Accueil > Automne 2021 / N°62

Elle est où la moulaga ?

Plein de pub, toujours peu de sub’

Depuis deux ans, c’est un peu le passage obligé de beaucoup de politiciens nationaux en visite à Grenoble. La Papothèque est un dynamique lieu de vie du quartier Lys Rouge dans Grenoble-sud. Depuis qu’il est menacé d’expulsion pour cause d’impayés de loyer, les opposants à Piolle s’en servent d’étendard pour dénoncer l’abandon municipal des quartiers Sud. Mais si cette instrumentalisation leur permet de publier des belles photos sur les réseaux sociaux, leur brassage de vent n’a pour l’instant pas du tout permis de résoudre les problèmes financiers de la Papothèque.

Peut-être connaissez-vous des gens qui ont de l’argent, ou du réseau, ou qui savent comment avoir de l’argent. Parce qu’elle, Anouchka, ne voit plus à qui s’adresser. Elle a pourtant à peu près tout essayé.

Voilà trois ans qu’Anouchka et son association Gaia ont monté une petite structure sociale dans le quartier Lys Rouge à Grenoble : la Papothèque. Alors c’est sûr, c’est pas une start-up, aucune innovation technologique, aucun gadget à vendre, rien de très clinquant sur les plaquettes de communication.
Mais quand même, tout le monde la félicite pour son boulot. Quand je dis tout le monde, c’est pas une blague hein : si on les écoute, les élus grenoblois, la députée Emilie Chalas, l’ancien maire Alain Carignon et même plein de membres du gouvernement et personnalités nationales ont manifesté leur enthousiasme par rapport à ce projet.

Faut dire que la Papothèque s’occupe de quelque chose de pas du tout « innovant » mais de bien plus important : les vieux.

Au début, ce lieu a surtout été pensé pour les personnes âgées : selon Anouchka, elles sont plus de 400 à graviter autour, à venir à des goûters et repas partagés afin de « rompre l’isolement  ». Mais en fait le lieu brasse aussi beaucoup de moins vieux et même des très jeunes. Depuis le confinement, plus de 400 « colis solidaires  » sont distribués tous les jeudis à des personnes dans le besoin, en coopération avec la Banque alimentaire. Toutes les semaines, en plus du bar et de l’accueil toujours ouverts, quantité d’activités sont organisées : yoga, tricot, jardinage, danse, etc. Alors bien entendu le lieu a ses défauts, certains habitants n’apprécient pas Anouchka, mais en tous cas la Papothèque est un lieu de vie véritablement dynamique, comme il en manque tant dans les quartiers de Grenoble et d’ailleurs.

Alors quoi de plus normal qu’elle fasse l’unanimité parmi les politiciens ?
Le problème, c’est l’argent – comme souvent.

Anouchka s’est installée dans un énorme local, et forcément ça coûte cher : 1 800 euros par mois. C’est vraiment grand, il y a tout le bas qui sert de lieu de vie ; et puis le haut, où des bureaux sont loués. Les chiffres c’est pas forcément son truc à Anouchka alors elle s’est un peu plantée dans le business model et a joué de malchance avec les différents confinements. Les premières années d’ouverture n’ont pas permis de rentrer assez d’argent ce qui fait qu’assez vite, la Papothèque a cumulé les loyers impayés. « J’ai fait une erreur, je ne m’attendais pas à ce que tout le monde me demande de l’aide comme ça. On m’a pris pour une bouée au milieu de la mer alors tout le monde s’est agrippé mais quand la bouée n’est pas assez solide, tout le monde coule.  »

À partir de janvier 2022, Anouchka a des plans pour de nouvelles rentrées d’argent, point-relais pour la Poste, un service d’aide à domicile payé par des chèques emploi service, etc. Elle et son équipe, composée notamment de contrats d’insertion et de services civiques, ont bien bossé les chiffres et se sont fait accompagner par l’Aceisp (Accompagnement à la création d’emplois et à l’insertion sociale et professionnelle) : d’ici quelques mois, la structure pourrait avoir des comptes à l’équilibre. Mais en attendant, reste une dette de 23 000 euros.

Le propriétaire, c’est le bailleur social Actis, qui gère la plupart des immeubles autour. On aurait pu penser que l’existence de ce lieu serait vue comme une aubaine dans ce quartier habité par des personnes aux revenus modestes. Sans doute, mais n’empêche qu’un loyer reste un loyer, même si ce lieu, anciennement occupé par le CIO (Centre d’information et d’orientation), était vide les dix années précédant l’installation de la Papothèque. Faute de recevoir les loyers, et malgré la réhabilitation complète des locaux par des bénévoles de l’association Gaia, le bailleur social a donc entamé des « procédures  », ayant abouti à la menace d’expulsion de la Papothèque voilà déjà un an et demi. Depuis, plusieurs rencontres avec le « service contentieux  » ont eu lieu mais n’ont pas débouché sur une situation apaisée : bien qu’un échelonnement des dettes ait été proposé, la Papothèque devait à nouveau être expulsable à partir du 27 septembre (1).

