Accueil > ÉTÉ 2023 / N°69

« S’il n’y a pas d’opposition, rien ne bouge »

Pour chaque projet pouvant avoir des « conséquences sur la propriété privée, la population et son environnement », il doit normalement y avoir une enquête publique, censée informer les citoyens et leur permettre de donner leur avis auprès d’un « tiers indépendant  » : le commissaire-enquêteur. C’est une des activités de Gabriel Ullmann, bien connu dans notre département. Après s’être fait radier en 2018 suite à un avis défavorable sur le projet industriel d’Inspira dans le Nord-Isère, il vient d’obtenir sa réintégration par la justice. Le Postillon en profite pour lui poser trois questions sur des dossiers locaux traités dernièrement dans notre journal.

En avril 2022, un commissaire- enquêteur rendait un avis défavorable pour l’installation de l’usine high-tech d’Aledia à Champagnier. En cause : le flou du projet industriel et le secret autour de la dangerosité des produits utilisés. Pourtant, tout le monde se fout de cet avis défavorable, aucun élu n’a réagi, l’usine est maintenant entièrement construite et devrait commencer ses activités prochainement. Alors à quoi servent les enquêtes publiques ?

Pour les préfets, elles servent à rendre des avis favorables. Les avis défavorables c’est moins de 1 %. Et quel que soit l’avis du commissaire-enquêteur, le préfet passe outre, sauf à de rares exceptions. Du moment qu’un projet est instruit par les services de la préfecture, pour eux il ne peut y avoir qu’un avis favorable. Dans leur esprit, s’il y a instruction, le dossier est bon. Un avis défavorable, c’est donc remettre en cause le travail de l’État. C’est clairement ce que le secrétaire général de la préfecture m’avait dit lors de mon audition en vue de ma radiation. J’ai émis plusieurs avis défavorables, notamment pour le projet de Center Parcs [dans les Chambarans], celui des Portes du Vercors ou celui d’Inspira. Le secrétaire général de la préfecture s’est indigné que j’ai rendu autant d’avis défavorables, soit 10 %. Pour lui, c’est inadmissible et c’est la preuve que je fais un travail trop militant. Ils aimeraient que 100 % des avis soient positifs… Les enquêtes publiques sont dans une situation désastreuse. Il y a une dizaine d’années, il y en avait 10 000 par an. Maintenant : 3 à 4 000. Il y a une baisse du nombre de projets d’une part mais surtout une succession d’évolutions du droit qui permet de s’affranchir des enquêtes. Dans une procédure d’autorisation d’un projet, il y a pas mal d’avis rendus. Mais l’avis dont on parle le plus, c’est celui du commissaire-enquêteur. Il peut avoir un impact médiatique important, induire un recours en référé, nourrir l’opposition. Si la presse n’en parle pas, si les gens ne s’en emparent pas, le commissaire enquêteur ne peut pas faire plus. Mais s’il y a de moins en moins d’enquêtes publiques, ça montre quand même qu’elles dérangent.

En ce qui concerne le projet d’extension de STMicro, la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAE) d’Auvergne-Rhône-Alpes a émis en février 2021 un avis critique, demandant à la multinationale de revoir sa copie. Est-ce que de tels avis peuvent changer des projets ?

L’autorité environnementale, nationale ou régionale, émet parfois des avis négatifs du type « revoyez votre copie » mais la plupart du temps les industriels ou l’État passent outre. Très peu de dossiers changent réellement. Un petit mémoire en réponse est fait et c’est tout. Les autorités environnementales ont été imposées par une directive européenne en 1985. Mais ces dernières années, elles manquent cruellement de moyens. Pour un dossier sur deux, les autorités environnementales en région n’ont même pas le temps d’examiner les dossiers. Donc pour résumer, il y a de moins en moins d’enquêtes publiques et de moins en moins d’autorité environnementale. C’est-à-dire que les porteurs de projet ont de plus en plus les mains libres. Il y a beaucoup d’affichage, de blabla sur l’écologie mais dans les réglementations et en pratique, de moins en moins d’actes concrets.


Dans notre dernier numéro, on parlait des dangers pesant sur les champs captants de l’eau de Grenoble et de deux documents administratifs se contredisant. La Déclaration d’utilité publique (DUP) de 1967 de protection des captages interdit les rejets « d’eaux usées et chimiquement polluées » dans les rivières à proximité des captages, alors que des arrêtés préfectoraux autorisent les usines chimiques de la plateforme de Jarrie à effectuer des rejets polluants dans la Romanche, à cent mètres d’un des captages. La préfecture et la direction régionale de l’environnement, de l’alimentation et du logement (Dreal) n’ont pas répondu à nos questions sur cette contradiction. Comment l’expliquer ?

Cela arrive souvent que deux documents administratifs réglementaires se contredisent. Globalement en cas de carences ou de négligences, mêmes graves, les services de l’État ne sont jamais mis en cause. Dans ce cas-là, comment prouver la dangerosité des rejets ? Si l’eau est polluée, comment prouver que c’est effectivement dû à ces rejets ? C’est très complexe de prouver la responsabilité de quelqu’un, encore plus de l’administration. Même si ça arrive un jour, cela prendra des années de procédure judiciaire, le préfet en place ne sera plus là, donc il préfère largement prendre ce « risque » que de contraindre Arkema ou un autre à arrêter ses rejets. L’économie et l’emploi priment toujours, même si finalement cela coûte très cher à la société. On privatise les profits mais on socialise les impacts et le coût de ces impacts. Globalement, pour les pollutions présentes ou à venir, s’il n’y a pas d’opposition, rien ne bouge. C’est désespérant, car ce n’est pas positif, mais c’est la réalité.