Accueil > Avril-Mai 2017 / N°40

Sauter du train En Marche

C’est le chouchou des ministres socialistes, des patrons et des instituts de sondages. à les croire, Emmanuel Macron pourrait devenir président de la République. Même s’il peut compter sur le soutien des grands médias, l’ancien ministre de l’Économie a également besoin de quelques militants. Son mouvement En Marche se structure petit à petit depuis cet automne, en Isère comme ailleurs. Un winner du Postillon s’est incrusté à quelques réunions.

À raison de cinquante heures de travail par semaine et de trois entraînements sportifs, j’ai assez peu de temps à y consacrer. » C’est Raphaëlle qui parle, le 21 novembre pour une des premières réunions d’En Marche Grenoble. Je m’étais inscrit sur internet, et on m’a invité à venir à Co-work in Grenoble, le lieu branché des start-uppers grenoblois. Ce soir il y a une trentaine de personnes venues partager leur passion commune pour Emmanuel Macron. Une passion qui hélas n’a pas trop de temps pour s’épanouir. Comme notre trentenaire, la plupart des participants sont déjà overbookés.

C’est qu’on est entre gens bien. Lors des tours de table qui introduisent chacune des quatre réunions où je suis allé, les sympathisants étalent leur CV et les raisons pour lesquelles ils rejoignent le mouvement. À Grenoble comme ailleurs, la plupart des sympathisants de Macron sont recrutés dans les classes sociales supérieures. On y trouve quelques commerçants et beaucoup d’ingénieurs, développeurs, start-uppers, innovateurs de tous poils. « Toi aussi, tu travailles au Synchrotron ? ». Ça balance des acronymes obscurs de labos, de secteurs ou de filiales. On est entre ingénieurs, on se comprend. S’il est vrai qu’on ne peut pas faire un pas dans cette ville, prendre un télésiège ou dormir dans une cabane d’alpage sans tomber sur un doctorant vous vantant les bienfaits de la « spectroscopie tunnel à très basse température de graphène sur rhénium », il semblerait que les «  gagnants » de la cuvette se soient donné le mot pour se retrouver à En Marche.

Plus le CV est prestigieux, plus la personne a plaisir à l’étaler. Jean-Pierre va jusqu’à préciser que ses filles «  ont fait Sciences-po !  ». D’autres se contentent de dire qu’ils ou elles travaillent « sur la Presqu’île », mettant plutôt l’accent sur les raisons qui les poussent à soutenir Macron. Ces dernières, sans doute dues au fait que le grand chef a tardé à dévoiler son programme, restent plutôt vagues et semblent plus liées au «  matraquage médiatique » dont parlent certains analystes politiques. «  Il est jeune », « il a mon âge », « il est dynamique », «  il a de bonnes idées » (sans préciser lesquelles) semblent être les arguments les plus redondants. Karine, la quarantaine, ira même jusqu’à dire qu’il lui rappelle son ex-mari. Quant à son passage comme banquier chez Rothschild & Co, véritable argument repoussoir pour ses opposants («  c’est le candidat des banquiers » entend-on dans la rue lors des distributions de tracts), pour nos ingénieurs c’est un atout : « il tient la route », « sur les questions économiques, il s’y connaît ». Après tout Pompidou aussi y est passé.

Le problème, pour tous ces gagnants, c’est qu’ils n’ont pas le temps. Et qu’ils ne savent pas trop comment s’y prendre. Lors de cette réunion, on se demande comment agir. Je propose naïvement de faire comme tout le monde : distribuer des tracts et coller des affiches. Mauvaise réponse : la proposition n’a pas l’air d’emballer grand monde. Ici personne n’a vraiment fait de politique, mais le boulot de base du militant ne paraît pas assez «  innovant ». Alors Stéphane, lui aussi ingénieur, me répond qu’il faut plutôt réfléchir « à autre chose », sans vraiment savoir quoi. « Peut-être faudrait-il se servir des réseaux sociaux ».

Pour la deuxième réunion, on se retrouve à la Maison des associations de Grenoble. Pacôme Rupin, un winner adjoint à la mairie de Paris, est descendu de la capitale pour galvaniser les troupes. Il nous assure que l’Isère est « un des départements les plus dynamiques de France », à ce moment-là, il y avait 43 comités locaux et 3 200 adhérents. Un chiffre à prendre avec précaution : l’adhésion est gratuite, il suffit de s’inscrire et d’entrer une adresse mail sur le site. Rien qu’au Postillon on est quatre à avoir «  adhéré  » à En Marche. Adhérer signifiant recevoir des mails.

