C’est une petite histoire dans un petit logement, mais elle raconte un peu la difficulté de faire valoir ses droits quand on est simple locataire de logement social. Parce que voilà : Lætitia sait se défendre, est à l’aise avec l’écrit et plutôt du genre à ne pas se taire. Mais malgré ces quelques dispositions, voilà cinq ans qu’elle ne parvient pas à faire changer les fenêtres pourries de son logement. Si elle se plaint un peu, c’est surtout en pensant à toutes celles et ceux subissant le même genre de désagrément, mais n’ayant pas le même caractère, ne connaissant pas leurs droits, ou ayant des difficultés avec la langue française.
Lætitia habite depuis cinq ans et demi dans un appartement du bailleur social Actis juste à côté du jardin de Ville, un vieil immeuble dont la charpente est tout en bois, reconverti en logement social depuis une quarantaine d’années. En rentrant dans son nouveau chez-elle, elle s’aperçoit de l’état très dégradé de ses fenêtres, en simple vitrage qui ont des infiltrations d’eau quand il pleut. Après s’en être plainte à Actis, on lui assure qu’elles seront changées prochainement. Un an plus tard, elles sont toujours là, mais Lætitia a par contre la mauvaise surprise de découvrir l’augmentation de 18 euros par mois de ses provisions pour chauffage : forcément avec des fenêtres pourries, l’appart’ est plus cher à chauffer. Elle alerte Actis, mais également Eric Piolle, alors président d’Actis, qu’elle interpelle sur le décalage entre ses discours (sur la nécessaire rénovation énergétique) et la réalité qu’elle vit. Elle ne recevra jamais de réponse de sa part, malgré plusieurs relances au fil des années.
Rien n’a changé en 2019, trois ans et demi après son arrivée dans son logement. À partir de cette année-là, elle se met à signaler d’autres problèmes d’insalubrité dans son immeuble, l’effritement de planchers, les prises qui s’arrachent des murs ou l’effondrement progressif du plafond du local à vélo. En février 2020, le Service hygiène et salubrité (SHS) de la ville vient visiter l’immeuble sur sa demande et celle de deux autres voisins. Les techniciens lui disent qu’ils « ne constatent pas l’indécence dans le parc conventionné », et la renvoient vers Actis pour ses fenêtres. Si les problèmes du plancher et du local à vélo sont constatés, le service dit avoir « confiance en Actis » pour régler ses problèmes.
Un positionnement confirmé par un salarié municipal : « Le SHS fait du bon boulot généralement, mais ils sont gênés dès qu’il s’agit des logements d’Actis, vu que la ville gère aussi Actis. Jusqu’à peu, ils ne voulaient même pas se déplacer pour les appartements indécents ou insalubres d’Actis. Dernièrement ils le font un peu plus, mais sont beaucoup plus conciliants que pour des logements privés... »
En mai 2020, la chargée de patrimoine d’Actis vient visiter l’immeuble avec un professionnel de la désinsectisation (les agents du Service hygiène salubrité avaient émis l’hypothèse de la « probable présence d’un insecte xylophage » qui rongerait les planchers). Ce professionnel signale « un champignon de type pleurotte au plafond du local à vélo, qui témoigne d’un sérieux problème d’humidité, raconte Lætitia. Quand la chargée de patrimoine lui demande “c’est grave ?”, il répond “c’est grave, mais ça va pas s’effondrer tout de suite” ». Deux mois plus tard, le local à vélo est finalement condamné. Entre-temps, Lætitia constate des « états de pourrissement du plancher » chez certains de ses voisins et de multiples dégâts des eaux.
En novembre 2020, patatras : la cantine de l’école du jardin de Ville, située au rez-de-chaussée de l’immeuble, est inondée à cause d’une fuite venant du dessus, obligeant les enfants à rester en salle de classe entre midi et deux pendant une semaine. Malgré les multiples relances de Lætitia, Actis ne lance pas d’étude sur la structure du bâtiment et les risques éventuels d’effondrement.
