journée, les gamins sautaient du bus et venaient nous voir. Au niveau de l’émulsion du village, c’était une des plus impressionnantes. À la fin, on a fait une fête extraordinaire, sans électricité, avec 500 personnes en forêt. En se braquant contre nous, le maire s’est mis tout le village à dos. Aux élections d’après, il s’est fait dégager et aujourd’hui le chevrier qui nous avait prêté le terrain est devenu maire. »
« Le monde magique de la forêt et du feu »
Hormis ces quelques anecdotes presque amusantes, les charbonniers d’Atra Vercors sont plutôt observés avec envie et inspirent d’autres initiatives. Ainsi de Culture ailleurs, une association basée dans le Trièves qui a « toujours eu la volonté de faire de l’art en dehors des lieux dédiés », comme le racontent ses trois piliers, Julien, Sabine et Seb. En 2007, suite à un travail avec la maison du Mont-Aiguille, ils ont commencé à travailler autour des anciens charbonniers. « En cherchant dans les forêts du Trièves, on a retrouvé quelques couvercles et rebuts en fer de marmites de charbonniers, plein de plateformes de charbonnières et des glissières pour débarder le bois. Dès qu’il y avait un endroit plat, on grattait un peu et on trouvait de la terre noire dessous, ce qui indiquait qu’il y avait bien eu du charbonnage ici. En allant chercher tous ces lieux, c’est comme si la forêt devenait un espace qu’on scénographiait, on imaginait où faire des performances, par quel chemin faire passer les gens. » Après une première performance dans les bois « autour de ce monde magique de la forêt et du feu », Culture ailleurs a eu envie de faire une véritable meule l’année d’après. Ils ont rencontré Atra Vercors, charbonné quelques semaines avec eux à Villard-de-Lans, avant de réaliser leur première meule en 2009, sur un terrain privé près du col de Papavet, juste en dessous du Mont-Aiguille.
Pour l’occasion, ils ont construit une véritable cabane de charbonniers en rondins. « On a fait plein de recherches pour trouver des écorceuses et autres vieux outils ; on est allé toquer à la porte de plein d’anciens. Au début certains nous regardaient comme des hurluberlus. Mais peu à peu, en nous voyant couper, écorcer, débarder le bois à cheval, ils nous ont pris un peu plus au sérieux et quand la cabane a été finie, certains sont montés et admiratifs, ont dit “ah non, ça, ça doit rester, faut pas la démonter”. Ça a été un petit peu une sorte de reconnaissance par le monde du travail, et non pas par celui de l’art, étonnamment. C’est vite devenu un petit rêve. »
Douze ans plus tard, la cabane est toujours en place, avec l’accord de tous les partenaires du projet, l’ONF, le Parc naturel régional du Vercors, la communauté de communes du Trièves, les communes de Saint-Martin-de-Clelles et de Saint-Michel-les-Portes et les chasseurs du coin.
Par contre, Culture ailleurs ne fait plus de meule « à l’ancienne ». Après une réédition en 2010, « on ne se sentait pas de refaire une troisième ou quatrième fois des meules, on ne voyait pas le sens, on avait l’impression de tomber dans le folklore ».
Après avoir vaqué pendant plusieurs années à d’autres occupations artistiques, les trois compères de l’association ont décidé de replonger dans le charbon en 2017 : « On est tombés sur l’histoire de la Terra preta, et ça nous a fasciné. Il y a quelques dizaines d’années, on a découvert qu’en Amazonie, dans la période précolombienne, des terres très peu productives avaient été nourries notamment de charbon de bois et que ça les avait rendues très fertiles. C’est une terre qui se fabrique elle-même, aujourd’hui on parle de biochar, ou charbon à usage agricole, du charbon de bois mélangé avec du compost et des litières, un potentiel énorme, mais encore mystérieux. On s’est dit qu’il y avait beaucoup à faire dans ce domaine et que ça nous permettait de reprendre le charbon en s’éloignant de l’aspect patrimonial. »
Comme l’idée était donc d’expérimenter des usages du charbon de bois pour filtrer l’eau, dépolluer ou enrichir la terre, il fallait se mettre à produire beaucoup de charbon. Après avoir obtenu des financements du programme européen Leader, pour le développement économique rural, Culture ailleurs est allé jusqu’en Angleterre pour acheter un four à pyrolyse « à taille humaine », charbonnant le bois en seulement 24 heures.