Ce 16 février, c’est le seul «  grand  » événement de campagne organisé dans la cuvette (jusqu’à fin mars) : un meeting au Prisme de Seyssins avec Gérard Collomb, le maire socialiste de Lyon, soutien de la première heure de Macron. Didier Rambaud, le référent départemental d’En Marche en Isère, est fier d’annoncer à la tribune qu’il y avait « 500 inscrits à cette soirée ». En réalité, dans la salle il y a à peine plus de 200 personnes. Quand on enlève les responsables des 43 comités locaux, cités un par un par Rambaud, les nombreux rats élus locaux quittant le navire socialiste (Olivier Véran, Fabrice Hugelé, Éliane Giraud, Pascal Garcia, etc.) ou venant de la droite (Pascale Modelsky), il n’y a pas vraiment foule. À la tribune, Marie, jeune coordinatrice d’En Marche à Grenoble, tente d’expliquer les différentes manières de s’investir : «  Il ne faut pas assommer les gens avec des arguments-chocs, mais les amener à s’interroger. (…) On va faire des flashmobs. (…) On n’est pas une armée, juste une force bienveillante, parce que la bienveillance, ça fait des petits et c’est la clef du bonheur. »

La « clef du bonheur » pour les macronistes novices en politique, c’est aussi la volonté d’en finir avec le clivage gauche/droite. « Il y a de bonnes idées partout  », «  la plupart des partis sont dans une logique d’opposition. Ils sont contre un autre parti. Nous on construit avec ce qu’il y a de commun. Ensemble. On rassemble ». De réunion en réunion, ce genre de lieux communs revient sans cesse. Parmi les déçus du Parti socialiste, on retrouve à peu près les mêmes arguments. «  Il y a quelque chose de neuf que je ne retrouvais plus dans l’ancien parti pour lequel je militais » témoigne le 9 mars Abderrahmane Djellal, ancien adjoint socialiste à l’économie pendant les années Destot lors d’une réunion au café la City. Ce qu’il oublie de dire, c’est qu’il a en fait été suspendu du Parti socialiste après s’être fait prendre la main dans le pot de confiture. Pendant des années, alors qu’il était président de la mission locale, il se faisait rembourser ses frais de déplacement à la fois par la Mission locale et par la Ville, détournant ainsi plus de 15 000 euros.
« La France n’est plus une démocratie. Au moins au sein d’En Marche chaque avis compte », se persuade une ingénieure, la cinquantaine, avec une insouciance propre à la jeunesse. Quelques réunions ont pour ambition de préparer à l’élaboration du programme de Macron – rien de moins. Le but des comités est de discuter et de débattre, pour faire remonter à Paris diverses propositions. La plupart des macronistes grenoblois, novices en politique, se persuadent donc que ce dont ils vont décider en réunion ici à Grenoble, sera lu et repris avec attention par les instances dirigeantes d’En Marche à Paris. C’est beau la naïveté. Le simple fait de pouvoir s’exprimer est vécu comme la possibilité d’agir.
Un responsable du comité explique qu’il y a une note de six cents euros de location de salle impayée, et de multiples galères avec le matériel (tee-shirts et k-ways sérigraphiés « Emmanuel Macron Président » qui n’arrivent toujours pas). En expliquant ces problèmes, il avoue qu’il n’a aucun contact sérieux avec Paris : s’il n’arrive pas à avoir des tee-shirts, comment pourrait-il influer sur le programme ?

Malgré cette bizarrerie, un certain entrain naïf domine les réunions, où l’on évoque l’Europe, l’environnement, la sécurité, le handicap ou le travail. Je me suis coltiné celle sur l’écologie. Ce 22 février, En marche Grenoble, qui ne dispose toujours pas de local se réunit dans une salle prêtée par un sympathisant : la salle à manger d’un hôtel trois étoiles sur la place Victor Hugo.
Macron n’a toujours pas dévoilé son programme, mais a donné quelques jours plus tôt une interview à l’ONG WWF (#pandalive) dans laquelle on en retrouve les grandes lignes. Si le programme écologiste de Macron n’a rien d’audacieux, il ne franchit pas pour autant de « ligne rouge » : pas d’OGM, pas de gaz de schiste, pas de remise en question du principe de précaution, et puisque c’est à la mode, réflexion sur la souffrance animale. Le changement climatique, plus qu’une catastrophe doit être une « opportunité pour les entreprises ». Une fois les grandes lignes présentées, les participants à l’atelier doivent débattre ou faire d’autres propositions.
Ça ne vole pas bien haut : la plupart des personnes présentes semblent être à la ramasse sur ces questions environnementales. Chacun y va mollement de sa petite opinion : «  Il y a plein d’OGM différents, il ne faut pas tous les interdire », «  il faut supprimer les subventions à l’agriculture  » ou « il faut s’attaquer aux gens qui ne coupent pas leur moteur au feu rouge  », etc. Couper son moteur au feu rouge suffira-t-il à faire oublier que l’année 2016 fut la plus chaude depuis 1880 ?

