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A l’attaque de la Smart Valley grenobloise - Episode 1

L’Opération Campus part en cacahuètes

Cela devait être le projet qui allait redonner le sourire aux étudiants, sauver l’université grenobloise, la faire briller de mille feux et la propulser dans le Top 50 du classement de Shanghai. Mais pour l’instant l’Opération Campus «  Grenoble Université de l’Innovation  » se résume surtout à de petites chamailleries et vives engueulades, liées à l’avidité de ses bâtisseurs et la stupidité de la logique libérale. Le Postillon est parvenu à poser un micro dans une salle de réunion et vous donne un aperçu des tensions et dissensions internes.

Fin novembre, sur le campus, réunion du comité «  Grenoble Université de l’Innovation  ». Ambiance tendue. Le ton monte. Ça parle gros sous, priorités d’investissements, et le moins que l’on puisse dire, c’est que de gros désaccords divisent les personnes présentes. Il y a là, entre autres, les présidents de Sciences Po (IEP), de l’Institut National Polytechnique (INPG) et des trois universités grenobloises Joseph-Fourier (UJF), Stendhal et Pierre-Mendès-France (UPMF). Ils sont censés être partenaires, porter un projet commun et avancer dans la même direction. Mais ce jour-là, le divorce semble presque consommé.

Tout avait pourtant si bien commencé. Un beau jour de l’an 2007, l’Etat français décide de revendre 3% de ses actions EDF et d’affecter la somme récoltée, environ 5 milliards d’euros, au développement des campus français. Il donne à cette opération le nom de « Opération Campus  » et lance un appel à projets. L’objectif ?  «  Requalifier les campus existants et mettre en place de grands campus attractifs  » pour pouvoir lutter «  dans la compétition mondiale du savoir  » et repositionner la France dans la «  bataille pour l’intelligence  » [1]. Comme la série de réformes «  (LMD  » en 2003, Loi de Programme pour la Recherche en 2006 et la «  LRU  » en 2007), cette opération rentre dans la «  stratégie de Lisbonne  » adoptée par l’Union Européenne en l’an 2000 qui vise à bâtir «  l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde  ». C’est-à-dire qu’elle obéit aux dogmes du libéralisme, de la compétition et de la guerre de tous contre tous, où le savoir est considéré comme une marchandise comme une autre.
Forcément cela fait saliver les responsables isérois, habitués à pomper un maximum d’argent de l’Etat, surtout quand il s’agit de valoriser la spécialité locale, à savoir la fameuse liaison «  université-recherche-industrie  ». Alors les acteurs grenoblois montent un dossier nommé «  Grenoble Université de l’Innovation  » qui, grâce à la réputation du célèbre «  écosystème de l’innovation  », fait partie des six premiers retenus. Résultat : une dotation en capital de 400 millions d’euros de l’Etat, à laquelle s’ajoutent 150 millions d’euros de subventions des collectivités locales. Pour répondre aux exigences de l’Etat, les universités et instituts grenoblois se réunissent alors dans un PRES (Pôle de Recherche et d’Enseignement Supérieur) et s’allient au sein de «  Grenoble Université de l’Innovation  » avec - entre autres - la ville de Grenoble, la Métro (communauté de communes) le CNRS, le CEA et ST Microélectronics. Tout ça pour faire quoi, officiellement ? «  Imaginer en ce début de XX ème siècle un futur compétitif pour l’écosystème grenoblois au niveau mondial  » c’est-à-dire faire rentrer dans dix ans «  cette nouvelle Université dans les cinquante premières du classement de Shangai, accueillir 5000 étudiants supplémentaires dont plus de 50 % d’étrangers, attirer des chercheurs de renommée internationale, installer des antennes des meilleures universités mondiales à Grenoble et renforcer sa présence sur les campus étrangers.  » [2] . Quelle ambition... qui ne s’arrête pas au campus, pour le journal municipal Les Nouvelles de Grenoble (juin 2008) : «  Un projet [...] qui va changer la ville autant qu’il va changer l’université  ». Mais concrètement que va-t-il se passer ? «  L’amélioration du cadre de vie et de travail des étudiants et des personnels, la réhabilitation de certains équipements universitaires et la structuration ou le renforcement de pôles thématiques.  » selon Le Daubé du 22/07/2009. C’est-à-dire beaucoup de nobles intentions. Qui peut s’opposer à la réfection des cités et restaurants universitaires vieux de plus de 40 ans ? Qui irait contre un programme visant à «  améliorer le cadre de vie des étudiants et des personnels  » ?

