« Beaucoup de choses ne tournaient pas rond. » Si Hélène parle bien de certaines pratiques au Synchrotron, elle n’évoque pas la circulation des particules dans cet immense anneau en béton bien reconnaissable sur les photos de Grenoble vu du ciel. Pendant des années, son combat a porté sur des cas de maltraitance animale au sein de ce centre de recherche européen. Constatant des pratiques contraires aux règles éthiques, elle a multiplié les alertes afin de les faire cesser, en vain.
Hélène a été embauchée en janvier 2012, sur un poste de technicien supérieur en biologie, par l’ESRF (European Synchrotron Radiation Facility), structure gérant le fonctionnement de cette « fierté » grenobloise qu’est le Synchrotron. Elle devait notamment assurer un soutien technique aux différentes expériences, avec une part importante consacrée au travail sur les animaux de laboratoire. La « gestion du complexe animalier » était un axe majeur de son travail, avec la supervision d’un personnel sous traitant, un laboratoire mandaté par l’ESRF pour s’occuper des animaux utilisés pendant les expériences.
C’est une des réalités peu connues du Synchrotron, mais quantité d’animaux sont nécessaires aux expériences réalisées dans ce centre de haute technologie. « Il y a plusieurs lignes de recherche à l’ESRF, une concerne le biomédical, raconte Hélène. Ce sont des recherches sur des tumeurs, des maladies comme Alzheimer, Parkinson ou l’épilepsie, des techniques en imagerie sur des problèmes articulaires. »
Dans le domaine de la cancérologie par exemple, des tumeurs sont inoculées chez certains animaux, des rongeurs la plupart du temps – rats, souris ou lapins – et leur évolution est ensuite observée. Le rayonnement synchrotron permet d’étudier les mécanismes de ces pathologies, de tester des traitements, ou de perfectionner de l’imagerie. « Ces expérimentations sont cadrées avec des normes éthiques, le souci c’est que j’ai constaté quantité d’infractions à ces normes » assure Hélène.
Embauchée au départ en contrat à durée déterminée, la technicienne constate rapidement des dysfonctionnements relatifs à la sécurité, à l’éthique animale, l’hygiène et au respect des procédures. Elle fait remonter les problèmes à sa supérieure dans des mails factuels et datés. Celle-ci fera un rapport à l’entreprise sous-traitante de l’animalerie afin de l’avertir du comportement de la salariée détachée à l’ESRF. À l’été 2013, Hélène signe finalement un contrat à durée indéterminée et continue à faire remonter toutes les « pratiques non rigoureuses », sans que ces alertes n’aient de suite. À l’automne 2013, elle part en congé maternité.
À son retour, elle a la mauvaise surprise de voir qu’elle ne superviserait plus l’animalerie. « Pendant mon absence, ils avaient vidé mon poste de cette responsabilité. » Si ses missions ont été réduites à peau de chagrin, notamment les interactions avec le personnel sous-traitant et l’animalerie, les dysfonctionnements perdurent encore, comme le constate plusieurs fois Hélène. En août 2014, elle prévient de nouveau sa supérieure. La seule réponse à ses différentes alertes arrive finalement quelques mois plus tard, en décembre 2014, quand Hélène reçoit une « convocation à un entretien préalable à sanction disciplinaire ». En janvier elle écope d’un « avertissement ». Son tort ? Avoir « adopté un comportement démesuré pour avoir fait remonter à votre supérieure hiérarchique les dysfonctionnements persistants précités ». Le comportement « mesuré » aurait-il consisté à fermer sa gueule ? Sur cette question comme sur d’autres, nous n’aurons aucune réponse de l’ESRF, deux demandes d’interview étant restées sans réponse. L’ancienne supérieure d’Hélène n’a pas non plus souhaité commenter ces informations : partie depuis de l’ESRF pour monter sa boîte, elle était en 2019, selon Internet, photographe animalière et responsable à la LPO de l’Isère (ligue de protection des oiseaux). Les animaux de laboratoire ne méritent-ils pas d’être autant « protégés » que les sauvages ?
En tout cas, cette sanction ne convainc pas Hélène d’adopter un comportement plus « mesuré ». Dans les mois suivants, elle a encore l’outrecuidance d’écrire des mails et – comble de la démesure – cette fois elle ne s’adresse pas à sa supérieure mais fait remonter les informations « plus haut », à la direction de l’ESRF. Les manquements éthiques observés par Hélène étaient de plus en plus graves : « Dans la plupart des projets de recherche, des animaux à qui on fait subir des expériences ne doivent pas perdre plus de 20 % de leur poids. Ceci est l’un des points limites qui ne doivent pas être franchis, sinon les animaux sont euthanasiés. En 2015, j’ai constaté que certains animaux avaient perdu jusqu’à 50 % de leur poids, et qu’ils étaient toujours en vie, mais dans un état pitoyable bien entendu. Ces pratiques sont en dehors de la charte d’éthique que tout laboratoire ou animalerie signe. » En plus de la souffrance animale, ces procédés posent de gros problèmes de méthode et de crédibilité des résultats trouvés et publiés. « J’ai expliqué à l’ESRF qu’ils devaient prendre conscience qu’en co-signant des articles scientifiques issus d’expériences menées de la sorte, ils devenaient responsables juridiquement de ces dysfonctionnements » raconte Hélène, qui pour tenter d’autres manières de lutter contre ces dérives, s’investit aussi dans la cellule du bien-être animal et dans le comité d’éthique de l’ESRF.
