Accueil > Avril / Mai 2015 / N°30

L’Herbeys plus verte ailleurs

À Herbeys, riche commune de l’agglomération, on se méfie de tout ce qui est différent. Quand un jeune homme vivant dans son camion demande une domiciliation à la commune, c’est la panique générale à la municipalité. Jeune éducateur spécialisé, J. a décidé il y a quelques mois, par envie, d’habiter en camion. Après avoir rendu habitable son véhicule, il s’est installé à Herbeys, dans la cour d’une maison louée en colocation par un groupe d’amis. La cohabitation se passe très bien, mais il lui manque une adresse administrative.

Il aurait pu se faire domicilier chez ses amis, mais comme il n’est pas sûr de rester longtemps, il se décide au mois de février à aller voir le CCAS (Centre Communal d’Action Sociale) pour demander une « domiciliation en CCAS ». Il connaît bien cette démarche, parce qu’il l’a faite de nombreuses fois avec des jeunes qu’il suivait dans le cadre de son travail. Simple formalité, un document CERFA à remplir, ce qui doit prendre quelques minutes.
Il se rend donc à la mairie pour faire sa demande. J. raconte : « La personne derrière la borne d’accueil m’a regardé d’un air atterré en me demandant : ‘‘Mais pourquoi voulez-vous faire ça ICI ?’’ avant d’insister ‘‘mais on n’a jamais fait ça’’ ».

Après un quart d’heure d’échange autour de sa situation personnelle pendant lequel un nombre incalculable de renseignements sur sa vie privée furent consignés, l’employée de Mairie finit par lui dire qu’ils le rappelleraient aussitôt qu’ils se seraient renseignés sur les modalités et finalités de sa requête. Passablement surpris mais pas mauvais bougre, J. opine et prend congé.
Dix jours plus tard, sans nouvelles, il repasse en mairie. L’employée, qui visiblement le reconnaît, l’accueille avec une mine contrite. Après l’avoir fait poireauter quinze minutes, elle lui annonce que « Madame le Maire et ses conseillers souhaitent le rencontrer ». J. ne voit pas le rapport avec sa demande, mais devant l’insistance, et toujours bon bougre, il accepte.

Le mardi suivant, J. découvre la salle de conseil municipal organisée en tribunal. Une place en bout de table lui est réservée. De l’autre coté, la Maire préside la rencontre, entourée de six adjoints et employés communaux. Après lui avoir lu un document resituant les droits et devoirs de chacune des parties dans le cadre de cette demande, la maire lui rappelle l’inexpérience de la commune autour de ce type de demandes.
Ils sont donc allés chercher sur service-public.com, et ont lu que « toute demande est suivie d’un entretien avec l’intéressé ». Forts de cette trouvaille, ils ne se gênent pas pour poser à J. une succession de questions ubuesques au caractère déplacé, intrusif et totalement dénué de retenue tant morale que professionnelle. Extraits :

« - Donc vous habitez en camion sur la commune ?

  • Oui, chez des amis qui m’hébergent dans leur cour.
  • Ces amis vivent où ?
  • [Adresse]
  • Combien de personnes vivent dans cette maison ?
  • Heuuu… ils sont six locataires.
  • Six ? Mais c’est beaucoup ! Pour une seule maison ! Oui enfin il est vrai qu’on n’a pas vu la maison, c’est peut-être grand. Oui enfin bon il y a qu’une personne inscrite sur la facture d’eau, j’ai vérifié !
  • Heuuu… oui en colocation c’est souvent comme ça que ça se passe, une personne prend l’eau, une personne prend l’électricité… ça n’empêche pas qu’ils soient six sur le bail vous savez.
  • Oui enfin, tout de même… six personnes… il y a des couples ??
  • … Je… je pense qu’on s’éloigne un peu du sujet là mais… heuuu… oui, il y a un couple. [Réflexion de J. : c’est fou ce que l’envie de bien faire avec les administrations pour maintenir de bonnes relations peut pousser à accepter de répondre à peu près n’importe quoi]
  • Et les gens chez qui vous habitez, ils travaillent ? »

J. subira un moment ce type de questions, se voyant tour à tour interrogé sur son mode de vie, son emploi à Grenoble ou sur comment il compte satisfaire ses besoins naturels en vivant en camion. Lassé et passablement écœuré de ce traitement, J. décide une dernière fois de répéter le plus simplement possible sa demande.
« J’ai fait le choix de vivre dans un véhicule aménagé. De ce fait je n’ai pas de résidence fixe. Que mes amis m’accueillent pour un temps sur leur terrain est une chance pour moi et je ne leur demande rien de plus. Dans le droit français les collectivités territoriales ont doté les CCAS de la compétence et du devoir de fournir aux personnes qui en font la demande une domiciliation, sous réserve que la personne justifie d’un lien avec la commune, ce qui est le cas aujourd’hui. Cette domiciliation, outre le fait de me permettre de recevoir du courrier, me dote aux yeux de l’administration d’un statut clair, défini et réglementé. C’est cela que je suis venu vous demander aujourd’hui. Rien de plus, rien de moins ».

Ce à quoi un des conseillers présent rétorque : « En somme jeune homme, vous demandez à la commune de pallier au lien social que vous n’êtes pas en mesure d’avoir avec vos amis. »
Cette phrase clôt la demi-heure de farce administrative, les élus ayant finalement dit à J. qu’ils devaient rediscuter en commission de sa demande. Il n’a depuis pas de nouvelles, mais n’en revient toujours pas que sa petite requête ait abouti à cette histoire kafkaïenne. Que les élus d’une commune aisée aient à ce point peur du « vagabond », même tout à fait intégré, et rechignent à appliquer quelque chose de légal.