Le projet démarre donc sur les chapeaux de roues, aidé par l’union sacrée à la grenobloise entre élus, universitaires, scientifiques et industriels. Les porteurs du projet s’enorgueillissent que «  Grenoble Université de l’Innovation  », «  collectif de réflexion et d’action particulièrement développé qui transcende les clivages traditionnels, imagine et met en œuvre en permanence le futur du pôle grenoblois  » ait reçu «  le soutien unanime de l’ensemble des collectivités territoriales  » (2). Geneviève Fioraso, députée, adjointe à l’économie, l’université et la recherche à la ville de Grenoble, et vice-présidente en charge du développement économique de La Métro, peut alors confier son enthousiasme et sa confiance au Daubé : «  Je pense d’ailleurs que c’est le dossier le plus ambitieux, le plus construit. Grenoble université n’a jamais été, comme certains autres, un projet cosmétique. Et comme nous avons l’habitude de monter de grands projets, nous n’aurons aucun mal à bien démarrer  » (22/07/2009).

Depuis, l’enthousiasme a laissé place aux jeux de pouvoir et aux engueulades. Les tensions, apparues dès les premières réunions, atteignent aujourd’hui leur paroxysme. Elles opposent principalement les partisans des sciences dites molles (les sciences sociales, portées par Stendhal et l’UPMF) et ceux des sciences dites dures (les autres sciences, portées par l’INPG et l’UJF). En cause, la priorisation des programmes de recherche et l’attribution de l’argent aux différentes universités. Par exemple, Nanosécurité, un projet de développement et de recherche autour des nanotechnologies porté par l’UJF et l’INPG, a été directement érigé en «  projet prioritaire  », sans que les présidents de l’UPMF, Alain Spallanzanni, ou de Stendhal, Lise Dumasy, n’aient leur mot à dire.
Ces tensions se sont dernièrement accrues car le projet a dû encaisser la baisse drastique - due au fameux «  désengagement de l’Etat  » - des subventions de la région. Les piliers de Grenoble Université de l’Innovation ont donc dû faire des choix. Et comme par hasard, ce sont les projets autour de la recherche technologique, nanosécurité (sur le campus ouest) et PILSI (Pole International Logiciels et Systèmes Intelligents, sur le campus est) qui ont été retenus.
Par ailleurs, 12 millions d’euros, obtenus de haute lutte par l’UPMF et Stendhal auprès de la région, ont été réaffectés en partie à des projets de sciences dures par le président du PRES, qui n’est autre que Farid Ouabdesselam, le président de l’UJF. Paul Jacquet, le président de l’INPG, en rajouta une couche en expliquant que comme tous ses projets étaient prêts, c’est lui qui obtiendrait tout l’argent, point barre. Ceci finit d’énerver Spallazani et Dumasy, qui explosèrent de colère à la dernière réunion et jurèrent à Ouabdesselam et Jacquet que cela ne se passerait pas comme ça. Une telle engueulade que Fioraso a été obligée de jouer la maman et de menacer de retirer la subvention de la Métro de 40 millions d’euros : « C’est un spectacle lamentable. Sachez qu’en vous comportant de cette manière vous allez perdre le Plan Campus et aussi perdre le soutien des collectivités locales, dont le mien, puisqu’avec ces 40 millions d’euros je vous promets qu’on aurait d’autres choses à faire, comme par exemple du logement et de l’éducation  ». Belle sortie, qui prouve que le Plan Campus n’a rien à voir avec l’éducation, ni avec le logement.

Car en ce qui concerne les nobles intentions initiales de s’occuper avant tout de la «  qualité de vie sur le campus  », elles sont à peu près tombées aux oubliettes, et c’est bien le seul point d’accord actuel des présidents d’universités. En novembre 2008, ces opérations devaient représenter 31% du budget total, en novembre 2009 il ne s’agissait plus que de 17% et aujourd’hui elles pourraient disparaître. Suite à la réduction des subventions de la région et du département, les programmes immobiliers sont repoussés à 2015, au minimum, sans que cela ne semble chagriner grand monde. Alors que des «  schémas directeurs logement  » sont en train d’être réalisés, le financement des programmes autour du logement et de la restauration est encore très incertain. Par contre, plutôt que de s’attrister du piteux état des restaurants ou résidences étudiants, les membres de « Grenoble Université de l’Innovation » préfèrent dresser des plans sur la comète et jouent aux architectes futuristes. Et de parler d’un immense bâtiment avec un écran géant et des dessins «  bienvenue  » au milieu du campus ou, pour Fioraso, d’une statue ou sculpture «  genre Arc de Triomphe  » pour que l’on «  comprenne en rentrant qu’on est sur un campus d’excellence  ».