« La fabrication du charbon, c’est une œuvre d’art »
Depuis, ils tentent de mener des expérimentations tous azimuts : avec une douzaine d’agriculteurs, deux-cents jardiniers amateurs ou un chercheur agronome pour le potentiel enrichissement des sols, avec des étudiants ingénieurs pour améliorer la filtration de l’eau ou concevoir des fours plus petits et plus facilement réalisables. Et puis ils vendent ici et là un peu du charbon produit, ce qui leur a valu une visite de la répression des fraudes en septembre 2021. « À priori, ils ont des ordres pour s’intéresser au charbon. Quand on a ouvert le garage et qu’ils ont vu notre petit atelier, ils ont été un peu surpris.... Ils ont quand même été bien tatillons, ont pris trois sacs de biochar sous scellés. On a reçu un rapport qui nous interdit de diffuser ce biochar parce qu’on a pas la norme NF, pas la norme-ci, etc. On n’a pas le droit de marquer que c’est un fertilisant sur nos sacs. »
Si les fraudes s’intéressent à une petite association artistico-charbonnière, c’est parce qu’il y a étonnamment – comme avec le purin d’ortie – de potentiels gros enjeux économiques. « Si les qualités d’enrichissement des sols par le charbon de bois sont validées, il y a un énorme marché en vue, avec des sommes astronomiques à la clef, parce que tous les agriculteurs pourraient être intéressés. Et là, nous, avec notre asso de petits rigolos, on fabrique nous-mêmes quelque chose où des processus industriels pourraient se mettre en place. En France, on consomme déjà beaucoup plus de charbon qu’on en produit. Donc c’est sûrement une poule aux œufs d’or et c’est sans doute pour ça que les agents des fraudes nous ont mis le grappin dessus. »
Avec leur petit four, les charbonniers de Culture ailleurs savent très bien qu’ils ne pourront jamais en faire un « méga-business ». Ce n’est d’ailleurs pas ce qui les intéresse : « On veut mener un projet global, transversal, stimuler des chercheurs, des paysans, des étudiants des Beaux-Arts autour du charbon [2]. On est aussi très habités par le rapport à la forêt. Il y a un proverbe qui dit “Le charbonnier est maître chez lui”. Comme le charbonnier est tellement souvent dehors, sa maison c’est la forêt. Nous, en allant charbonner, on se voit comme des occupants libres de la forêt, dans un monde où le moindre espace est un lieu privé. Avec la forêt, on se sent vite chez soi, on occupe, on prend nos aises sans rien demander, en essayant de faire de partout chez soi. Mais comme on aime bien aussi partager cette occupation avec d’autres, on organise régulièrement des spectacles, des repas, des bars clandos.… On voudrait que plein de gens se rendent compte de l’accessibilité de ces espaces et de l’importance de les préserver, car ils ont tellement de force pour nourrir nos imaginaires. »
Leur imaginaire à eux est très nourri par « le charbon et ses ambiances incroyables. On peut passer des heures à mater le noir, l’alchimie qu’on a mis dedans, du début à la fin, aller dans la forêt à tel endroit, couper telle branche, la mettre dans le four, tout ce processus-là. Et puis il y a tout ce monde de gaz, de l’oxygène, du feu, qui est très inspirant artistiquement. À chaque fois on se dit que la fabrication du charbon, c’est une œuvre d’art. »
« On est tous unis autour d’un truc presque vivant »
Ce « monde magique » de la forêt et du feu, c’est aussi ce qui motive Arthur, un des jeunes de l’association Atra Vercors. Il fait partie d’une petite bande de plus ou moins trentenaires récemment arrivés dans l’association et en est depuis devenu un des piliers : « C’est Stéphane qui m’en a parlé en expliquant “on fait du charbon, mais c’est avant tout une excuse pour faire un camp en forêt avec les copains pendant un mois”. Ça m’a bien branché, alors il y a cinq ans en 2017, je suis venu voir. Tout de suite, j’ai adoré l’idée de bosser tous ensemble sur un objectif commun et de prendre le temps de se rencontrer. J’étais parti pour voir un petit peu, mais comme je n’avais pas un gros planning, je suis resté pendant tout le mois et j’ai adoré. » Deux autres jeunes rencontrés racontent la même histoire : y être allé pour deux ou trois jours et finalement rester trois semaines ou un mois. Dans l’Effeuillé n°7 (hiver 2021-2022), le meilleur journal du Royans, Coline raconte en détail le déroulement de la charbonnière de cette année, cette « grande famille » d’Atravercors, unie par « le plaisir de faire ensemble, de faire perdurer un savoir-faire, de vivre un temps en forêt et d’entretenir la flamme du rire ».
Arthur est intarissable sur l’ambiance féérique à « veiller » autour de la charbo’, la vie en autogestion, les multiples petites tâches, les journées froides et humides à tenter de se réchauffer autour du feu de camp toujours allumé : « La meule nous unit, on tourne tous tout le temps autour, on s’inquiète, tout le monde fait ses hypothèses : “Qu’est-ce qu’il se passe à l’intérieur ? Qu’est-ce qu’il faut faire pour l’entretenir, être sûr que ça marche bien, qu’elle ne s’éteigne pas, qu’elle ne brûle pas ?” Il y a quelque chose qui marche, qui est facile et qui est beau. On est tous unis autour d’un truc presque vivant, assez mystérieux. C’est aussi parce que c’est éphémère, que ça ne dure pas. »
Arthur parle les étoiles dans les yeux de ces moments de vie arrachés à la routine, en-dehors de l’espace-temps.