Vu que la présidente d’Actis est élisa Martin, première adjointe à la ville de Grenoble, cette situation met en colère tous les opposants politiciens au maire Piolle et à son équipe. On ne compte plus les communiqués indignés – photos avec Anouchka à l’appui –, les interventions au conseil municipal, les tweets outragés en soutien à la Papothèque de la part du socialiste Olivier Noblecourt, de la marcheuse Emilie Chalas ou du droitier Alain Carignon.

Faut dire que c’est tentant aussi : depuis un an, Éric Piolle a fait le tour des médias pour parler de son « arc humaniste  » et de sa défense de la solidarité et des quartiers populaires. Que lui et son équipe n’arrivent pas à trouver des solutions pour sauver ce lieu d’utilité publique dans sa propre ville fait effectivement tache pour celui qui entendait représenter « l’espoir  » de la gauche. Lui se défend en affirmant ne pas vouloir exercer « d’ingérence  » entre Actis et la Papothèque. Le clientélisme, c’est pas son truc à Piolle ; en tout cas, c’est ce qu’il prétend. Et puis comprenez-le, aussi : dernièrement il a eu besoin de beaucoup d’argent pour sa campagne présidentielle, comment voulez-vous que lui et ses soutiens aient en plus le temps de trouver des sous pour un petit lieu de quartier ? « L’arc humaniste, c’est un slogan, mais les slogans ça nourrit personne  » philosophe Anouchka.

Alain Carignon, simple conseiller municipal, dispose lui de beaucoup plus de temps libre. Il en passe d’ailleurs visiblement pas mal pour préparer des interventions en soutien à la Papothèque et autres énervements au conseil municipal.

Pour apporter directement de l’aide financière à ce lieu, c’est plus compliqué : les années 1980 c’est fini, voilà bien longtemps que monsieur Carignon n’a plus construit de ronds-points ni privatisé de service de l’eau. Comment pourrait-il avoir des liquidités à sa disposition ? Les allers-retours à Marrakech lui coûtent déjà assez cher et apparemment monsieur Carignon n’a plus aucun patron ou riche héritier dans son carnet d’adresse.

Il y en a une qui est actuellement au cœur de la machine : c’est la députée Emilie Chalas. Le sauvetage de la Papothèque, c’est son combat, elle y tient même une permanence régulière depuis le printemps dernier. En plus de ses multiples tweets, communiqués de presse et interventions au conseil municipal, elle a lancé une campagne sur Leetchi intitulée « Sauvons la Papo’ ». 15 000 euros étaient réclamés aux internautes en début d’année : en plusieurs semaines, seulement 1 965 euros ont été récoltés. Une belle somme, mais qui est loin de « sauver la Papo », toujours redevable de 23 000 euros. Visiblement, le mandat de madame Chalas ne lui permet pas d’avoir dans ses réseaux des gens aisés qui auraient à cœur de sauver un lieu pour lequel leur députée se dépense sans compter. Qui a dit que les macronistes étaient les amis des riches ?

Si elle n’a pas de relations disposant de portefeuilles garnis, Émilie Chalas a par contre beaucoup d’entregent. Alors la députée s’est démenée pour éclairer ce lieu des lumières nationales. En février 2020, la Papothèque a ainsi reçu la visite du secrétaire d’État Olivier Dussopt, venu en visite à Grenoble en soutien à Chalas, alors candidate aux municipales. « C’était très impressionnant, se souvient Anouchka. Tout le quartier était bouclé par les policiers. Il y avait même des “Benalla” pour sécuriser. Il est venu avec une dizaine de personnes, il avait même un “agenda ambulant”, quelqu’un qui s’occupait de son emploi du temps, il m’a dit.  » C’est sympa de rendre visite mais ça éponge pas les dettes : « Ça a dû coûter cher en plus de venir avec tant de monde. C’est con, lui de toute façon personne le connaît : il serait venu en bus, personne ne l’aurait agressé, hein.  » Depuis, Olivier Dussopt est devenu ministre délégué chargé des comptes publics, un poste où il est bien difficile de trouver de l’argent, alors son aide s’est arrêtée à cette courtoise visite agrémentée d’hommes surarmés.

