Beaucoup de gens me questionnent sur mon choix d’avoir arrêté ma carrière dans l’industrie. Ils se disent « ça va lui passer », ils me conseillent « t’es pas tombé sur le bon endroit mais réessaye dans un autre secteur », et même ils s’inquiètent pour moi « ça va être super précaire ta vie... »
Alors j’ai toujours du mal à expliquer pourquoi j’ai tout arrêté, après mes trois ans de thèse au CEA. La raison principale, c’est que je ne comprenais pas ce que je faisais.
Le CEA c’est vachement valorisé, c’est une grande institution, on est censé être content d’y travailler. Pourtant, tout ce qui se fait là-dedans, je n’ai pas l’impression que ça améliore notre société. Je ne vois pas en quoi l’humanité sera plus heureuse avec un nouveau machin connecté.
Des personnes me disent « des gens en ont marre comme toi de l’industrie mais regarde : ils créent des start-ups, ils montent des business innovants, alors tu pourrais faire comme eux. » Mais pour moi les start-ups sont souvent des concepts vides : je crois que je n’ai rien à voir avec tout ça, je ne veux pas inventer des trucs inutiles à vendre, je veux sortir de tout ça. L’industrie a un problème, mais la solution des start-ups contribue au problème. Les start-uppeurs en ont marre des codes sociaux de l’entreprise mais ne se posent pas de questions de fond. Cela ne m’intéresse pas.
Je n’étais pas vraiment malheureux en travaillant au CEA. À vrai dire, entre les techniciens et les chercheurs en bas de la hiérarchie, l’ambiance n’est pas mauvaise. Les problèmes c’est surtout pour les chefs.
Lors des trois années où j’étais thésard, il y a eu plein de burn-out au CEA. On a beaucoup de formations liées aux risques chimiques mais peu pour les risques mentaux. Une chef a fait un burn-out, sa convalescence a duré plusieurs mois, mais ça ne l’a pas empêchée d’être dans les mêmes schémas de pression permanente dès qu’elle est revenue au boulot.
À un certain niveau de hiérarchie, certaines personnes ont les dents qui rayent le parquet et donc sont affreuses entre elles. D’où les burn-out. Alors bien sûr, je pense qu’au CEA c’est moins pire que dans le privé, et même on me dit « tu sais Gaspard, on n’est pas dans le monde des Bisounours. » C’est pas ça qui m’a fait renoncer à ce milieu, mais c’est sûr que c’est aussi ça qui ne me fera pas y revenir. Je ne vais pas me forcer à rester dans ce système sous prétexte que « c’est comme ça. » Je trouve même au contraire que c’est faire l’autruche que d’accepter ce mode de fonctionnement sous couvert de : « l’homme cherchera toujours à dominer ses semblables » ou alors « il faut bien gagner sa vie ».
Je n’étais pas vraiment malheureux, parce qu’en tant que chercheur on n’a pas trop à se plaindre, par rapport, par exemple aux conditions de travail des ouvriers des mines des terres rares qu’on est tout content d’utiliser dans nos labos après. Alors c’est sûr j’ai un ordinateur, j’utilise de la technologie issue de la recherche et de l’industrie, mais ça n’empêche pas de me poser des questions.
Dans certaines réunions, on nous demande d’arriver avec un powerpoint sur notre travail, parce qu’on nous a dit d’en faire un. Alors on en fait un, bien creux, qui ne représente pas vraiment ce qu’on pense, on sait que la majorité des gens qui le regardent s’en foutent, que tout le monde s’en fout en fait de ce powerpoint mais faut le faire quand même. Cela résume assez bien la logique du travail : il faut produire du contenu même si parfois ça n’a pas de sens. Toutes les recherches menées au CEA le sont parce qu’il y a un contrat avec un industriel, pas parce que c’est intéressant.
Finalement, je garde peu de souvenirs de ces trois années de recherche. Ce qui m’a marqué le plus ce sont les assemblées générales. Tous les ans, il y avait une AG de notre département, une de notre institut (le liten ou le leti) et une du CEA toute entière. Celle-là c’était la mieux : on était des milliers réunis sous un énorme chapiteau monté pour l’occasion, avec des écrans géants qui retransmettaient les speechs pour les gens qui ne voyaient pas la scène. Et c’était à ce moment qu’on se rendait compte à quel point le CEA était une secte, avec Jean Therme comme messie. À l’époque, il était encore directeur. Il faisait un grand discours où il parlait énormément de lui pour dire des choses comme « il y a plusieurs sortes de leaders, les bâtisseurs et les suiveurs. Je fais partie de la lignée des bâtisseurs. » Quand il avait fini de parler, d’autres pontes montaient à la tribune pour toujours dire du bien de Jean Therme avec des métaphores comme « je compare Jean Therme à Lionel Messi ».
Plein de gens ne voulaient pas aller à ces AG, mais moi pour rien au monde je raterais un truc qui me fait ne pas travailler pendant une heure, boire et manger gratos. Et puis surtout c’était des mines d’or de novlangue. Alors j’occupais ces AG à noter dans mon carnet ces pépites, que j’essayais de traduire. Voilà donc quelques exemples, je vous assure que tous les mots ou bouts de phrase à droite ont été prononcés dans des AG du CEA entre 2015 et 2016. Entre parenthèses, j’ai essayé de traduire.
Upgrader les plateformes
(on va acheter du matos)
On a réussi à fédérer un consortium
(on a trouvé des gens avec qui on va se faire plein de thunes)
On va switcher sur les compositions de Bernardo
(regardez l’écran même si c’est chiant)
C’est dans le pipe
(j’ai le jeune qui pousse le vieux)
Retrouver des degrés de liberté
(on va virer des gens)
On va arriver à une stabilisation du volume de la population d’experts
(on embauche plus de bac+8)
Un bouquet de lignes pilote
(c’est beau tout ce métal)
Il faut se mettre en capacité managériale
(on va virer des gens)
On a un terreau fertile sur l’hydrogène
(au mieux ce truc peut servir à faire du blé)
On est dans une réelle bijection
(surjectifs et injectifs de tous les pays, unissez-vous !)
Marier les vecteurs énergétiques
(la messe sera dite par Jean Therme)
On va faire des inflexions
(on va virer des gens)
Ce que nous cherchons à faire, c’est d’être dans l’économie d’atomes
(on se fout de votre gueule)
C’est une partie de la clé de notre avenir
(on est dans la merde)
La performance sera upgradée
(va falloir vous attendre à bosser sous la pression)
La ventilation des départs prévisionnels
(on va virer des gens)
On a choisi la stratégie d’appuyer sur l’accélérateur
(le mur approche mais c’est pas grave)
Une granulométrie des services
(y’a des endroits où y’a trop de monde)
Une certaine flatitude
(on fait pas assez de thunes)
On va renforcer les transversalités
( faut vous attendre à voir votre poste évoluer)
On est quand même arrivé à le sauvegarder [ en parlant d’un être humain, pas un fichier]
(on a pas mis Gérard dans la corbeille)
Il ne faut pas hésiter à brainstormer
(c’est quoi le logiciel de Brainstorming ?)
Le maitre mot de cette année : apaiser notre structure
(on va virer des gens)
Nous en parlions justement avec Macron la semaine dernière…
(je pèse dans le game)
Nous avons une grande flexibilité face aux milestones
(y’a la com’ et y’a la réalité)
C’est une partie de la clé de notre avenir
(on est dans la merde)