« Il y a une osmose, une espèce de culte qui se fait autour de la charbo’ . Ça devient un peu un Dieu, une maman. Même si quelqu’un vient d’y aller et te dit “c’est bon ça fume”, souvent par acquit de conscience tu vas quand même voir. Tu prends la pelle, tu mets des petits coups par-ci par-là, tu la retasses. Et puis le culte évolue. Au début on l’entretient et puis à la fin j’ai l’impression d’achever un mammouth. Au début quand tu fais des trous pour que ça fume, tu tapes sur le bois directement, tu ne peux pas aller plus loin. À la fin, tu traverses le charbon jusqu’à trouver un endroit dur et là, j’ai l’impression de planter un mammouth, de l’achever. Alors que tout le début on en prend soin, on la monte proprement. On l’habille avec des petits bois, avec des feuilles puis la terre, on la fait belle et après on l’entretient à coup de pelle. »
En trois charbonnières, Arthur est devenu un passionné complet du charbon : « Cette année, les copains de Culture ailleurs sont venus nous montrer comment ils faisaient du charbon avec leur four à pyrolyse et j’ai trouvé ça génial. La meule, c’est super, mais c’est beaucoup de temps, de fatigue, de gestion et de pollution. Pour mon terrain, j’aimerais acheter un four comme ils ont, pour pouvoir exploiter le bois et sortir du charbon, comme ils faisaient dans le temps. »
Entre la meule et son mois de vie en forêt, et le four qu’on peut faire tourner à un ou deux pendant vingt-quatre heures, il n’y a pas grand-chose à voir, mais dans les deux cas, pour Arthur, il y a « quelque chose de magique. Il y a une transformation, mais tu ne vois pas ce qu’il se passe, tu espères que ça se passe bien, mais tu ne peux pas vraiment savoir. Il y a toujours un mystère, jusqu’à la fin tu ne sais pas, est-ce que ça va être bien cuit, quelle taille vont faire les mouches, les bois à moitié charbonnés ? Plus j’en fais, plus ça me passionne : j’adore ça, faire du feu. »
Stéphane, lui, a moins cette passion du charbon, qui reste un prétexte, notamment pour faire d’énormes fêtes sauvages : « Il y a trois ans, il y avait mille personnes dans la forêt un 6 octobre, perdu au fin fond d’une forêt du Vercors, avec de la musique de 17 heures à 5 heures du matin, une scène monstrueuse, une déco’ incroyable. Quand tu crées des moments de liberté, forcément ça marche, ça fait ressortir des gens qui sont dans une morosité par rapport à ce qui se passe, toutes les normes, les interdictions, et maintenant ces passes et ces règles absurdes. Pour l’instant les flics ne nous emmerdent pas trop, même si on ne demande aucune autorisation à part celle de buvette. On joue sur la crête de la légalité des choses. »
Depuis dix-sept ans que l’association existe, il n’y a pas eu d’accident grave, pas d’embrouille majeure et toujours de l’énergie pour vivre ce petit mois de folie forestière. « Mon message pour les jeunes générations à travers Atra Vercors, poursuit Stéphane, c’est de montrer qu’avec quasiment rien, on peut tout, on peut organiser des évènements avec mille personnes, on peut vivre un mois en forêt sans rien dépenser pour ceux qui n’ont pas d’argent. Tout ça, on le peut parce qu’on est nombreux. Pour créer du mouvement et de l’énergie collective, les charbo’ sont un super prétexte. Ce n’est pas une question d’argent, nous on n’a jamais demandé aucune subvention à qui que ce soit, la vente du charbon produit remboursant tous nos frais. On tient à garder notre liberté et ne pas avoir d’étiquette, que ce soit celle de l’ONF, du Parc ou de communes. On veut n’avoir de comptes à rendre à personne et fonctionner de manière complètement autonome. » Des paroles qui résonnent avec des passages de la délibération extraordinaire des Charbonniers de la Communauté de Quaix en Dauphiné : « Que le charbonnier est opulent ! Il n’a presque besoin de rien, la fortune est constante pour lui, il est à l’abri des persécutions, il ne craint ni l’exil, ni la calomnie, ni les embûches, ni les prisons, ni les inquiétudes de ses biens et de sa conduite. Sa maison n’a besoin ni de serrures, ni de meurtrières, ni de fortifications, ni de canons ; il peut chanter impunément en présence des voleurs, parce que les trésors sont dans son cœur. Suivez-le dans sa chaumière ! L’embarras de l’opulence, l’ennui de l’étalage, du faste, le poids de la magnificence en chiens, en chevaux, en domestiques, en meubles, n’accable ni ses oreilles, ni son âme. » Deux cent cinquante ans après ce texte, le « monde magique du feu et de la forêt » continue à inspirer.