Et puis l’élection arrive, on est déjà en février. Même si on a vu qu’il n’y avait pas beaucoup d’entrain pour la politique à l’ancienne – distribution de tracts et collage d’affiches – les macronistes finissent quand même par s’y mettre. Un mail annonce : « Des actions de terrain “classiques” (distribution de tracts) sont en train de prendre place un peu partout en France et notamment à Grenoble. Ces actions seront suivies d’événements plus innovants par la suite, mais il faut du temps pour les mettre en place. »

En attendant les événements «  innovants », des «  cartes collaboratives » sont mises en place sur Internet afin de suivre les « actions de tractage », «  le périmètre d’action des colleurs d’affiches » et «  les lieux ayant déjà fait l’objet d’action de porte-à-porte ». Chaque distribution de tracts ou porte-à-porte entraînent ainsi la création d’un « événement  » sur Internet.

Un samedi matin de février, un rendez-vous est donné en centre-ville, afin de rejoindre différents marchés. Quelques conseils sont donnés par le chef de section, Ralf. Lui aussi est un Grenoblois moyen novice en politique, simple dirigeant d’une petite entreprise (Corys, fondée par l’ancien maire Destot) au chiffre d’affaires de plusieurs millions d’euros et comptant Areva et EDF comme actionnaires. « Parlez de vous, des raisons qui vous ont amenés à soutenir Macron », « Et si on croise des mélenchonnistes ? » demande Martine. « Ça devrait aller, on n’est pas un parti extrémiste  » lui répond-on. Ce sera la hantise de pas mal de jeunes distributeurs de tracts, croiser l’anti-France (Front de Gauche et Cgtistes en tête), ceux qui au printemps dernier ont « bloqué le pays », pour tenter de sauvegarder ce qu’il reste de social dans l’État et que les divers gouvernements depuis trente ans ne cessent de démanteler. Certains craignent même la venue des fameux « casseurs » dont on se demande bien ce qu’ils pourraient venir faire à une distribution de tracts. Finalement la distribution se déroule sereinement. Ouf.

Le samedi 25 mars, «  un des événements les plus importants sur Grenoble » est organisé. Pour commémorer l’Europe et les 60 ans du traité de Rome, une grande marche est organisée à la Bastille. À 14h, place Victor Hugo, il y a moins de deux cents personnes. Cela fait quelques semaines déjà que le phénomène Macron fascine moins, qu’il ne remplit plus ses salles de meeting. À Grenoble, l’emballement pour En Marche s’est fait surtout autour des machines à café des labos et start-ups, mais jamais dans la rue.
Et puis, pas de chance, il se met à pleuvoir. En haut de la Bastille, il reste moins de cent personnes.


Macron, le candidat des winners

En vingt ans, la part des cadres supérieurs dans la population active grenobloise a doublé. Au détriment d’autres classes sociales, notamment celle des ouvriers. Les cadres représentent maintenant un tiers des actifs. En 2012, le think tank du Parti socialiste, Terra Nova, faisait le constat que l’électorat populaire s’éloignait de la gauche, au contraire des diplômés qui la rejoignait de plus en plus. Dans ce constat, les «  valeurs culturelles » prenaient de plus en plus de place dans les intentions de vote. Les ouvriers, eux « ne sont plus en phase » avec les valeurs de gauche. Pour le rapport, les classes populaires «  conjuguent des valeurs socioéconomiques de gauche à des valeurs culturelles de droite ». En clair, la gauche, convertie au social-libéralisme n’a donc aucun moyen de récupérer les ouvriers et ne peut être jugée sur son bilan économique, donc elle doit mettre le paquet sur la « nouvelle gauche ». Macron est le candidat Terra Nova. Libéralisme économique et libéralisme sociétal. Droite économique, gauche des valeurs qui plaît à cet électorat diplômé. Ce n’est donc pas un électorat populaire que le candidat cherche à conquérir, mais plutôt une classe sociale, la France qui entreprend, qu’il cherche à chérir. Un discours qui plaît tant aux gagnants de la cuvette et d’ailleurs.