Mais ce n’est pas le seul membre du gouvernement à s’être intéressé à la Papothèque. Toujours à l’initiative d’Émilie Chalas, Anouchka a par exemple fait un «  zoom  » avec Sarah El Hairy, secrétaire d’État à la jeunesse où, comme si souvent, elle a expliqué ses déboires – et madame la secrétaire d’État a eu la bonté de l’écouter. En janvier dernier, la secrétaire d’État en charge de l’économie sociale et solidaire Olivia Grégoire s’est également immiscée dans ce « dossier  » en demandant (sur Twitter, ça fait moderne) au maire de Grenoble de « soutenir » cette structure. Suite à un «  échange au vitriol  » entre Piolle et elle, la Papothèque a monté deux dossiers pour essayer de toucher une subvention de ce secrétariat d’État dédié à son secteur. « Un mois de travail pour ces dossiers ! » affirme Anoushka. Si une aide de 8 000 euros a été accordée, la plus grosse demande de 25 000 euros a par contre été refusée, parce que son lieu n’est pas estampillé « tiers-lieu  ». « On fait le social, le solidaire mais on a oublié l’économie », analyse justement Anoushka. Alors Olivia Grégoire a surtout offert à la Papothèque un tweet de soutien – c’est déjà beaucoup.

Voilà tout le problème de la Papothèque : elle ne rentre pas dans les cases, ou ne parvient pas à taper aux bonnes portes, à utiliser la bonne langue de bois et à pondre les bons tableaux Excel.
En 2019, la Papothèque avait pourtant été primée « Talent des cités » dans la catégorie « création  ». Depuis ce prix, la structure est même parrainée par Radio France. On pourrait croire que ça ouvre des portes, mais apparemment ça ne permet pas d’éponger ses dettes.

On lui avait dit ça à Anouchka « faut avoir du réseau  » ! « Alors j’ai réseauté, hein. J’ai accueilli tous les politiciens ici, au début je leur payais même le café. Tout le monde est très gentil hein mais au final, malgré toutes leurs interventions, je suis toujours endettée… »

En dehors des actuels ministres, il y a aussi eu des anciens, comme Najat Vallaud-Belkacem, en charge de l’éducation sous Hollande 1er, venue visiter la Papo’ dans le cadre de sa campagne des Régionales en juin dernier. Elle non plus n’avait rien d’autre à offrir que des bulletins de vote à son nom. Et même son fidèle soutien, l’ancien candidat socialiste Olivier Noblecourt, ancien « Monsieur pauvreté  » du gouvernement Macron, n’a pas trouvé dans son immense carnet d’adresses de contacts pour obtenir 23 000 euros. Il a fait don de la présence de Najat Vallaud-Belkacem lors d’une campagne électorale – et c’est déjà énorme.

Si ces personnalités n’ont pas réussi à aider la Papothèque, ont-elles néanmoins agi pour le reste du quartier ? Que des politiciens ne veuillent pas faire de « clientélisme  » en aidant un lieu privé au business plan obscur, pourquoi pas, mais profitent-ils de leur passage dans ce quartier défavorisé pour aider par exemple les locataires précaires également expulsables ? « Pas du tout, nous dit une habitante. Toutes les lumières braquées sur la Papothèque n’ont pas du tout profité au quartier. Juste avant les élections, des politiciens comme Romain Branche (candidat de droite aux Départementales) ou Emilie Chalas venaient même aider aux distributions alimentaires, mais depuis, comme par hasard, on ne les voit plus. Les pauvres, ça les intéresse uniquement pour faire leur communication et la Papothèque s’est fait instrumentaliser pour leurs campagnes.  »

«  Si j’avais fait payer 10 euros toutes les photos que j’ai faits avec des politiques, je pourrais la payer ma dette, calcule rapidement Anouchka. J’en ai marre de “l’affaire Papothèque”, moi. Je ne veux plus de buzz, de polémiques. Tout ce qu’on veut aujourd’hui c’est de l’argent pour éponger nos dettes et repartir sur des bases saines. »

Alors s’il vous plaît, ne tweetez pas cet article, n’en parlez pas au conseil municipal, contentez-vous de le faire suivre à des gens qui auraient un peu d’argent – ou de pouvoir – afin de solder cette dette (2). Si vous connaissez des ministres, c’est bien, on est content pour vous. Mais apparemment, il faudrait viser des personnes un peu plus importantes. Quelqu’un a des idées ?

 [1]

 [2]

Notes

[1(1) Ce journal a été bouclé le 26 septembre, quand vous le lirez, la situation aura pu évoluer.

[2(2) Au passage, sachez également que la Papothèque recherche un camion, ou un grand véhicule pour aller chercher les colis de la Banque alimentaire – pour l’instant elle est obligée de bricoler avec plusieurs petites voitures.