Finalement, suite à une petite mobilisation des parents d’élèves et un article dans Place Gre’net, Actis fait intervenir un expert fin novembre. Prévenue la veille, Lætitia ne peut pas être présente. Quelques jours plus tard, elle apprend que l’expert a conclu « qu’il n’y avait pas de risque sur la structure et d’affaissement de plancher ». Le problème, c’est qu’Actis prétend que l’expert est rentré dans un logement, sans jamais vouloir préciser lequel, et que tous les voisins de Lætitia lui affirment ne pas avoir eu de visite. « Le “rapport d’expert”, contrairement à tout doc “normal” de ce type, ne précise aucune date de visite, aucun contenu de la visite (espaces visités), mêle sur la même page les photos que j’ai prises de mon plancher ou du plafond du local à vélo, et d’autres photos de l’immeuble, etc. Gros problème de méthode, et de crédibilité. Et toutes les explications font peser sur les locataires les “défauts d’entretien”, exonérant du même coup Actis de toute responsabilité. » Le directeur de l’agence du centre-ville Pierre Bourgey balaie ces critiques : « Il n’y a aucun risque d’effondrement sur cet immeuble, le rapport est très clair. » En dehors des risques d’effondrement, le rapport ne dit pas comment résoudre les « problèmes structurels » de l’immeuble, entraînant dégâts des eaux et effondrements de plafonds.
Pour Actis, il s’agit toujours de se hâter lentement. Le local à vélo est enfin rénové en avril, Lætitia pouvant photographier à cette occasion l’état pourri de la charpente, qui apparaît rongée par les champignons. Les ouvriers, qui ne traitent pas la charpente, se contentent de poser un faux plafond et de cacher donc la misère.
Quelques mois auparavant, l’immeuble voisin subit deux dégâts des eaux provenant de l’immeuble de Lætitia. Jean-Pierre, syndic’ de cette immeuble : « C’est clair que le bâtiment d’Actis est dans un état déplorable, tout ce qui a été fait ces dernières années, c’est de cacher la misère. L’histoire de Lætitia ne m’étonne pas, de par mon expérience syndicale je dirais que c’est dû à un manque flagrant de moyens chez le bailleur social. Chaque agent se retrouve acteur d’une organisation boîteuse. »
En janvier 2021, Pierre Bourgey et la chargée de patrimoine sont venus visiter l’appartement de Lætitia et reconnaissent cinq ans après son entrée dans le logement que l’état de ses fenêtres en bois n’est « pas normal » et qu’il faut les changer, sans pour autant prévoir une date. Le 21 septembre, les vieilles vitres en simple vitrage sont toujours là. « Ce sera fait avant un an, assure mi-septembre Pierre Bourgey, le remplacement de toutes les fenêtres de l’immeuble est programmé pour les mois qui arrivent. » Mais pourquoi n’avoir rien fait depuis cinq ans ? « Parce que ce bâtiment a plutôt une bonne isolation par rapport aux autres bâtiments de sa génération. Le DPE (Diagnostic de performance énergétique) de 2019 indique une consommation de 146 kWh/m2 : la moyenne de notre patrimoine est de 154 kWh/m2, alors que celle du parc résidentiel est de 200 kWh/m2. Vu qu’on a des moyens limités, et encore plus depuis la loi Elan et la baisse des allocations, on priorise ce genre de travaux sur les immeubles ayant la moins bonne performance énergétique, c’est assez logique. »
S’il faut plus de cinq ans pour changer des fenêtres en simple vitrage qui prennent l’eau, l’état d’immeubles bénéficiant de travaux plus « prioritaires » laisse songeur. Le projet de « privatisation » du bailleur social voulu par la ville de Grenoble et la Métropole fait craindre le pire pour les locataires d’Actis. Un temps repoussé pour cause de recherche de paix sociale avant les élections municipales, ce dossier est de nouveau sur le haut de la pile, les élus désirant créer une SEM (société d’économie mixte) fusionnant Actis et l’autre bailleur social Grenoble Habitat. Un bailleur qui, contrairement à Actis, n’a même pas de service proximité et chez qui les locataires sont encore plus « délaissés » (voir Le Postillon n°59). Avec une privatisation, et donc la nécessité d’encore plus économiser pour verser des dividendes, c’est plutôt le modèle de Grenoble Habitat qui devrait être mis en place. Le simple vitrage a encore de beaux jours devant lui...