Outre des dissensions internes, d’autres projets menacent «  l’écosystème de l’innovation  » grenoblois. Parallèlement à l’Opération Campus, l’Etat a lancé son «  Grand Emprunt National » pour continuer à arroser ses amis du BTP et autres industriels amateurs de technoscience. «  Equipements d’excellence  », «  laboratoires d’excellence  », «  instituts d’excellence  », «  initiatives d’excellence  »... tant d’appels à projet sur lesquels les présidents, élus et industriels se jettent comme sur des hochets. En particulier, les IRT (Instituts de Recherches Technologiques) intéressent grandement le CEA Grenoble et son directeur Jean Therme, qui y voit une bonne occasion de booster ses programmes de recherche. Il a donc proposé Grenoble Ecole de Management et à l’INPG de le rejoindre afin de monter un dossier d’IRT, qui pourrait préfigurer le fameux «  MIT à la française  », dont rêve Jean Therme dans le cadre du projet GIANT. Le MIT (Massachusetts Institute of Technology), institution de recherche et université américaine, est caractérisé selon Wikipedia, par «   sa proximité avec le monde industriel et sa très forte implication dans la recherche scientifique et technologique, à laquelle les étudiants participent dès leur première année de cursus  » . Mais le dossier déposé par le CEA a pour l’instant été refusé par le ministère de l’Enseignement Supérieur car il rentrerait en concurrence avec «  Grenoble Université de l’Innovation  » . Par contre le ministère de l’Industrie semble bien vouloir le financer.
Bref, ces projets sont pour l’instant en train d’être réglés dans les secrets des hauts lieux et s’ils venaient à aboutir, cela signifierait la mort du campus de Saint-Martin-d’Hères. En effet si le départ de Grenoble INP sur le polygone est d’ores et déjà avéré, il entraînera sûrement dans son sillon son frère jumeau l’UJF (ils travaillent sur la plupart de leurs programmes de recherche en commun) et peut-être Sciences Po. Resteront les sciences humaines et sociales, vouées à être réduites à peau de chagrin ou repêchées dans l’IRT, afin d’accompagner les «  innovations technologiques  ». Tout ceci ne semble pas attrister le moins du monde Paul Jacquet, le directeur de l’INPG, qui reste avant tout pragmatique : «  Ce que je veux, c’est le plus d’argent possible. Le reste, les pôles, les plans, j’en ai rien à foutre ».

«  Le plus d’argent possible  » : voilà ce qui motive les directeurs d’universités, les élus et les directeurs de centres de recherche. Qu’il est loin le temps ou l’université se donnait pour objectif de favoriser la connaissance, la culture générale pour tous, la recherche «  fondamentale  » et critique. Aujourd’hui, on évalue la réussite d’une université au nombre d’articles publiés et de brevets déposés. Il faut qu’une université soit rentable et fasse parler d’elle. Les chercheurs, enseignants, personnels et étudiants se doivent d’être «  productifs  », car ils sont en concurrence avec le reste du monde. Le savoir aussi doit être compétitif. Adieu l’université de masse et la fac pour tous. Bienvenue dans le monde du libéralisme et de la fuite en avant technologique.

Là où les acteurs de «  Grenoble Université de l’Innovation  » sont très forts, c’est qu’ils sont parvenus à mettre en pratique les valeurs pour lesquelles ils se battent (compétition effrénée, guerre de tous contre tous, concurrence acharnée) à l’intérieur même de leur structure, ce qui, pour le coup, remet grandement en cause leur fameuse «  compétitivité  ». Mais sans doute parviendront-ils à trouver dans les prochains temps une «  union sacrée  » afin de continuer à pomper un maximum d’argent public, lobotomiser leurs étudiants et détruire le territoire à coups de laboratoires et de centres de recherche.
Avant ceci, Fioraso et consorts vont devoir s’activer pour faire croire que tout va très bien dans le meilleur des technomondes possibles. La député a déjà plusieurs fois tenté de raisonner tout le monde en expliquant que la mésentente au sein du PRES allait finir par être connue et que cela ferait jaser. Après s’être plainte d’être obligée de mentir aux membres de l’opposition qui commencent à comprendre que quelque chose ne tourne pas rond, elle a menacé : «  Mais moi la langue de bois je ne pourrai la tenir qu’un moment. Ça va se savoir, il va y avoir des fuites  ». Bien vu.

Grand Feuilleton A l’attaque de la Smart Valley grenobloise

GIANT, Presqu’île de l’avenir, Minalogic, Nano 2012, Opération Campus «  Grenoble Université de l’Innovation  », Nanobio... Ça vous parle ? Ou êtes-vous comme nous, un peu paumés au milieu de tous ces noms futuristes évoqués régulièrement dans la presse locale et les brochures de communication ?
Cette multiplication des projets, structures et dispositifs, n’a bien évidemment pas pour but de favoriser l’implication des habitants de l’agglomération à l’élaboration de leur futur. Car oui, derrière tous ces gros mots, se cache le futur de la région que certains, comme les communicants de Minalogic [3], essaient de vendre sous le nom de la «  Smart Valley  ».
Alors il faut dépasser l’aspect repoussoir de ces noms, et l’aspect inaccessible de ce qu’ils englobent, pour tenter de comprendre ce qui plane au dessus de la cuvette. Tel est le but de ce feuilleton, qui tentera d’éclaircir un peu les sombres projets visant à hisser Grenoble au rang d’une technopole mondiale, quel que soit l’avis de ses habitants.

Notes

[2Opération Campus, Lettre d’intention, «  Grenoble Université de l’Innovation  », 29 avril 2008

[3Un document powerpoint intitulé «  La Smart Valley : de Minatec à Giant en passant par Campus et Minalogic  » est disponible sur le site
http://competitivite.gouv.fr.