Car à l’ESRF, on ne change pas une méthode qui ne change rien : pour seule réponse aux nouvelles alertes d’Hélène, la direction ne fera que confirmer sa sanction. Ce qui ne « mesure » toujours pas le comportement d’Hélène, qui rédige à la fin de l’année 2015 un document résumant ces nombreuses alertes avant de l’envoyer au directeur de l’ESRF, au directeur de la sécurité du site, au comité d’établissement ou au CHSCT (Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail). Une initiative bien trop « démesurée » pour la direction : « J’ai reçu une batterie de convocations, pendant lesquelles j’ai été assistée par un représentant du personnel. La seule chose qui a été vue de mon dossier c’est que s’il tombait dans de mauvaises mains il pourrait faire du tort à l’ESRF. À aucun moment je n’ai été prise au sérieux. »
La direction reproche aussi à Hélène ces initiatives prises dans le comité d’éthique. Pourtant, d’après les textes réglementaires (charte nationale d’éthique et code rurale et de la pêche maritime R214-117 ), « tout comité d’éthique doit être indépendant, impartial et garantir la confidentialité des dossiers qui lui sont soumis ».
Cette indépendance permet d’éviter les conflits d’intérêts et doit permettre aux membres d’un comité d’éthique, s’investissant bénévolement, de s’exprimer librement sans pressions ni représailles quelles qu’elles soient. Mais ce n’est pas la vision de l’ESRF qui n’a pas supporté qu’Hélène demande conseil à une personne compétente dans ce domaine, déléguée du ministère de la Recherche. Pourtant, lorsqu’un membre du comité d’éthique agit en tant que tel, il ne peut être considéré comme subordonné de l’établissement utilisateur qui l’emploie.
En janvier 2017, la direction joint le geste à la parole : Hélène est licenciée pour « insubordination et comportement déloyal ». S’il est de notoriété publique que les start-ups et boîtes privées ont un fonctionnement démocratique et participatif aussi sain que celui de l’Union soviétique, cette histoire du Synchrotron vient nous rappeler, après celle de Clinatec (voir Le Postillon n°32 ou 49) que même dans les institutions scientifiques publiques, tout questionnement interne sur l’éthique ou le sens des recherches est aussitôt vu comme une trahison. Les potentiels lanceurs d’alerte sont donc traités comme des déserteurs à neutraliser.
Si le terme « lanceur d’alerte » est utilisé à tort et à travers, il est en l’occurrence justifié pour le cas d’Hélène : Jacques Toubon, le Défenseur des droits, a constaté en 2020 qu’Hélène « doit être regardée comme bénéficiant de la qualité de lanceuse d’alerte au sens de la jurisprudence européenne et de la loi Sapin 2 ». Dans ce même document, il affirme que « les mesures subies par [Hélène] à son retour de congé maternité constituent des mesures discriminatoires fondées sur son alerte professionnelle » et que son licenciement n’est absolument pas justifié.
La Maison des lanceurs d’alerte s’est également penchée sur son dossier pour conclure dans une lettre de soutien de vingt pages qu’Hélène remplit « l’ensemble des conditions pour [se] voir reconnaître la qualité de lanceur d’alerte ».
En parallèle, l’ancienne salariée, sur conseil du Défenseur des droits, avait également contacté quatre instances afin de traiter les différentes alertes révélées.
L’Agence française de lutte contre la corruption, l’Inspection du travail Isère, et le ministère de la Recherche, n’ont pas donné suite. Seul le ministère de l’Agriculture a réagi : en juin 2018, il a commandé au « Service santé et protection animales, environnement » de la DDPP (Direction départementale de la protection des populations) une inspection inopinée de l’animalerie de l’ESRF. La conclusion de cette inspection valide complètement les alertes d’Hélène : « Des non-conformités majeures relatives aux expérimentations ont été relevées en ce qui concerne la compétence du personnel et le respect du bien-être animal. […] Des points limites ne répondant pas au respect du bien-être animal sont validés. […] Les paramètres de bien-être animal ne sont pas évalués quotidiennement. » Malgré ce rapport, le statu quo est plus que probable au sein des animaleries de l’ESRF : « Ils ont juste répondu qu’ils allaient prendre les “mesures nécessaires” pour “pallier les non-conformités” mais ils peuvent bien dire ce qu’ils veulent. Et au final c’est un peu facile. Moi j’ai perdu mon emploi et eux sont-ils sanctionnés ? Ou inquiétés ? »
Forcément, avec un dossier comme ça, comment vouliez-vous qu’Hélène ne gagne pas aux prud’hommes ? En 2018, un premier jugement lui avait déjà donné raison, en stipulant que son licenciement était nul et que l’ESRF était condamné à lui verser 14 500 euros de dommages et intérêts. La direction du Synchrotron a eu la mauvaise idée de faire appel : un jugement de mai 2021 confirme le premier, et ajoute 7 000 euros de dommages-intérêts. Pas de quoi faire sauter Hélène au plafond : non seulement il est très dur de retrouver un boulot dans cette spécialité, mais en plus, le sort des animaux de l’animalerie de l’ESRF ne doit guère être plus reluisant qu’à son arrivée.